L’illusion du moi

Par ALIREZA NURBAKHSH – SUFI 85

Chacun de nous a tendance à se concevoir comme quelqu’un de distinct, un « moi » séparé des autres à la fois par le corps, les perceptions, pensées et sentiments. Nous considérons notre « moi » comme un être individuel passant d’un moment à un autre en vivant continuellement des expériences mentales que nous considérons comme nôtres.

Effectivement, l’hypothèse selon laquelle nous existons en tant qu’êtres distincts est tellement ancrée dans notre psyché qu’il nous est presque inconcevable d’examiner sérieusement l’idée que cette perception de « soi » puisse être fausse. Après tout, nous nous souvenons de certains évènements de notre passé, ce qui suggére l’existence d’une conscience permanente qui prend en compte des perceptions,  émotions et pensées qu’elle considère comme étant « siennes ». Par ailleurs, il semble que nous pouvons à tout moment prendre conscience de notre mental et de notre état émotionnel en tournant notre attention vers notre intérieur. Non seulement nous pouvons désirer quelque chose, mais nous pouvons aussi avoir la conscience de ce désir, et mieux encore, nous pouvons même nous souvenir que nous avons eu ce désir. A travers cette prise de conscience et ce souvenir, nous en arrivons à penser que nous sommes des êtres individuels pouvant être distingués de nos corps, de nos états mentaux ainsi que des autres personnes.

 Bien sûr, ce point de vue « communément admis » a fait l’objet de différentes lectures.

Selon Gautama Bouddha (mort. 483 ​​avant JC), nos émotions, perceptions et pensées vont et viennent, se succédant les unes aux autres, et c’est une erreur de les attribuer à un moi. Il a enseigné qu’un tel moi n’était en fait qu’une illusion et que le moyen de reconnaître cette vérité était de se libérer de cette illusion en observant les expériences sans s’identifier à elles, et sans penser que celles-ci nous appartiennent. Nous devons nous efforcer de nous détacher de nos pensées, perceptions et émotions. Ainsi quand nous éprouvons par exemple de la colère, il nous faut simplement observer l’état de colère comme se produisant à ce moment-là, sans s’identifier à cette émotion et sans penser que celle-ci appartient à un moi c’est-à-dire sans penser qu’elle nous appartient. En pratiquant ce genre de non-identification avec nos expériences mentales et émotionnelles, nous pourrons nous débarrasser du moi illusoire et faire l’expérience de la réalité.

David Hume (d. 1776 CE), philosophe écossais du 18e siècle, s’appuya sur le raisonnement tiré de l’observation empirique rigoureuse de son expérience intérieure pour conclure que la notion de moi n’était qu’une illusion. Lorsqu’il se regardait intérieurement, il ne trouvait aucune entité supérieure distincte en plus de ses pensées, perceptions, désirs et passions. Il a écrit: « Nous n’avons jamais une conscience intime d’une chose, mais nous en avons une perception particulière ; l’homme est un ensemble ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un changement et un mouvement perpétuels. »1

Certaines études neurologiques récentes s’appuient sur une vision similaire du moi. Selon ces études, notre cerveau construit un moi pour donner un sens à notre riche vie mentale  et être en mesure de s’adapter aux nouveaux environnements.2 

Il n’y a aucune preuve suggérant que dans la réalité il existe un moi supérieur en plus de ces évènements mentaux. Ces études suggèrent que le moi n’est rien d’autre qu’une collection de nos pensées et émotions à un moment donné.

Le soufisme considère également le concept de moi (nafs) comme n’étant qu’une illusion. Il enseigne que pour atteindre la vérité le soufi doit se libérer de cette illusion et qu’une fois libéré, il ne fera plus l’expérience de son moi individuel, car il aura été anéanti en Dieu. Il y a une merveilleuse histoire à ce sujet dans le Elahi Nameh d’Attar :

Un jour, quelqu’un demanda à Shibli (mort en 946) qui lui avait montré pour la première fois le chemin vers Dieu. Shibli répondit qu’il avait été guidé par un chien qui se trouvait au bord d’un étang. Le chien avait très soif, mais à la vue du reflet de son visage dans l’eau, et pensant que c’était un autre chien, il avait peur et n’osait aller boire. Finalement ne pouvant supporter plus longtemps sa soif, le chien sauta soudainement dans l’eau, faisant ainsi disparaître l’autre chien. Shibli poursuivit : «Ayant appris d’un exemple aussi  clair, j’ai su avec certitude que mon moi n’était qu’une illusion. Je disparus alors de moi-même et donc j’affirme que mon premier guide sur la voie fut un chien “.

Dans le soufisme, le moi (nafs) est à la fois réel et illusoire. Il est réel dans la mesure où nous le percevons, mais illusoire au sens où la perception que nous avons de nous-mêmes ne correspond pas à quelque chose de réel. Cela est semblable à la perception que nous avons d’un bâton à moitié immergé dans l’eau et qui nous apparait comme étant plié. La perception du bâton plié est réelle mais elle n’est qu’une illusion car en réalité le bâton est droit. De nombreux soufis ont comparé l’expérience de notre moi à celle d’un mirage dans le désert.

Rumi a écrit dans son Masnavi:
Ne sois pas uni avec ton ‘moi’ à chaque instant,
comme un âne coincé dans la boue.
Tu aperçois un mirage au loin et tu te précipites;
Tu es tombé amoureux de ta propre découverte.

Mais à la différence du bouddhisme, qui voit la libération du moi dans le détachement et la non-identification avec le moi, le soufisme préconise une guerre totale contre ce moi afin de se libérer de sa forteresse illusoire. Beaucoup de grands soufis du passé ont pratiqué différentes méthodes afin de combattre ce moi. Certains ont choisi l’ascétisme, en refusant systématiquement d’accorder au moice qu’il désire, d’autres ont suivi la voie du blâme, se comportant de façon à susciter la condamnation des autres, privant ainsi leurs nafs de toute forme de respect ou de louanges par les autres. Cependant, d’autres soufis ont pratiqué l’amour inconditionnel de Dieu, en servant et aimant les autres afin de se débarrasser des incessantes demandes d’attention continuelles du moi.

Mais s’il est une chose admise par tous, c’est que l’on ne peut pas mener tout ou toute seul(e) une guerre contre le moi illusoire. La raison en est simple: on ne peut pas utiliser le moi illusoire comme une arme pour sa propre destruction, tout comme on ne peut pas utiliser un couteau pour le couper lui-même. C’est pourquoi, pendant des siècles, les soufis ont souligné la nature trompeuse du moi,  de qui il ne faut rien attendre sauf ce qui contribue à sa propre préservation.

Comme Rumi l’a dit dans son Masnavi :
Si le ‘moi’  te demande de jeûner et de prier,
C’est un escroc, il élabore un complot contre toi.

Ainsi, quelle que soit la méthode que l’on utilise, celle-ci doit être prescrite par quelqu’un d’autre que soi-même, d’où l’importance d’avoir un guide pour prescrire le bon remède qui dissipera l’illusion du  moi.


Cela dit, il demeure encore des questions fondamentales sur la façon dont l’on peut perdre le moi et sur ce qui existe au-delà du moi. Comment pouvons-nous « réaliser » que la perception de notre moi  n’est qu’une illusion, en partant du principe que nous ne sommes pas convaincus par les arguments de Hume basés sur l’introspection?

Par « réaliser », j’entends une perception subjective ou l’expérience de la nature illusoire du moi. Ce type de réalisation est quelque chose qui est rendu manifeste à l’homme par un moyen différent de la détermination objective et scientifique basée par exemple en neurosciences, sur les expériences.

Plus fondamentalement encore, comment savons-nous que ce qui se trouve au-delà du moi illusoire est «réel» ? Les neurologues dont les études « prouvent » le caractère illusoire du moi ne prétendent pas que cette idée à elle seule puisse réellement libérer quelqu’un de la vision erronée qu’il existe un moi, ils n’affirment pas non plus que cette idée nous conduit à la compréhension ou à l’expérience du divin.

Pour la plupart des gens, la conviction qu’il existe une réalité en dehors de soi ne vient pas au moyen d’un argument intellectuel ou du raisonnement. Cela arrive pendant des moments d’expériences extatiques dans le monde lorsque nous rencontrons le sublime. Dans de tels moments, qui peuvent se produire durant la méditation, à travers notre observation de la nature ou par la peinture, la musique, la poésie et d’autres formes d’art, ou « sorti de nulle part », nous avons l’impression de sortir de nous-mêmes et nous prenons part à une réalité plus profonde et inclusive. De telles expériences nous conduisent à sentir que la réalité va au-delà de l’expérience de nos propres personnes. Elles insufflent également en nous un sentiment d’aspiration pour le sublime, un désir de revenir à l’état de l’unité, sans aucune conscience de soi.

George Bernard Shaw a écrit: « Il y a deux tragédies dans la vie. L’une est de ne pas obtenir le désir de ton cœur, l’autre est de l’obtenir. » C’est la condition humaine qui veut que l’on ne soit jamais satisfait de notre situation,  toujours en quête de nouveaux espoirs et idéaux. Ainsi la satisfaction d’un désir semble toujours être suivie par l’arrivée de nouveaux.

Peut-être que la prise de conscience que nos désirs sont infinis et que nous ne serons jamais en mesure de les satisfaire nous permet de réaliser que nous souffrons d’une illusion, l’illusion de penser que nous pouvons satisfaire quelque chose qui ne pourra jamais être satisfait. L’aspiration que nous éprouvons pour une réalité qui se trouve en dehors de nous-mêmes devient encore plus intense une fois que nous comprenons vraiment la nature illusoire du moi.

Mais ce qui se passe réellement dans un état au-delà du moi n’est pas susceptible d’être décrit par des mots. La réalité d’une telle expérience se trouve au cœur de toutes les traditions mystiques.

NOTES
1  David Hume, A Treatise of Human Nature, I, IV, VI.
2  See, for example, Bruce Hood’s The Self Illusion: Why There is No ‘You’ Inside Your Head, Constable & Robinson Ltd., 2012.

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