Apparence et Réalité

Par Alireza Nurbakhsh  

Traduit du magazine SUFI N° 100

Tout ce qui brille n’est pas or — 
Vous l’avez souvent entendu dire. 

—  William Shakespeare 

La célèbre histoire des quatre hommes examinant un éléphant dans le noir, qui apparaît dans le Masnavi de Rumi, trouve son origine entre 1500 et 1200 avant J.-C. dans les hymnes védiques en sanskrit, les premiers textes sacrés de l’hindouisme. L’histoire illustre la distinction entre apparence et réalité, une question qui a fasciné philosophes, scientifiques et mystiques à travers les âges. Comme le raconte l’histoire, un éléphant arriva dans un village de nuit, et au lieu d’attendre le matin, quatre villageois décidèrent de se rendre à l’écurie et d’examiner la créature dans le noir, car ils n’avaient jamais vu d’éléphant. Les villageois parvinrent à différentes conclusions selon la partie de l’éléphant qu’ils avaient touchée dans le noir. L’un affirma que l’éléphant était un animal plat et mince après avoir touché son oreille, un autre affirma qu’il ressemblait à un pilier après avoir touché sa patte, et les deux autres proposèrent également une compréhension différente de ce qu’était un éléphant. Rumi conclut que si les personnes aveugles avaient tenu une bougie et regardé ensemble, les différences auraient disparu car elles auraient vu la « réalité » de tout l’éléphant au lieu de se contenter de l’apparence :

« L’œil sensuel est comme la paume de la main, 
La paume n’a pas les moyens de couvrir la bête entière. » 

Peut-être que la première fois qu’une personne envisage la différence entre la réalité et l’apparence, c’est lorsqu’elle rencontre une illusion d’optique — comme le reflet d’un bâton dans l’eau qui semble courbé, ou le mirage créé lorsque la lumière réfractée donne l’impression qu’il y a une flaque d’eau à la surface de la terre. La connaissance correcte de la réalité physique derrière ces illusions d’optique peut facilement être obtenue en utilisant davantage nos sens pour examiner de plus près le bâton ou la surface de la terre. Cependant, il existe des situations où nos sens ne peuvent pas nous amener à une « connaissance correcte » de la réalité. Par exemple, les humains ne peuvent voir qu’un spectre limité de couleurs et entendre une gamme définie de sons. Mais, ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas percevoir certaines couleurs et certains sons qu’ils n’existent pas en réalité. De plus, il existe des moments où il est impossible d’arriver à une connaissance correcte de la réalité, car dans ces cas, la nature même de la perception humaine reste ambiguë. Les formes ou images qui servent à illustrer les lois de la Gestalt sont des exemples de telles perceptions. Ainsi, nous percevons parfois la figure du canard-lapin comme un canard, et parfois comme un lapin, selon la focalisation de notre attention. Il n’est pas pertinent de demander si la figure est un canard ou un lapin. Elle est à la fois l’un et l’autre, et aucun des deux. 

Parfois, cependant, nos sens physiques ne suffisent pas à eux seuls pour distinguer l’apparence de la réalité. Lorsque nos sens ne suffisent pas à nous guider vers la réalité, nous avons appris à utiliser la puissance de notre raisonnement pour distinguer ce qui est réel de ce qui n’est qu’apparence. Par exemple, il nous semble que la Terre est immobile, car tous nos sens nous amènent à cette conclusion. Mais en fait, il est depuis longtemps établi que la Terre tourne à la fois sur son axe et autour du soleil : la vitesse de rotation de la Terre est d’environ 1 609 km/h et la vitesse orbitale autour du soleil est d’environ 107 000 km/h. Nous ne pouvons pas sentir la rotation de la Terre parce que nous bougeons avec elle, à la même vitesse constante — de la même manière que nous ne sentons pas le mouvement lorsque nous sommes dans un avion. C’est la force prédictive de la vision héliocentrique de notre système solaire, basée sur la théorie de la gravitation, qui explique et nous aide à comprendre la réalité physique de notre situation. La force de notre raisonnement et de notre capacité cognitive nous guide pour abandonner le monde des apparences et embrasser une nouvelle réalité, à savoir que la Terre se déplace à une vitesse phénoménale sur son axe et autour du soleil, même si nous ne pouvons pas ressentir ce mouvement. 

La question intéressante qui découle de ces observations est la suivante : existe-t-il une réalité au-delà de ce que nos sens et capacités cognitives nous montrent ? Existe-t-il une raison de croire que la réalité telle qu’elle nous est montrée par nos facultés est la réalité ultime ? En d’autres termes, nos facultés sont-elles finalement capables de nous montrer les faits tels qu’ils sont et non simplement tels qu’ils nous apparaissent ? 

Un argument destiné à montrer la limite de ce que nous pouvons connaître par notre raison et nos sens a été introduit par le philosophe allemand du 18e siècle, Emmanuel Kant (1724-1804). Pour simplifier à l’extrême, Kant soutient que notre capacité à comprendre le monde tel qu’il nous apparaît — comme un continuum dans le temps et l’espace — est le résultat des informations provenant du monde qui sont filtrées à travers nos sens et nos modes de pensée innés. Cela signifie que ces informations doivent se conformer aux contraintes de nos perceptions et de nos capacités cognitives ; elles doivent être moulées pour correspondre aux catégories spatiales, temporelles, causales et autres que notre cerveau peut comprendre. Ainsi, pour Kant, la causalité, l’espace et le temps ne sont pas des caractéristiques inhérentes du monde, mais plutôt des fonctions de notre esprit, qui est câblé avec ces caractéristiques. Une des implications de l’argument kantien est que nous ne pouvons pas connaître une réalité vraie indépendante de nos sens et de notre cognition. Nous sommes coincés dans le domaine des apparences ou le monde des phénomènes en raison de notre constitution biologique. 

Une autre manière de formuler l’argument kantien est d’explorer la différence des capacités sensorielles et cognitives entre différentes formes biologiques de vie, allant des organismes simples aux créatures très complexes comme les humains. Prenons, par exemple, le cas de la crevette. Le monde qui apparaît à une crevette n’a rien à voir avec celui qui nous apparaît. Les crevettes ont une vision panoramique et sont très douées pour détecter les mouvements. Leurs deux paires d’antennes ont des capteurs qui leur permettent de sentir et aussi de goûter ou de sentir en échantillonnant les produits chimiques dans l’eau.

Les longues antennes aident la crevette à s’orienter par rapport à son environnement immédiat, tandis que les antennes courtes l’aident à évaluer la pertinence d’une proie. Le cerveau de la crevette est très petit, composé de seulement quelques amas de cellules nerveuses. Il n’est pas difficile d’imaginer que le monde tel qu’il apparaît à une crevette est très différent de celui que nous percevons. En tant qu’êtres humains, nous avons évolué vers un appareil bien plus différent et beaucoup plus complexe dans la perception et le traitement de l’information qui nous arrive du monde.

Nous pouvons étendre cet argument aux organismes non terrestres. Imaginons un extraterrestre qui n’est pas constitué de carbone, mais doté d’une biochimie alternative, et qui « perçoit » le monde d’une manière complètement différente, grâce à des sens et des capacités cognitives radicalement distincts des nôtres. Qui peut affirmer que le monde tel qu’il nous apparaît est plus proche de la réalité que celui perçu par notre extraterrestre imaginaire ? De plus, aucun progrès futur en intelligence artificielle ou en bio-ingénierie ne pourra résoudre l’argument kantien sur la limite de notre connaissance de la réalité. Peu importe à quel point nous raffinons nos capacités perceptuelles et cognitives, nous continuerons à percevoir le monde à travers un appareil sensoriel et cognitif avec ses propres limites. Pour utiliser une analogie simple, c’est comme changer de télescope pour observer le soleil : chaque télescope successif offrira de meilleures capacités pour obtenir des informations sur le soleil, mais même avec l’appareil le plus sophistiqué en main, nous serons toujours limités par sa propre puissance d’observation. Et nous pourrons toujours continuer à imaginer un télescope encore plus avancé à l’avenir, capable de fournir des informations encore plus complètes sur le soleil.

L’argument kantien impose donc une limite à notre compréhension de la réalité en raison des restrictions inhérentes à nos capacités sensorielles et cognitives. Pour Kant, la réalité, ou le monde des noumènes, est hors de notre portée. La seule chose que nous pouvons dire, c’est qu’il existe. Il ne suggère pas que nous ayons d’autres outils ou méthodes pour comprendre la réalité en dehors de nos sens et de nos capacités cognitives. Nous sommes enfermés et prisonniers du monde des apparences.

C’est presque un cliché, mais néanmoins vrai, de dire que toutes les traditions mystiques et spirituelles considèrent notre perception du monde comme n’étant qu’une illusion et non la véritable Réalité. Mais les mystiques arrivent à cette conclusion d’une manière différente. Au lieu d’évaluer la nature de nos capacités sensorielles et cognitives, comme le fait Kant, ils « expérimentent » la Réalité en adoptant une approche totalement différente et en utilisant un autre outil : ils se « voient » comme faisant partie de la Réalité et non comme distincts d’elle. Les soufis, par exemple, considèrent leur identité personnelle ou leur ego comme une illusion, et une fois qu’ils « voient » à travers cette illusion, ils « voient » la Réalité à travers les « yeux » de la Réalité. Pour les soufis, on ne peut parvenir à une telle « perception » en suivant des arguments logiques ou en mémorisant des textes sacrés. Il faut pratiquer activement une discipline à travers la méditation, le service ou d’autres techniques pour découvrir l’illusion de l’identité personnelle.

Bien que nous ne puissions pas évaluer rationnellement la véracité du chemin soufi — car il s’agit d’une question d’expérience — il y a beaucoup à apprendre de cette perspective. La leçon est la suivante : chaque fois que nous impliquons notre propre ego dans notre compréhension du monde et dans nos jugements — parfois même inconsciemment — nous avons tendance à être biaisés dans nos jugements. Notre ego nous éloigne de la réalité et nous pousse à accepter les apparences.

Les psychologues mènent des recherches sur le jugement et la prise de décision humains depuis près de six décennies et ont découvert que nos biais créent notre propre réalité subjective dans notre interaction avec le monde. Par conséquent, cette réalité construite détermine notre comportement dans le monde. L’un de ces biais est celui de la corrélation illusoire ou du stéréotype. Un exemple de corrélation illusoire est d’attribuer un comportement négatif à un groupe minoritaire, même si ce comportement négatif est tout aussi répandu dans le groupe majoritaire. Un autre biais fréquent est la tendance à accepter un argument qui soutient une conclusion correspondant à nos valeurs, croyances et connaissances antérieures, plutôt que d’examiner la force et la validité de l’argument lui-même.

Il est, bien sûr, plus facile de vivre dans le monde des apparences que de chercher la réalité. Cela se vérifie par le fait que la plupart d’entre nous sommes prêts à accepter ce que nous percevons sans remettre en question les choses et sans chercher plus loin. À l’ère des médias sociaux et d’Internet, nous sommes bombardés d’idéologies, de dogmes, de fausses informations et de demi-vérités. Nous sommes plongés dans un environnement où l’on encourage les gens à rechercher le confort et ce qui les rassure, plutôt que de chercher la vérité et d’adhérer à la réalité. Il semble que notre indifférence à la réalité soit encore plus marquée aujourd’hui. Cela me rappelle le personnage de Cypher dans le film Matrix, qui, après avoir vécu dans le monde réel, décide de retourner dans la Matrice (un monde artificiel très semblable au nôtre, mais créé par un programme informatique et projeté dans le cerveau des gens via des câbles). Cypher justifie sa décision en disant :

« Je sais que ce steak n’existe pas. Je sais que lorsque je le mets dans ma bouche, la Matrice dit à mon cerveau qu’il est juteux et délicieux. Après neuf ans, vous savez ce que j’ai compris ? L’ignorance, c’est le bonheur. »

Malgré les limites inhérentes à notre perception de la Réalité, une chose nous différencie des autres animaux : nous sommes la seule espèce dont les membres sont conscients de leur propre mortalité et savent que le monde continuera d’exister après leur mort. Cette prise de conscience de notre propre finitude nous a poussés à réfléchir sur le but de notre brève existence sur cette planète. Jusqu’à présent, la meilleure réponse à cette question semble être que nous devons continuer à nous efforcer de transcender le monde des apparences dans notre quête de la Vérité.

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