Terry Graham
Le maître qui rendit le soufisme conventionnellement acceptable
Surnommé l’ « Imam du Soufisme », car sa pratique du soufisme était basé sur les principes du Coran et les traditions du prophète, Abûl l-Qâsim Junayd de Bagdad a fait plus que quiconque pour préserver l’image du soufisme à une époque où il était sérieusement menacé. Il a veillé à présenter l’image la plus conventionnelle possible pour la conscience générale et particulièrement pour le point de vue des religieux et des partisans d’une religion purement exotérique, préservant le soufisme de toute expression qui puisse soulever la controverse.
En tant que doyen de son temps reconnu du Soufisme, Junayd était perçu comme le maître Soufi par excellence et représentait la voie aussi bien pour les soufis que les non-soufis. En fait, la plupart des soufis de Bagdad de cette époque, sous le règne du calife Al-Muqtadir (295/908-320/932), se considéraient comme membres de sa « secte », allant jusqu’à s’appeler ou se désigner « Junaydiens » ou « Junaydites » ou « Junaydistes ».
Cette ère du soufisme, au IIIème et IVème siècles de l’Islam (IXème et Xème siècles chrétiens), fut une époque pour la concrétisation des écoles de pensée, des positionnements théologiques en Islam. Le califat des Abbassides, basé en Iran, avec sa capitale du nom persan de « Baghdad » (« Don de Dieu » ou « Loi de Dieu ») avait remplacé le califat de la tribu arabe des Omeyyades dont le siège se trouvait dans la ville syrienne de Damas.
Le temps était mûr pour que l’Islam en vienne à son but qui était la création de son programme énoncé d’un État idéal, de mettre en pratique les principes sociopolitiques dictés dans le Coran, d’établir le manifeste de sa politique gouvernementale. Alors que les Omeyyades avaient récupéré le califat pour eux-mêmes et leurs tribus arabes amies, les Abbassides recréaient consciemment le tolérant et cosmopolite empire persan sous le nouveau régime de l’Islam, démocratique et socialement égalitaire, englobant tous les peuples et toutes les confessions religieuses. Dès lors, le formidable esprit d’habileté politique des Iraniens, affûté par des siècles de règne inter ethnique, fut amené à définir la nouvelle société et les nouvelles perspectives spirituelles.
L’activité islamique iranienne de ramification des sciences, d’établissement du langage coranique en un médium d’expression littéraire, philosophique et scientifique, ainsi qu’en un véhicule adapté aux convenances, à la politique et à la diplomatie, et à l’établissement d’institutions intégrant les idéaux éthiques de la nouvelle foi, servit à produire une expérience de dynamique sociale complètement nouvelle, où les classes – si rigides, établies en castes dans la Perse pré-islamique – furent abolies, où la mobilité ne fut plus restreinte, et où plus encore, l’alphabétisation, pour la première fois dans l’histoire, fut accessible à tous.
Junayd fut un acteur essentiel dans ce domaine. En tant que juge canonique, son intellect avait été discipliné par l’étude de la loi, et à présent il orientait ce puissant instrument vers le travail de définition du soufisme dans le nouveau contexte. Le rôle primordial de Junayd peut être perçu à la lumière de l’activité de deux autres piliers iraniens : son disciple controversé, Hallâj (d.922) et son successeur, le commentateur et théoricien soufi Abû Hâmid Ghazalî (d.1111).
Les actions choquantes et antinomiques et les affirmations du premier ont joué un rôle essentiel en conduisant Junayd à définir le soufisme comme une discipline parmi les autres sciences islamiques, et à le légitimer aux yeux des garants de la doctrine et de la théologie exotériques, si bien que Ghazalî, deux siècles plus tard, put achever les expositions innovantes et les dissertations prolifiques de Junayd en intégrant la science du soufisme, comme Junayd l’avait introduite, à la base de la pensée islamique dans son ensemble, ou tout du moins, comme l’un des constituants fondamentaux du système de pensée islamique. En fait, on peut affirmer sans aucun doute que Junayd a été l’initiateur de cette entreprise, et que Ghazalî l’a portée à son ultime épanouissement. Avec l’école de Bagdad qui était en train de se former pour produire les outils pour définir le soufisme en tant que discipline, Junayd était le principal représentant. Parmi les principes de cette école figuraient le shath (paroles extatiques), une pratique cultuelle rigoureuse, et une expression éloquente des différentes questions de la voie spirituelle dans un nouveau style. Les deux contributions essentielles de l’école du soufisme de Bagdad furent son influence sur la pensée islamique exotérique et l’établissement des fondements pour les ordres soufis importants qui ont perduré jusqu’à aujourd’hui.
Les innovations inclurent le fait de faire de la relation entre Dieu et l’individu humain une question explicite, une importance particulière étant donnée à l’expérience individuelle de cette relation. A cet égard les vieux concepts acquirent une nouvelle expression, ajoutant une atmosphère nouvelle à la tradition islamique, l’élevant à des sommets inédits à la fois moraux et visionnaires. En tant que principal porte-parole de l’école, Junayd était le premier orateur et écrivain digne de foi pour rendre le soufisme acceptable aux tenants de l’exotérisme. Il a pris soin de rejeter officiellement les paroles extrêmes et antinomiques des soufis, mettant en avant leurs principes, ce qui lui valut le surnom de Cheikh de la communauté. Même les conservateurs opposés au soufisme tels que Ibn Tammiyya et son élève Ibn al-Qayyim le respectaient lui et ses avis, au point de louer son approche du soufisme.
Enfance, éducation et formation spirituelle
Abû l-Qasim Junayd b. Muhammad b. Junayd, le marchand de soie (al-Khazzâz), fils du vitrier (az-Zajjâj) naquit dans la première moitié du IIIème/IXème siècle à Bagdad d’une famille originaire de Nivahand, une ville perse du plateau iranien.
Dès sa plus tendre enfance Junayd fit preuve de remarquables aptitudes, ce que son oncle Sarî Saqatî (d. 867) fut à même d’encourager et de cultiver par une discipline et une formation rigoureuses. Il conseilla aux parents de Junayd de l’isoler de trop de contact social. L’approche de Sarî pour éduquer son neveu fut littéralement socratique, utilisant une technique de questions-réponses. L’oncle invita également Junayd à s’asseoir pour écouter le discours des maîtres et shaykhs qui se réunissaient dans sa maison.
Ainsi, dès son plus jeune âge Junayd avait développé une nature réservée, préférant rester à la maison et ne pas sortir trop, tout en se dévouant avec ardeur à la voie intérieure. Sa rencontre avec le soufisme commença très tôt quand il noua des liens étroits avec son oncle maternel, Sarî Saqatî (d.867), disciple de Ma’ruf Karkhî (d.815), de la lignée initiale remontant à Hassan Basrî (d.728) dont sont issus la plupart des ordres soufis actuels, notamment l’ordre Nematollâhî. Parmi les éminents maîtres du soufisme, Sarî était connu comme le porte-parole de l’école de Bagdad, ayant été le premier à exprimer l’adhésion à la doctrine de « l’Unité Divine » (Tawhîd) et les réalités des états des soufis d’une façon communément accessible. Une expression courante chez Sarî était, « l’Amour est réalisé entre deux parties lorsqu’elles cessent de se dire ‘Je’ l’une à l’autre. » (RQ 564)
Le premier conseil pratique que Junayd retint de son maître fut le suivant : « n’attend rien de personne ; n’accepte rien de personne ; et ne garde rien que tu puisses facilement donner à quelqu’un ». (AA129)
Dès sa prime jeunesse Junayd était un ardent chercheur de Dieu, tout en étant habité par une profonde mélancolie. En même temps, il possédait une remarquable perspicacité et vivacité d’esprit. Revenant un jour de l’école, il trouva son père en train de pleurer.
Quand il lui demanda quel était le problème, son père dit : « J’ai apporté la modeste aumône (zakât) à ton oncle (c’est à dire Sarî) et il ne l’a pas acceptée. Je pleure parce que ces quelques dirhams sont les économies de toute ma vie et aucun ami de Dieu ne semble prêt à les accepter. »
« Donne-moi cet argent » dit Junayd, « je vais m’assurer qu’il l’accepte. » Il prit ainsi l’argent et sortit. Quand il frappa à la porte de son oncle, une voix venant de l’intérieur demanda, « qui est-ce ? » « C’est moi, Junayd » dit le garçon, mais la porte resta fermée.
Quand le garçon demanda à son oncle d’accepter l’argent, ce dernier refusa.
Le garçon implora « au Nom de la Grâce dont Dieu avait doté son oncle » et de « l’Honneur qu’Il avait accordé à son père », pour que son oncle accepte l’argent.
« Ah ! Junayd, » répondit Sarî, « De quelle grâce m’a t-il doté et quel honneur a t-il accordé à ton père ? »
« Il t’a doté de la grâce du Soufisme, » dit Junayd, « et il a accordé à mon père l’honneur de l’impliquer dans le monde ». Accepte-le si tu le veux, ou rejette-le si tu le veux, et Dieu fera de même. Tu dois redistribuer ce qui a été prélevé de la richesse à quiconque le mérite. » Content de ce que dit son neveu, l’oncle ouvrit la porte, disant, « mon garçon avant d’accepter l’argent de toi, je t’accepte toi-même. » Prenant l’argent, il accorda une place au garçon dans son cœur. (TA 417)
A l’âge de sept ans Junayd démontra combien il était précoce aussi bien d’un point de vue intellectuel que spirituel. Deux incidents qui eurent lieu en présence de Sarî illustrent cela, chacun ayant un rapport avec ce que le garçon avait à dire sur la gratitude, mais chacun aboutissant à une réaction complètement différente de son futur maître.
Le premier eut lieu alors qu’il se trouvait devant Sarî, qui était entouré de ses disciples, parlant de la gratitude. Il se tourna vers Junayd et lui demanda, « mon garçon, qu’est ce que la gratitude ? »
« Ne pas être désobéissant devant la générosité de Dieu, » répondit le jeune homme.
« Mon garçon » dit-il, « Bientôt ton plaisir de Dieu sera ta langue. »
Sur ces paroles de Sarî, Junayd fondit aussitôt en larmes. (RQ 264)
Peu de temps après, Sarî emmena son neveu au pèlerinage à la Mecque. Dans le sanctuaire de la mosquée, le garçon se consacra à la tâche de remercier Dieu dans une foule de quatre cent personnes, chacun faisant un vœu par voie de remerciements. Sarî dit à son neveu, « tu devrais dire quelque chose toi aussi »
« Les remerciements devraient être pour la générosité que Dieu nous a accordée, » répondit le garçon. « Mais le fait est que l’on ne doit pas prendre cela comme allant de soi, et tourner cette bénédiction en un péché. »
Quand le garçon eut dit cela, tous les gens présents s’écrièrent, « bravo, toi aimé d’entre ceux qui parlent le langage de la Vérité, » tous s’accordant à dire que cela n’aurait pu être mieux formulé.
Alors que lors du premier incident, dans la khaneqah de Sarî, le maître avait loué le garçon pour sa rapide et éloquente réponse, cette fois il le réprimanda. L’assemblée des vieilles personnes, n’étant pas réfrénée par la déférence que les disciples de Sarî avaient dans la Khaneqah, ils exprimèrent tous librement et ouvertement leur approbation. Ainsi le maître était contraint de dire quelque chose pour le corriger, afin de contrer l’effet sur le nafs (égo) du garçon.
Il reprit donc immédiatement en grondant, « allez mon garçon, fais-le, ou ta complaisance envers Dieu te causera des ennuis. »
Des années après, Junayd rappela l’incident, commentant qu’il était toujours en danger de tomber dans la suffisance, disant, « vingt années plus tard, je fus heurté par la notion selon laquelle j’avais atteint mon but, et aussitôt Dieu m’avertit dans mon cœur de mon incrédulité. Quand j’entendis cela je demandai aussitôt à Dieu quel péché j’avais commis pour qu’il en soit ainsi. Un sanglot vint à mot, voulant savoir, ‘y a t-il un plus grand péché que le fait que tu sois !’ »
Junayd commença ses études sérieuses en sciences à l’âge de douze ans, étudiant la jurisprudence avec l’éminent Abû Thawr Ibrâhîm b. Khâlid Kalbî, un important juge shâfi’ite, qui mourut en 246/860. D’un intellect aiguisé et d’une perception profonde, le jeune homme possédait un génie qui était mis en valeur par une bonne lucidité d’expression.
Brillant dans ses études, Junayd n’avait que vingt ans lorsqu’il prononça son premier décret judiciaire dans le cercle d’Abû Thawr, qu’il présidait. Dans la science de la transmission des traditions prophétiques selon l’école Sâfi’ite, son professeur était Muhammad b. Mansûr Tûsî, qui était aussi un soufi comme beaucoup d’éminents érudits et juristes shâfi’ites. Aussi remarquables que furent ses réalisations dans le domaine de la loi, c’est dans le soufisme que Junayd a laissé un héritage durable. Là où son maître Sarî innova en exposant le soufisme au public, Junayd adopta une telle expression populaire à la fois en art et en science, qu’il rendit son sujet plus raffiné qu’un autre, tout en exposant ses enseignements fondamentaux dans la forme la plus simple et la plus accessible.
L’éthique et les convenances de Junayd
Dans sa façon de vivre, son habillement et son logement, Junayd avait choisit la modération. Gagnant sa vie confortablement comme marchand de soie, il était économe. Ses plus fastueuses dépenses se faisaient lorsqu’il invitait des amis à un banquet où aucune dépense n’était de trop pour bien recevoir ses invités. Sa maison était un centre pour les soufis de Bagdad et un gîte pour les derviches venant de l’étranger.
Bien qu’économe pour ses propres dépenses, il était très généreux envers les autres, déployant de façon magnanime sa richesse pour aider les soufis dans le besoin. Il était connu également pour sa loyauté et sa fidélité, la plupart de ses amitiés étant restées solides jusqu’à la fin de sa vie. Au sujet de sa situation maritale nous savons peu de choses. La seule information que nous ayons se trouve dans une anecdote de Attâr sur Shîblî (voir supra) qui, débarquant dans la maison de Junayd dans un état d’ivresse spirituelle, prit le couple par surprise alors que la femme de Junayd était en train de se coiffer. Effrayée par l’entrée précipitée de Shîblî, elle sursauta et courut pour sortir, mais Junayd l’arrêta, lui disant de ne pas se préoccuper de se couvrir la tête, car lorsque les soufis de son école étaient en état d’ivresse, ils étaient indifférents aux prescriptions morales.
Quand Shîblî entra, il resta dans cet état, préoccupé par le mystère de ce qu’il vivait en cet instant. Quand le maître commença à parler, son état commença à dominer celui de son disciple qui revint à la sobriété. Quand Shîblî retrouva ses esprits, il commença à pleurer. Junayd dit alors à sa femme de se couvrir, parce qu’il était redevenu attentif à son entourage.
Cette histoire nous rapporte le seul témoignage du statut marital de Junayd.
L’unique voyage de Junayd que nous connaissons est celui de son pèlerinage à la Mecque. Par la suite il émit l’opinion selon laquelle un seul pèlerinage était suffisant pour quiconque et qu’ensuite les personnes devaient se dévouer au pèlerinage spirituel.
Junayd était mesuré dans sa consommation de nourriture et constamment occupé par la pratique dévotionnelle. En dépit de sa stricte discipline et de la rigueur ascétique qu’il maintenait, il conservait une stature élégante et corpulente, cause d’étonnement pour les autres.
Il essaya de rester éloigné de la politique et ne donna jamais de leçons de soufisme en public pour éviter d’attirer l’attention des politiciens. En raison de plusieurs affaires de justice successives et de surveillance de la part du gouvernement, la bienveillance du peuple dont les soufis avaient profité était sérieusement entamée. Par conséquent, vers la fin de sa vie, Junayd devint sujet à des accès de désespoir, se retirant le plus possible de la société.
Bien qu’il fut un juge qualifié, il n’aimait pas pratiquer sa profession et rendre des jugements, critiquant ses amis et maîtres Abu Muhammad Ruwayam (d. 915) et Amr b. Uthman Makki (d. 909) pour avoir pris des postes au sein du pouvoir judiciaire du régime en coupant immédiatement toute fréquentation avec eux.
Junayd stipula clairement que les soufis qui enseignaient, devaient se baser sur la loi canonique, les traditions prophétiques, insistant sur le besoin pour eux d’avoir des points de référence dans le discours sur la doctrine soufie. Bien que sa connaissance fut vaste et d’une grande envergure et très versée dans toutes les sciences, il adhérait strictement aux commandements de la loi canonique. Il réunissait profonde sensibilité et pénétrante sagacité de tant de grands maîtres iraniens avec de très hautes qualités humaines. Il était perçu par ses contemporains comme à la fois un bon enseignant et un ami loyal.
Traits sociaux
Junayd était remarquable pour les qualités sociales suivantes : aide aux autres, hospitalité, relation harmonieuse avec ses compagnons, fidélité à ses promesses, travaillant de façon productive, et ne se mettant pas en valeur par son mode vestimentaire.
Pour lui-même il était constamment en jeûne, mais lorsque des amis venaient le visiter, il rompait son jeûne, disant, « la grâce de partager avec ses frères n’est pas moindre que celle de jeûner. » (TA 422)
A cause du fait que Junayd portait la robe du clergé, ses disciples lui demandaient souvent pourquoi il ne portait pas l’habit rapiécé des derviches en tant qu’exemple.
« Si je pensais que la cape rapiécée était utile, » répondit-il, « je ferais des habits de feu et de fer, mais chaque instant s’élève en moi un cri disant ‘il n’y a aucune validité dans la cape (khirqa), si l’on est pas brûlé (hurqa)’ .» (TA 422)
En vertu des principes selon lesquels un soufi devrait avoir un emploi correct, il était lui-même marchand de tissus, tenant une boutique qui fournissait de la soie fine. Il arrivait cependant qu’il baisse simplement le rideau de la devanture, et qu’il se dévoue à la pratique spirituelle.
Dans les premiers temps, Junayd s’habillait de vêtements neufs chaque jour, ayant appris à en faire ainsi. Ensuite il partait pour sa boutique. Un jour un mendiant vint et demanda, « combien de temps vas-tu continuer dans cette bêtise ? Habille-toi de ces haillons car c’est ce que tu devrais porter. »
A ces mots, il échangea ses beaux habits qu’il portait alors avec ceux en lambeaux du mendiant. A ce moment, il était déjà si avancé dans la voie qu’il était régulièrement envahi par des états, ainsi il se contentait d’habits déchirés et d’emprunts, ayant découvert la robe du détachement.
L’école du soufisme de Bagdad
L’école mystique de Bagdad fut fondée essentiellement par deux personnes : Sarî Saqatî et Harith Muhasibî (d. 857). Le premier était d’ethnie persane, alors que le second était d’origine arabe, tous deux membres de la branche sunnite de l’Islam par rapport à la loi canonique. Dans le contexte du soufisme, Sarî était un mystique audacieux, déclarant sa reconnaissance de l’Unité Divine (Tawhîd), alors que Muhasibî était plutôt un formaliste, concerné par les détails de la moralité, de l’étiquette et des procédures canoniques.
Cette école est traditionnellement distinguée de l’école du Khorassan, basée dans la ville du Nord-Est, Nishapur, qui stipula que l’ivresse est supérieure à la sobriété, à la différence de la position de celle de Bagdad. Ces positions n’étaient rien que des points de départ, car il n’y avait pas de soufi à l’esprit plus sobre que le khorassite Khawja ‘abd Allah Ansarî ou plus ivre que le baghdadi Shîblî.
Toutefois, les principaux maîtres de Bagdad étaient si intransigeants dans leur reconnaissance de l’Unité Divine, qu’ils étaient connus comme « les représentants de l’Unité Divine ».
Cependant, mis à part les propos audacieux de Sarî et ceux de ses compagnons, conduisant à des paroles plus audacieuses encore que celles de Hallâj, Shîblî et Nûrî, les enseignements de cette doctrine tendaient à être communiqués d’une façon quelque peu secrète, de sorte que tout un ensemble de termes codifiés durent être imaginés pour que ces secrets soient transmis aux disciples dans la confidence.
Les représentants de l’école soutenaient que le soufi devait lutter pour purifier son cœur de tous les attachements au monde, le plus grave – en fait, le seul vrai péché – étant d’estimer sa propre sainteté et extase spirituelle. Même le plus rigoureux ascétisme était vain si il était seulement en vue d’atteindre l’au-delà ou tout but à court terme d’union avec Dieu, ainsi ce n’était rien de plus que des manœuvres égoïstes, complètement contraires à la reconnaissance exclusive que Dieu demande. En réalité, la distinction entre les écoles du Khorassan et de Bagdad tenait plus d’un classement d’analystes, que d’une cause pour laquelle les soufis se sentaient concernés. Junayd lui-même eut soin de faire l’éloge des soufis du Khorassan quand il dit, « les gens du Khorassan sont des gens de cœur ». (LT 359)
C’était une façon de reconnaître leur intimité avec la source originelle du soufisme, étant les porteurs originaux du « sûf », l’habit de laine de l’ascétisme.
Junayd avait une connaissance profonde de la théologie et de la philosophie. Sa logique était irréfutable et ses conclusions sans crainte d’aucune réfutation. Il niait toute capacité de l’individualité humaine à servir Dieu par sa propre volonté, affirmant, que « toute action (de la part du dévot) provient de Dieu. » Ainsi, on ne devrait pas attendre de récompense selon ses propres mots : « l’anticipation de la récompense pour des services dévotionnels vient d’une négligence envers la grâce. »
C’était sur cette base que Junayd déclara, « la plus noble, la plus sublime des assemblées est celle qui porte son attention sur l’observation de l’Unité Divine. » (TAT 32)
La voie de Junayd
« Je n’ai pas acquis ce soufisme tant par le discours » soutenait Junayd, « ni par la lutte ou le conflit, que par la faim et la veille constante et le renoncement au monde et l’abnégation, choses que j’aimais et qui m’enchantaient. » (TA 420)
Son approche était la plus imposante à cette époque, et il était le plus recherché des maîtres de son temps. Il a laissé de nombreux écrits sur les réalités intimes et spirituelles. Il fut la première personne à parler publiquement de ces choses d’une façon discursive. Auparavant de telles expériences étaient gardées secrètes entre maître et disciple.
Cependant, c’était le moment propice pour que de tels sujets voient le jour, une époque où toutes discussions, si elles étaient placées dans un contexte scientifique, étaient encouragées. Cependant, en dépit de la grande ouverture doctrinale de l’Islam, les circonstances faisaient qu’il y avait toujours d’influents opposants fondamentalistes à la voie mystique.
Peu à peu les ennemis idéologiques ou de simples jaloux de la position des maîtres tentèrent de les harceler portant des accusations d’hérésie sur le compte de l’un ou de l’autre.
Quand un fanatique laissa entendre que tous les soufis devraient avoir leur tête tranchée, Junayd prit refuge dans la jurisprudence, sous le couvert de l’habit de cette science canonique. (RQ 403) En même temps il était très partisan des citations du Coran comme autorité justificative de n’importe quelle position spirituelle qu’il prenait. Un soufi raconte qu’il se trouvait dans l’assemblée de Junayd alors que le qawwâl (chanteur) chantait. Plusieurs soufis se levèrent et commencèrent à bouger.
Quelqu’un fit ce commentaire à Junayd : « En entendant des vers chantés, lorsque tu participais au Sama’ avec tes disciples, tu avais l’habitude d’entrer en mouvement mais maintenant tu restes immobile. »
Junayd cita le passage coranique : « Tu verras les montagnes, que tu crois solidement fixées, se mouvoir comme se meuvent les nuages. Cela est l’œuvre de Dieu, qui rend toutes choses fermes. » (27 ; 88)
Il y avait un disciple possédant beaucoup de propriétés, qui abandonna tout dans la voie du maître, au point où il ne lui resta que sa propre maison. Il demanda au maître ce qu’il devait faire. « Vends la maison », dit le maître, « et gagne de l’argent pour tout recommencer ». Le disciple vendit la maison suivant ces conseils.
Quand il revint avec l’or, le maître lui dit de jeter cela dans le Tigre. S’étant exécuté, le disciple revint vers le maître qui se fit lui-même sévère et étranger au disciple, et qui finalement le rejeta, criant, « éloigne-toi de moi ! ». Chaque fois que le disciple tentait de revenir, le maître le rejetait tout simplement. La raison était de dévêtir le disciple de tout égocentrisme, de se voir lui-même comme agent de ses actes, de penser « c’est moi qui ai perdu de l’or », afin que sa voie soit parachevée. (TA 432)
Junayd et Shibli
Un témoignage de la grandeur de Junayd en tant que maître apparaît dans les incroyables disciples qu’il a produits. A part le célèbre Husayn Mansûr Hallâj (d.922), le martyre soufi par excellence, il y avait ‘Abd al-Husayn Nûrî (d. 907), un soufi Bagdadi originaire du Khorassan, qui formula l’ancienne gnose de sa région sous une forme telle qu’on en entendit parler jusqu’au Maroc, où son plus éminent représentant fut Abû Madyan, le puissant maître qui laissa son empreinte sur tout le Maghreb.
Ensuite il y avait encore Abû Bakr Shîblî (d. 945), le disciple qui feint la folie pour échapper au même sort que Hallâj. C’était l’approche inverse de celle de leur maître Junayd, qui s’efforça de mettre l’accent sur l’aspect conventionnelle dans le contexte de l’Islam canonique exotérique. Les confrontations entre Junayd et son disciple sont révélatrices, parce qu’elles montrent comment un état élevé peut affecter un voyageur sur le chemin d’une part, tout en démontrant la sagesse et le contrôle d’un maître affirmé de la voie, dont le « rindî » ou “finesse spirituelle” est tel qu’il peut donner de profonds enseignements tout en protégeant le sanctuaire intérieur de la mystique… Quand Shîblî appela « Allâh ! », dans l’assemblée de Junayd, le maître dit, « si Dieu est absent, la mention de l’absent n’est que bavardage, et le bavardage est canoniquement illicite. Si d’autre part Dieu est présent, appeler son nom en Sa présence est une violation de la Sainteté. » (TA 428) A nouveau Shîblî cria « Allâh », de la chaire, Junayd dit « le bavardage est interdit ! » (TSA 554) « Si le jour de la résurrection Dieu me donne le choix entre aller au paradis ou en enfer, » dit Shîblî, « je choisirais le second, parce que, bien que le paradis soit mon but, l’enfer est celui du bien-aimé. Si une personne place sa préférence au-dessus du Bien-aimé, alors elle n’est pas une personne amoureuse. »
Quand on raconta cela à Junayd, il dit, « Shîblî parle comme un enfant en disant que s’il avait le choix il refuserait de choisir ceci ou cela. Je soutiens que le dévot n’a pas le choix. Je vais où qu’Il aille et je reste où qu’Il reste. Tant que j’existe, quel choix ai-je donc ? » (ST 1310) Junayd demanda à Shîblî comment il se souvenait de Dieu, puisqu’il n’était pas complètement réalisé dans son souvenir. « Je me concentre sur ce que représente Dieu », répondit-il, « dans l’espoir de Le persuader d’être par chance conscient de moi. »
Ces mots mirent Junayd en extase, où il perdit toute conscience de lui-même. Shibli commenta, « tu dois accepter que dans cette cour la même personne est parfois fouettée et parfois honorée. » (TA 630)
Quand Shîblî vint vers Junayd, le maître lui dit, « tu as toujours l’arrogance d’être le fils du plus haut chambellan du Calife et commandant de Samarra en toi. Tu n’iras nulle part si tu ne vas pas mendier sur la place du marché demandant l’aumône à quiconque tu rencontreras, jusqu’à ce que tu trouves finalement ta vraie valeur. » Il fit cela chaque jour jusqu’au début de l’année, ses gains devenant chaque jour plus faibles, jusqu’à ce qu’il en arrive au point où il fit le tour de tout le marché sans que personne ne lui donne la moindre pièce. Il raconta cela à son maître, qui lui dit qu’il avait finalement réalisé sa vraie valeur, qu’il ne valait rien aux yeux des autres, qu’il ne devait s’en remettre à personne. Il ne devait rien attendre de personne. Cette expérience était pour la discipline et non pour le profit. (KM 468)
Junayd et Hallaj
Hallâj était passé par deux maîtres distingués – ‘Amr b. ‘Uthman Makkî et Sahl b. ‘Abd Allâh Tustarî (d. 896) – avant de venir à Junayd. Il avait déjà développé l’audace de critiquer et de rejeter ses maîtres. Junayd ne ferait pas exception, mais ce serait lui qui guiderait la mort corporelle et l’évolution spirituelle de Hallâj.
Arrivant à Bagdad en 264/877, Hallâj vint directement à Junayd, suivant un entraînement en présence du maître, puis méditant en réclusion. Il prit l’habitude de porter la robe des soufis, tout en prenant plaisir a être en compagnie d’éminents disciples de Junayd comme Shiblî, Nûrî et Abû l-‘Abbâs b. ‘Atâ (d. 922), qui devint si proche de lui qu’il ne garda pas seulement foi en lui tout au long de ses procès, mais mourut d’empathie peu après qu’il fût exécuté.
Un jour Hallâj vint vers Junayd et déclara, « Ana l-Haqq ! » (Je suis la Vérité [un des plus hauts noms de Dieu]). Le maître le contredit aussitôt, déclarant, « ce n’est pas ainsi ! Tu existes par Dieu. Quel mât de potence sera taché de ton sang ? »
« Le jour où je teinterai d’un peu de rouge un poteau est le jour où tu ôteras la robe soufie et où tu revêtiras celle du juge. »
De ce fait, le jour où les juges décrétèrent qu’il devait être exécuté, Junayd portait l’habit des soufis et refusa d’écrire un jugement. Ensuite le Calife ordonna qu’il donne également un verdict. Il mit donc le turban et la soutane de la cour, et ensuite se rendit au séminaire où il écrivit son jugement : « nous le jugeons coupable extérieurement », précisant ainsi que son décret était purement extérieur, alors que Dieu seul connaît les fautes intérieures.
Quand les gens commencèrent à être déconcertés par Hallâj, il le jugèrent incontrôlable, lui attribuant toutes sortes de miracles. Ils commencèrent à bavarder et à faire courir des rumeurs, rapportant tout ce qu’il disait au Calife. Il y avait un accord général sur le fait qu’il devait être exécuté, parce qu’il avait dit « Ana l-Haqq ».
Quand ils lui demandèrent de dire « Huwa l-Haqq » (Il est la Vérité), il dit, « bien sûr ! Tout est Lui ! Vous dites que Husayn est perdu ? Bien sûr qu’il l’est ! L’océan tout entier n’est pas perdu et ne le sera jamais. »
Quand il demandèrent à Junayd de donner l’interprétation ésotérique de cette déclaration, il dit, « laissez-le être exécuté, car aujourd’hui n’est pas le moment des interprétations ésotériques. » (TA 423)
Hallâj fréquenta les réunions de Junayd durant une vingtaine d’années. Pendant cette période il écrivit de façon prolifique, et beaucoup de traités lui ont été attribués de cette époque. Vers la fin de cette période, il séjourna à la Mecque, où il passa une année en retraite. Retournant à Bagdad, il se réunit à nouveau avec le cercle de Junayd, mais une année plus tard il quitta Bagdad pour Shustar.
Finalement, en 301/922 les événements conduisant à son exécution commencèrent à se précipiter. Il avait évidemment dépassé les limites, et on lui jetait des pierres de tous cotés. Les gens de Bagdad sortirent et se réunirent pour parler de sa situation. L’un d’eux se leva et s’adressa aux autorités de la loi canonique et de la voie, leur faisant le défi de déclarer si cet homme était un hérétique (mulhid) ou un confesseur de l’Unité Divine (muwahhid).
Junayd dit qu’il était le second. « Dans ce cas », demanda l’homme, « était-ce juste qu’ils exécutent cet homme, ou était-ce une erreur ? » « C’était juste, » dit Junayd. Quand l’homme demanda pourquoi, Junayd répondit : « Dieu appela son être intérieur et sa tête. Il est le dévot et Dieu est le créateur. Noyé par l’amour, le dévot expose son être intérieur, tandis que Dieu, conduit par la jalousie de l’amour condamne sa tête à la potence. Quelle cause de regret avez-vous ? Quelle raison avez-vous d’interférer entre le dévot et le créateur ? Ô ! amis, si c’est la religion qui est importante pour vous alors soyez prudents, mais si c’est Dieu qui est important, alors tournez votre regard vers la Voie. Si vous voulez garder votre tête alors gardez votre être intérieur confidentiel. » (TSY 76)
Les bras de Hallâj étaient blessés, mais il continuait à faire ses ablutions pour ses prières avec le sang qui coulait de plus belle. Quand il mourut, son corps fut descendu et enroulé dans une natte de paille et brûlé et ses cendres furent jetées dans les eaux du Tigre.
Junayd et les soufis de Shiraz
Contemporain de Junayd était le grand maître de Shiraz, Abû ‘Abd Allâh b. Khafîf (d 982), l’un des deux seuls soufis qui eut le courage de visiter Hallâj en prison, l’autre étant le loyal compagnon mentionné plus haut Ibn ‘Atâ. Dans le cas de Khafîf, la visite était particulièrement remarquable, parce que le maître entreprit le long voyage depuis sa ville natale jusqu’à Bagdad pour visiter le futur martyr incarcéré.
Cependant, Ibn Khafîf ne respectait pas seulement Hallâj, mais avait une révérence égale pour son maître Junayd, qui avait prit une position extérieurement hostile au cas de Hallâj. La raison de cela était que Ibn Khafîf avait le discernement pour comprendre le lien entre le maître condamnant et le disciple condamné.
Le respect de Ibn Khafîf apparaît dans un incident où un disciple de Junayd lui rendit visite à sa Khaneqah de Shiraz, et ils sortirent pour une promenade ensemble. « Marche devant » dit l’hôte à son invité. « Quel droit ai-je donc à aller devant vous ? », demanda l’invité avec surprise, honoré par la présence du maître. « Tu as le droit », répondit Ibn Khafîf, « parce que tu as vu Junayd et a été son disciple alors que moi non. » (MH 244)
Un autre soufi de Shiraz qui respectait Junayd était Abû l-‘Abbâs Ahmad b. Surayj (d. 918), qui avait assisté aux réunions de Junayd lorsqu’il étudiait la jurisprudence à Bagdad, bien qu’il attendit pour être initié de retourner dans sa ville natale, où Ibn Khafîf devint son maître.
Ibn Surayj était l’un des plus éminents jurisprudents de son temps, partageant avec Junayd la même profession. Shâfi’ite en jurisprudence, il fut le premier à apporter l’analyse rationnelle (tafakkur) et la logique dans le champ de la jurisprudence et est considéré comme l’une des trois figures phares du IIIème/Xème siècle dans ce domaine de la loi canonique.
Un soufi rapporte avoir assisté à une conférence dictée par Ibn Surayj, où il parlait des principes et corollaires avec une telle fluidité que l’auditeur en était stupéfait. Quand le visiteur exprima sa stupéfaction devant l’aisance avec laquelle Ibn Surayj avait présenté son travail, ce dernier lui demanda s’il parvint à savoir d’où venait cette inspiration. Quand le visiteur avoua qu’il ne savait pas, Ibn Surayj dit que tout cela venait « de la présence charismatique de Junayd. » (RQ 52) Quand Ibn Surayj assistait aux assemblées de Junayd, il lui fut demandé s’il considérait les mots du maître comme science. « De cela, je n’en sais rien », répondit-il, « mais je sais cela : ses mots ont un impact comme s’ils étaient conduits par Dieu sur sa langue. » (TA 428 & RQ 726)
La persécution des soufis
L’histoire raconte que Junayd garda le nombre de disciples de son cercle à vingt, confiant son enseignement de la gnose à ceux ayant la perspicacité la plus aiguisée.
A chaque fois qu’il donnait un enseignement par écrit sous la forme d’une lettre, il usait de la plus grande discrétion possible en choisissant son vocabulaire. Dans une lettre à un ami, il confessa avoir eu des arrière-pensées à écrire cette missive parce que quelques temps plus tôt une lettre à un ami à Ispahan était tombée entre les mains de quelqu’un d’autre, qui l’avait ouverte, bien que cette personne fut heureusement incapable de déchiffrer le texte.
Chacun devait toujours faire attention à écrire d’une telle façon que seul le destinataire puisse comprendre ce qui était communiqué. On devait résister à la tentation d’en dire trop et connaître les capacités de notre compagnon, ne parlant jamais au-dessus de son niveau.
Les soufis firent de grands efforts pour crypter leurs enseignements durant cette période. Un exemple est celui des notes d’Amr b. ‘Uthmân Makkî sur la science mystique (‘ilm-i ladunî), qu’un disciple prit par accident. Makkî s’empressa de récupérer les notes, effrayé que si elles tombaient entre de mauvaises mains, elles puissent impliquer le disciple, lui valant de subir la torture et une sévère punition. Certains disent que le jeune homme en question n’était autre que le célèbre Hallâj, au sujet duquel Makkî anticipait en fait le tourment qui allait lui être infligé. De plus, il y a un fort point de vue selon lequel l’exécution d’Hallâj fut expressément due à sa révélation des secrets de Dieu.
Attar rapporte le récit d’un maître qui explique qu’il avait passé une nuit entière jusqu’à l’aube à prier au pied du poteau sur lequel fut pendu Hallâj, quand le jour pointa, une voix dans son cœur l’informa, « j’ai confié mes plus profonds secrets à Hallâj, et il les a révélés. Ainsi telle est la punition de ceux qui révèlent les secrets du Roi. » (TA 594)
Dans un autre récit de Attâr, Shiblî raconte comment il alla sur la tombe de Hallâj et passa la nuit en prière jusqu’au lever du soleil. Juste avant l’aube il entra en communion avec Dieu, priant ” Ô ! Dieu, c’était un des tes dévots – croyant, gnostique, confesseur de l’Unité Divine. Pourquoi as-tu apporté l’affliction sur sa tête ? » Il s’endormit et rêva du jour de la résurrection, Dieu s’adressant à lui, disant, « je lui ai fait cela parce qu’il a divulgué mes secrets à ceux qui m’étaient étrangers. » (TA 594)
D’où le vers de Hafez:
Vers la fin de la période de Junayd, les membres de l’école de Bagdad furent de plus en plus sujets aux tourments et aux persécutions. La situation devint si mauvaise que même Junayd fut accusé d’hérésie.
Un certain nombre de chroniqueurs ont raconté cette persécution. Une fois, plusieurs soufis furent amenés devant le Calife Al-Mawaffas pour être testés, mais Junayd tenta un stratagème et se présenta lui-même comme juge pour juger cette affaire.
Dans ce jugement les soufis furent accusés d’avoir prétendu qu’il y avait de l’amour entre Dieu et Adam, tandis que le procureur soutenait qu’un tel amour ne put exister, prouvant que ceux qui prétendaient cela étaient des incroyants. Cependant, Junayd, en tant que juge présidant l’affaire, déclara que l’amour est un attribut de l’être créé et ne peut être appliqué au créateur, et qu’il s’agit d’incroyance d’affirmer, « j’aime Dieu et Dieu m’aime ». C’était la position des fondamentalistes ennemis du soufisme, en dépit de la déclaration coranique : « Il les aime et ils L’aiment »(Coran 5 : 54).
Samnûn Muhibb (« l’amoureux »), un maître brillant dans son genre et l’un des amis les plus importants de Junayd, était un homme de disposition joyeuse et d’un grand charme. L’une de ses disciples femme tomba amoureuse de lui et chercha à se marier avec lui. Quand Samnûn l’apprit, il exclut la femme de son cercle des disciples.
Faisant appel à Junayd, la femme demanda, « Que penses-tu de la situation où il y avait un homme qui était mon guide vers Dieu, et où Dieu disparut et ne resta que l’homme ? »
Junayd savait ce qu’elle entendait et refusa de répondre, ainsi la femme vint à l’homme qui avait porté les soufis en jugement, se plaignant que plusieurs soufis s’étaient mal conduits à son égard. Cette plainte fut retenue parmi les accusations portées contre les soufis.
Ainsi les accusations contre Junayd et ses disciples mélangèrent des considérations doctrinales et théologiques avec des incidents sociaux et moraux. Le juge dans ce cas particulier déféra son autorité au Calife, qui à son tour, voulant éviter tout scandale, conclut un non-lieu, disculpant l’accusé.
Bien entendu, le renvoi de l’affaire ne fit rien pour endiguer la persécution des soufis par leurs opposants qui continuèrent avec plus de zèle que jamais. Petit à petit la plupart des membres de l’école de Bagdad se retirèrent silencieusement en retraite. Cette suite d’événements attrista beaucoup Junayd en particulier, le rendant plus prudent que jamais dans son approche, à tel point que les écrits de la fin de sa vie sont pleins de citations du Coran et de références aux traditions prophétiques.
En marge de leur recours au cryptage, une autre façon pour les soufis de se protéger lorsqu’ils étaient assaillis par d’hostiles importuns était de répondre énigmatiquement. Selon la doctrine soufie, la réponse énigmatique ou rindî, ne vient pas de l’esprit conscient individuel d’une personne mais de son cœur, de sorte que les paroles prononcées ne viennent pas de lui-même mais de la Source Transcendante.
Une fois Ibn Surayj, le brillant juge Shâfi’ite qui était aussi un disciple du Maître de Shiraz, Ibn Khafîf, s’exclama devant Junayd : « Depuis tout le temps que j’écoute vos discours je n’aurais jamais pu deviner quelle réponse vous alliez donner aux questions des gens. »
« Dieu m’inspire », répondit le maître, « faisant couler les mots de ma langue, des mots qui ne peuvent être trouvés dans aucun livre ou recueil de paroles prophétiques. Ils viennent purement de la faveur de Dieu. »
Quand l’auteur d’un livre répudiant toutes les sectes demanda qui était l’autorité du soufisme, il fut référé à Junayd. Quand il demanda au maître quelle était la base de sa secte, ce dernier répondit : « Nous nous préoccupons de distinguer l’Eternel du transitoire, nous séparant de l’identification avec la famille et la terre, et de ne pas être conscient de ce qui est passé et de ce qui est à venir. »
« C’est une affirmation », admit le réfutateur, « cela ne peut être réfuté. »
Plus tard il assista à une réunion de Junayd et demanda le sens de la reconnaissance de l’Unité Divine (tawhîd). Le maître répondit seulement par une réponse énigmatique que seuls les initiés purent comprendre. Quand le réfutateur lui demanda de répéter sa parole, le maître fit simplement une autre déclaration énigmatique.
Quand le réfutateur chercha une explication, le maître dit « si cela était venu de ma langue j’aurais pu vous l’expliquer. »
Le réfutateur fut impressionné par l’état élevé et inspiré de Junayd. (ShDh II 229) La réputation de Junayd en tant que débateur et porte-parole de grand esprit était si grande que même le Calife Al-Muqtadir le portait en estime, déclarant qu’il était impossible de débattre avec Junayd sans une logique aiguisée. En même temps, les masses étaient sublimées par sa rhétorique. Les ennemis étaient constamment au travail, et un groupe de courtisans machiavéliques tramèrent un complot pour prendre Junayd au piège. Le calife avait une esclave qu’il avait achetée pour trois mille dinars. Sa beauté n’avait pas d’égal, et le Calife tomba amoureux d’elle, ordonnant qu’elle fut habillée du plus bel apparat, ornée des pierres précieuses les plus rares.
Les courtisans proposèrent au Calife qu’il l’envoie dans sa belle parure à Junayd, lui disant qu’elle voulait s’offrir elle-même à lui, ayant assez d’argent et étant devenue déprimée de la vie dans le monde. Elle déclarerait qu’elle voulait mener une vie spirituelle, disant que son cœur ne pourrait plus trouver la paix avec aucun mortel. Elle allait s’offrir elle-même à lui, ôtant son voile, sa propre présence étant un éloquent témoignage du sérieux de son intention.
Elle fut ainsi envoyée accompagnée d’un serviteur. Ils arrivèrent comme convenu à la maison du maître et procédant de la façon qu’on leur avait indiquée. Junayd trouva ses yeux tombant sur elle involontairement. Il resta silencieux, ne donnant aucune réponse à ce qu’elle lui disait. La fille répéta ce qu’elle venait de dire et le maître baissa la tête. Ensuite, soudainement il releva la tête et cria, « Allâh ! », expirant un souffle sur elle, à la suite de quoi elle tomba et mourut. Le serviteur rentra et rapporta l’épisode au Calife qui se trouva brûlant des flammes du remord, déclarant, « quand tu fais aux fidèles partisans ce que tu ne devrais pas faire, tu vois ce que tu ne devrais pas voir ». Ensuite il sortit lui-même pour aller voir le maître, disant, « quand on agit de la sorte, on se doit d’aller et de se faire humble. »
Quand il arriva, il demanda à Junayd, « Ô ! Maître, as-tu donné jusqu’à ton cœur pour que tu puisses réduire une telle forme en cendres ? »
« Ô Commandant des fidèles », répliqua Junayd, « est-ce votre bienfaisance envers les croyants qui se reflète dans votre désir de réduire à néant mes quarante années d’austérité, de nuits blanches et de mortifications ? Je ne suis moi-même pas important, mais ne fais pas ce genre de choses, afin que d’autres ne fassent pas de même. »
Dès lors le statut de Junayd grandit et sa célébrité s’étendit au-delà du domaine du Calife. Chaque fois que Dieu le mettait à l’épreuve, celle-ci était multiplié par 4000. Il parla des mystères, jusqu’au moment où Dieu lui dit de ne pas parler ainsi aux autres et de ne plus faire référence au plérôme des saints dans le monde spirituel, afin qu’il puisse ainsi se concentrer pour appeler les gens à Dieu. (TA 418)
Abréviations
AA= ‘Abhar al-‘âshiqîn
AM= ‘Awârif al-ma’ârif
EO= Ihyâ ‘ulûm ad-dîn
FM= Firdaws al-murshidiyya
FwJ= Fawâ’ih al-jamâl wa fawâtih al-jalâl (Najm ad-din Kubrâ)
HyA= Hilyat al-awliyâ’
JvAs= Jawâbir al-asrâr (Khwârazmî)
KAM= Kashf al-asrâr (Maybudî)
KM= Kashf al-mahjûb (Hujwîrî)
Lm= Lama’ât (‘Irâqî)
LT= Kitâb luma’ fî t-tasawwuf
MA= Mashrab al-arwâh
MjM= Majâlis al-mu’minîn (Qadî Nûr Allâh Shustarî)
MH= Misbâh al-hidâya
NmD= Nâma-yi dânishwarân
QQ= Qut al-qulûb (Makkî)
RAr= Rawh al-arwâh
RQ= Risaâla-yi qushayriya
RSh= Risâ’il-i-Shâh Ni’mat Allâh-i Wal i
ShDh= Shadharât adh-dhahab
SfS= Sifat as-safwa
SkS= silk as-sulûk
ST= Sharh-i ta’arruf li-madhhab ahl at-tasawwuf
T= Tamhidât
TA= Tadhriat al-awliyâ’
TAB= Tafsîr ‘arâ’is al-bayân (Ruzbihân Baql î)
TAT= Tasawwuf u adabiyât-î tasawwuf (Bertels)
TB= Târîkh Baghdâd
TbA= Tabaqât al-awliyâ’ (Ibn mulaqqin)
TfA= Tafsîr-i Ansârî
TGz= Târîkh-i guzîda
TKb= at-tabaqât al-kubrâ (Sha’rânî)
TSA= Tabaqât as-sûfiya (Ansârî)
TSS= Tabaqât as-sûfiya (Sulamî)
TSY= Tafsîr-i sura-yi Yûsuf (Ahmad b. Muhammad b. Zayd Tûsî)