L’attention aux autres

Soufisme et altruisme

Par Alireza Nurbakhsh – SUFI 84

L’altruisme est un aspect essentiel du soufisme persan tel qu’il a été développé par des personnalités telles que  Ibrahim Adham (d.782), Shaqiq Balkhi ( d.810 ) , Bayazid ( d.874 ), Abul-Hasan Kharaqani ( d. 1033) and Abu Said  Abel Khayr ( d.1049)   dans la région du Khorāsān  qui constitue  l’actuel nord-est de l’Iran. L’altruisme tel que conçu par ces anciens soufis du Khorāsān  et pratiqué depuis plusieurs siècles par les soufis persans jusqu’à nos jours préconise que les soufis – en fait tous les êtres humains – devraient servir Dieu en restant au  sein de la société  pour servir et aider les autres. Cela est en totale contradiction  avec la tradition soufie  développée  à Bagdad par Junaid et ses disciples qui recommandaient une pratique du renoncement et le retrait de la société comme les principes centraux du soufisme.

L’altruisme est une disposition des êtres humains et des animaux qui leur permet de faire certaines choses pour les autres êtres sans attente de récompense  ou  sans espoir de reconnaissance  pour l’action altruiste accomplie. Certains actes altruistes  viennent naturellement à l’esprit de la plupart d’entre nous. Lorsque nous voyons une aveugle qui a besoin d’aide pour traverser la route, nous lui proposons  instinctivement notre aide. Si nous voyons des gens démunis dans une pauvreté abjecte, cela nous touche et nous essayons d’atténuer leur peine en leur offrant une partie de ce que nous possédons.  Lorsque nous voyons un enfant  pleurer, nous  souhaitons naturellement le consoler. Il existe également plusieurs exemples d’altruisme dans le monde animal. Les dauphins par exemple,  sont connus pour porter leurs semblables malades ou blessés en nageant en dessous d’eux pendant des heures et en les poussant à certains moments vers la surface afin qu’ils puissent  respirer.

     Des études récentes en neurosciences  avancent l’idée qu’il existe une base neurologique à l’altruisme,  et que cela est inhérent à notre nature. Ces expériences montrent que lorsque nous mettons  généreusement les intérêts des autres avant le nôtres,  une région primitive de notre cerveau – habituellement stimulé par la nourriture et le sexe- est activée,   indiquant ainsi que l’altruisme n’est pas une faculté morale supérieure mais plutôt quelque chose de profondément ancré dans notre cerveau,  qui lorsqu’elle est stimulée nous procure du bien-être. En d’autres termes, il est tout à fait naturel pour nous d’avoir un comportement altruiste; cela n’est pas inculqué en nous par la religion ou des enseignements liés à la morale. Cela nous vient aussi naturellement que  manger de la nourriture.

   Le comportement altruiste est enraciné dans l’empathie, dans la capacité à se mettre à la place de quelqu’un d’autre et à s’identifier à son état ou à sa situation. Une fois de plus, des études récentes en neurosciences ont montré que l’observation de l’état émotionnel d’une autre personne, active des parties du cerveau  qui  ont tendance à reproduire le même état en nous. Ainsi, lorsque nous sommes confrontés à la douleur d’une autre personne, nous avons tendance à  ressentir de la douleur en nous.  Les recherches ont également montrées que  chez les personnes souffrant de certaines psychos pathologies,  les éléments des circuits neurologiques intervenants dans l’empathie sont endommagés, et poussent  les patients à ne pas se préoccuper des autres  personnes et de leurs sentiments.

 Si l’altruisme et l’empathie sont si naturels et basiques à notre physiologie, pourquoi  alors nous nous comportons avec autant d’égoïsme, en recherchant ce que nous croyons être notre   bon intérêt  sans considération pour les sentiments ou les intérêts des autres? Qu’est ce qui  a mal tourné ? Sans aucun doute, une réponse complète à cette question requiert une connaissance profonde de la humaine au travers de nombreuses disciplines  telles que la génétique, la neurophysiologie, l’anthropologie et la psychologie. Mais,  ici, je voudrais avancer une réponse partielle à cette question  en limitant mon propos à  nos hautes fonctions cognitives.

Des recherches scientifiques récentes  montrent que les animaux et le humains sont plus altruistes avec les membres proches de leurs familles et leurs amis qu’avec les parents éloignés ou ceux qui ne  sont pas de leur famille. Cela est dû au fait  que nous sommes plus volontaires et  capables  de sympathiser avec ceux qui nous ressemblent. Tout particulièrement, l’empathie augmente en fonction des similitudes dans la culture et le mode de vie. Autrement dit, plus nous nous sentons différents des autres et moins nous serons portés à compatir avec eux et à les traiter avec générosité 

Il y plusieurs facteurs qui nous conduisent  à nous sentir différents ou similaires avec les  autres, parmi lesquelles notre éducation familiale, les valeurs culturelles morales et religieuses de la société dans laquelle nous sommes  amenés à vivre. Plus nous sommes endoctrinés par les idéologies et systèmes de valeurs qui accentuent nos différences avec ceux dont les coutumes et croyances  différent des nôtres, plus nous manquerons d’empathie pour eux. Nous aurons tendance à percevoir ces personnes comme ´´les autres’’, d’une certaine manière moins que  des êtres à part entière. Lorsque nous déshumanisons les autres  nous ne pouvons plus compatir avec eux. Dans l’holocauste, comme dans plusieurs autres  cas de génocides  ou de tueries massives, certains personnes étaient déterminés à en détruire d’autres  même si c’étaient leurs voisins  et cela sans culpabilité ou remords parce qu’ils avaient été amenés à penser que leurs victimes étaient si différentes  d’eux qu’ils n’étaient en fait pas à leurs yeux  des êtres humains .

Si nous devons survivre   en tant qu’espèces sur cette planète, nous avons besoin d’adopter des visions ou des systèmes de croyances  qui incluent les autres et soulignent les similitudes essentielles entre les gens plutôt que les différences, qui , si l’on y réfléchit un tant soit peu,  sont superficielles et insignifiantes par rapport aux ressemblances. Nos visions du monde doivent renforcer nos instincts basiques d’altruisme et d’empathie. Prenons par exemple la notion de péché qui  est un élément de plusieurs religions. Dès que l’on voit quelqu’un comme un  pécheur, nous créons un gouffre entre nous et cette personne bloquant  ainsi  le chemin de l’empathie. À l’inverse, considérons le concept de compassion, qui fait partie intégrante de la pratique du bouddhisme. Ici, nous sommes encouragés à être compatissants envers tous les êtres sans distinction  ce qui est complètement en accord avec nos instincts naturels d’empathie et d’altruisme.

Le soufisme est également connu pour sa nature inclusive. Tous les êtres vivants sont dans leur essence des manifestations  d’un même être, une même réalité  et par conséquent   le cosmos est unique et identique dans son essence : un reflet du divin. Celui qui fait l’expérience de l’unicité de l’être percevra toute l’humanité et toutes les choses vivantes avec les plus grands sentiments d’empathie. C’est dans l’esprit d’un tel  altruisme que Kharaqani avait fait installer un écriteau à l’entrée de sa khanaqah avec le message suivant: ” Quiconque  entre ici  sera nourri sans qu’on lui demande quelle est sa religion ou sa foi”

L’altruisme pratiqué par les anciens maîtres soufis  du Khorasan  allait bien au-delà de l’altruisme que j’ai décrit jusqu’ici. En fait, il consistait à se préoccuper du bien être des autres  avant et prioritairement  au bien-être et au confort de soi sans aucune  attente ou espoir de récompense.

Attar l’un des grands poètes soufis  (d.1221) rapporte une histoire  relative à Ibrahim Adham. Trois personnes accomplissaient leurs prières de dévotion dans une mosquée abandonnée. Alors  qu’ils étaient couchés, Ibrahim resta dans l’ouverture de la porte jusqu’au matin. Lorsqu’on lui demanda plus tard  l’explication d’une telle action, il répondit en disant qu’il faisait froid et qu’un vent violent soufflait. Puisque la mosquée n’avait plus de porte, il s’est mis dans l’entrée afin que les personnes à l’intérieur puissent dormir.

Certains soufis sont allés plus loin au point d’affirmer que  notre altruisme  est la disposition la plus importante pour atteindre Dieu. Kharaqani raconte l’histoire suivante à ses disciples: il  y avait deux frères, l’un qui se dévouait complètement à Dieu et l’autre qui se consacrait à sa mère. Après  quelque temps,  celui qui se dévouait à Dieu  eut une vision dans laquelle Dieu lui  dit que son frère avait obtenu le salut grâce au service de sa mère .Il en resta perplexe  et demanda une explication à Dieu. “Parce que. ” répondit Dieu ” ton frère a servi  le nécessiteux  et toi tu as servi Celui qui n’a aucun besoin”.

Une autre raison pour laquelle nous perdons notre empathie pour les autres est notre préoccupation pour nos problèmes et nos personnes. Lorsque nous sommes déprimés anxieux et énervés parce que nos vies ne sont pas telles  que nous aurions  voulu, nous perdons la capacité de nous préoccuper des autres personnes. Nous sommes si abattus par notre propre état que nous n’avons pas le temps de  ” sentir” les autres.

Il y a bien sûr plusieurs méthodes pour surmonter  ces types d’états négatifs, qui vont des médicaments psychiatriques à la psychothérapie en passant par la pratique de la méditation. Dans la tradition soufie cependant le principal remède pour se soigner de ce type d’états négatifs  est de s’engager s’investir activement dans des actions altruistes même si nous n’avons pas envie de le faire. Cela renforce nos instincts naturels. Un altruisme continuel, incessant envers notre guide spirituel et les autres gens, sans  considération  pour nos sentiments ou pour ce qu’on nous voulons pour nous même aidera finalement le voyageur spirituel à se débarrasser des états négatifs. Cela est aussi mis  en lumière par les études récentes de psychologie qui indiquent qu’il y’a une corrélation très forte  entre l’altruisme et le bien-être général d’un individu. Ceux  qui s’engagent dans l’aide des  autres souffrent beaucoup moins de dépression et d’anxiété que ceux qui ne le font pas. En clair, l’altruisme joue un rôle clé dans notre santé psychologique.

Les anciens soufis du Khorāsān  avaient découvert quelque chose de fondamental  sur la spiritualité  tout comme sur la biologie de notre humanité : la voie  de l’illumination converge avec nos instincts basiques d’empathie et d’altruisme. Leur découverte était aussi significative alors qu’elle n’est  pertinente aujourd’hui. Avec l’augmentation alarmante de la population mondiale (en 2050 la population mondiale sera selon les estimations de neuf  milliards et demi) et avec les ressources limitées dans de nombreux pays pauvres, une recrudescence des conflits à travers le monde semble inévitable. Bien que nous ne pourrons jamais mettre fin aux conflits entre les gens, nous pouvons cependant contribuer à les réduire en suivant la voie des soufis du Khorasan.

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