Extrait biographie Dr Nurbakhsh II – Cheikh de la khaniqah de Téhéran

Jeffrey Rothschild

Deuxième chapitre extrait de la biographie du Maître actuel de l’ordre Nimatullahi édité par ” Les Editions Khanaqahi-Nimatullahi ” en 1998. Lorsque l’histoire commence, le Dr. Nurbakhsh arrive de Kermân, sa ville natale, pour s’inscrire à l’université de Téhéran

Bien que n’étant pas riche, le père de Javad arrive à mettre de côté assez d’argent chaque mois pour son fils, afin que celui-ci puisse mener une existence quelque peu confortable pendant sa formation à la faculté de médecine. Son seul problème est de lui faire parvenir l’argent. Les voies de communication en Iran à l’époque sont à l’état primitif, particulièrement en ce qui concerne les transferts de fonds. La seule méthode sécurisante et relativement rapide pour envoyer de l’argent est le télégraphe. Depuis près de trois ans donc, Asadullah se rend chaque mois au bureau du télégraphe et y paie des frais pour expédier de l’argent à son fils. Un facteur apporte le télégramme annonçant l’arrivée de l’argent à Javad, et celui-ci se rend alors à la banque locale pour le percevoir.
Un matin, alors qu’ Asadu’llàh est en route pour le bureau du télégraphe pour expédier l’argent du mois, il rencontre par hasard l’un de ses amis qui possède un étal de tapis dans le bazar, près de son propre magasin.
-“Si je peux faire une suggestion, demande l’ami après avoir étudié la situation d’Asadu’llàh, je pense que j’ai peut-être la solution à tes difficultés.”
???
Depuis des heures, Munis ‘Ali Shah demande après Javad, mais il n’est pas rentré à la Khanaqah de toute la journée, et personne ne semble savoir où il est, ni quand il rentrera. Finalement, un derviche qui est aussi un ami proche de Javad va voir le maître et lui fait savoir que Javad se trouve probablement au nord de Téhéran en train de régler quelques affaires personnelles.
-“Quel genre d’affaires ? “, demande le maître.
Le derviche répond qu’il dispense des cours particuliers à des étudiants en ville pour gagner un peu d’argent.
” Pourquoi, demande le maître, pourrait-il encore avoir besoin d’argent puisque son père lui en envoie déjà chaque mois?”
Le derviche hésite, mais le maître lui fait savoir clairement qu’il attend une réponse. N’ayant pas le choix, l’ami de Javad dévoile que quelques jours seulement après avoir reçu l’argent de son père, chaque mois, Javad finit de le dépenser en grande partie pour les autres derviches de la khanaqah chaque fois qu’il estime que quelqu’un en a plus besoin que lui. Par conséquent, il ne lui en reste pas suffisamment pour finir le mois, et il est obligé d’en chercher d’une autre manière, en donnant des cours particuliers aux étudiants pendant ses temps libres.
” N’empêche qu’il ne peut pas avoir besoin de beaucoup d’argent pour vivre puisqu’il vit à la khanaqah”, insiste le maître.
A ce moment, le derviche devient encore plus hésitant, mais encore une fois, le maître le presse de répondre.
– “Cela a un rapport avec la caisse de la khanaqah “, déclare le derviche à contrecœur.
Quelques mois plus tôt, le maître avait confié à Javad la responsabilité de toutes les questions financières de la khanaqah de Téhéran. Tout l’argent que le maître reçoit des derviches et des autres personnes est gardé dans la caisse de la khanaqah, et il a été convenu que Javad utilisera ces fonds pour régler les dépenses courantes de la khanaqah et celles du maître.
– “Que se passe-t-il avec la trésorerie? ” demande le maître.
Le derviche poursuit en expliquant que Javad a si bon cœur qu’il donne toujours de l’argent aux derviches qui sont dans le besoin et aux différents nécessiteux qu’il rencontre en ville. Et comme il n’a pas lui-même suffisamment d’argent, ayant donné tout ce qu’il possède, il utilise les fonds disponibles dans la caisse de la khanaqah pour aider les gens. En même temps, il se sent également obligé de remplacer l’argent qu’il a pris, et c’est ainsi qu’il est en fin de compte obligé de travailler deux fois plus dur, avec les cours particuliers qu’il dispense, sillonnant la ville à la recherche d’étudiants. Lorsque Javad rentre finalement à la khanaqah cette nuit-là, le maître le fait venir dans sa chambre. Après avoir confirmé ce que le derviche avait dit, le maître lui fait savoir qu’il ne veut plus le voir travailler si dur et s’exténuer autant. Puis il l’invite à faire attention à la façon dont il dépense l’argent, particulièrement celui de la khanaqah. En réponse, Javad accepte de tenir une comptabilité séparée des fonds de la khanaqah qu’il promet de dépenser désormais conformément aux seuls désirs du maître. Cependant, pour ce qui est de son propre argent, il admet devant le maître qu’il ne peut pas tenir une telle promesse. Résigné, le maître accepte ce compromis, heureux d’avoir résolu le problème. Il ouvre alors un tiroir et en sort une enveloppe.
– ” Cette lettre est arrivée aujourd’hui. C’est ton père qui l’envoie “, dit-il à Javad en lui remettant l’enveloppe.
Javad l’ouvre et la parcourt rapidement. Dès qu’il finit, il relève les yeux et fait savoir au maître que son père lui propose une autre méthode pour lui envoyer de l’argent. Il s’est arrangé avec un de ses amis proches pour lui expédier un tapis de grande valeur de Kermân, afin qu’il le vende à Téhéran. Cela doit lui rapporter une somme substantielle avec laquelle il pourra subvenir à ses besoins pendant toute l’année scolaire. Dès qu’il entend cela, Munis conseille à Javad de remettre le tapis qu’il recevra à un certain derviche, qui est lui-même marchand de tapis et dont il pourra tirer un bon prix. Le jour suivant, Munis appelle le derviche en question et lui demande de vendre le tapis mais de ne pas remettre à Javad la totalité de la somme qu’il percevra: il faudra le lui donner au compte-goutte jusqu’à la fin. Le derviche fait signe qu’il a compris et Munis cesse d’y penser jusqu’à ce que survienne l’incident du tapis.
Javad travaille depuis le début de l’après-midi à la bibliothèque comme il le fait habituellement après les cours, lorsque le maître entre pour discuter de quelque affaire. Javad met immédiatement de côté ses papiers et les deux hommes commencent à s’entretenir. Au milieu de leur discussion, cependant, le maître se tait subitement et commence à fouiller la pièce du regard. Il sait que le tapis du père de Javad est arrivé la veille, mais jusqu’à présent, il n’a pu le voir nulle part.
– ” Où as tu rangé le tapis que ton père a envoyé ? ” demande-t-il.
Javad reste silencieux pendant un moment, puis il explique qu’il a rencontré un nécessiteux ce matin-là qui croulait sous le poids de problèmes personnels. Alors, pour réduire la souffrance et les difficultés de l’homme, il lui a offert le tapis.
Le maître n’en croit pas ses oreilles.
– ” Qui est cet homme?” demande-t-il après avoir retrouvé son calme.
En apprenant que la personne en question n’est ni un derviche ni un ami intime, il se met à crier sur Javad en lui disant qu’il faut être complètement fou pour dilapider ainsi l’argent d’une année entière, et que pour son bien, il devrait se faire interner dans un hôpital psychiatrique jusqu’à ce qu’il sache contrôler une telle attitude irresponsable. Ne sachant quoi dire, Javad reste silencieux, tête baissée.
Oubliant ce dont il était venu parler, le maître se retourne et sort précipitamment de la bibliothèque.
Cette nuit-là, Javad ne peut dormir et décide de descendre méditer dans un coin de la salle de thé. Juste avant l’aube, Munis sort et se dirige vers le bassin comme tous les matins afin de faire ses ablutions pour la prière. De la salle de thé, Javad entend le maître tousser et se précipite vers lui. Mais avant qu’il ne sorte, Munis apparaît au pas de la porte. Avec gentillesse, le maître lui fait comprendre qu’il n’avait rien fait de mal, et le rassure qu’un tel acte détaché, loin d’être blâmable, mérite plutôt d’être encouragé. Puis il embrasse son disciple et va faire sa prière du matin. Incapable de contenir sa joie, Javad se met à danser en tournant sur lui-même sans arrêt et de façon incontrôlée dans la salle.
???
Depuis près d’une heure, Javad est assis dans la salle d’attente du ministère des finances pour rencontrer un très haut fonctionnaire. Un derviche lui a demandé de l’aide pour résoudre un problème particulièrement délicat, et il sait que le fonctionnaire avec qui il a rendez-vous peut l’aider dans ce sens.
Dès qu’on l’introduit dans le bureau du fonctionnaire, il règle le problème en quelques minutes et s’en retourne à la khanaqah. Mais, bien que son entrevue avec Javad n’ait duré que quelques instants et qu’elle se soit limitée presque entièrement au sujet à l’ordre du jour, vers la fin de l’entretien, le fonctionnaire commence à éprouver un étrange changement d’état, si étrange qu’il n’arrive plus à se concentrer comme à son habitude sur son travail et décide de quitter son bureau. Pendant des heures, le fonctionnaire erre sans but à travers les rues de Téhéran, arpentant les grands boulevards et les petites ruelles, cherchant à comprendre ce qui lui arrive, à expliquer cet état qui n’a rien à voir avec tout ce qu’il avait pu ressentir jusqu’à présent. Il est sûr que cet état est lié d’une manière ou d’une autre au jeune homme, le soufï, qui est venu le voir. Mais il n’a aucune idée de ce qui s’est passé, ni pourquoi. Cela n’a certainement rien à voir avec leur conversation qui a été purement commerciale et mondaine. Bref, il est complètement incapable de l’expliquer.
Dans la matinée, le fonctionnaire téléphone à la khanaqah et obtient un rendez-vous avec Javad, mais cette fois-ci à la khanaqah. Les deux hommes s’entretiennent pendant plus d’une heure. Avant de partir, le fonctionnaire demande s’il peut obtenir un autre rendez-vous avec Javad à la khanaqah. Javad accepte et les semaines suivantes, le fonctionnaire le rencontre presque tous les jours. Au cours de l’une de ses visites, il décide finalement de demander la permission de se faire initier dans l’Ordre. Javad lui dit qu’il doit d’abord en discuter avec le maître, Dhur Riyasatayn, et que si celui-ci accepte, il le conduira auprès de lui le plus tôt possible afin qu’il l’initie. Le fonctionnaire secoue immédiatement la tête et dit qu’il ne souhaite pas se faire initier par le maître. Il ajoute que si Javad a l’intention de lui faire accomplir un quelconque cérémonial qui n’a aucun intérêt à ses yeux, il repartirait chez lui sur le champ et oublierait toute cette histoire. Il termine en précisant que Javad est l’homme qu’il cherche depuis qu’il est sur terre, le seul pour qui il a de la considération, et qu’il n’acceptera de se faire initier que par lui seul.
Les deux hommes restent silencieux, et quelques instants plus tard, le fonctionnaire s’en va sans qu’ils n’échangent d’autres propos.
Javad ne sait que faire. La demande du fonctionnaire le met dans une position difficile. Bien qu’il soit en ce moment responsable de toutes les affaires mondaines de la khanaqah, il n’a jamais initié personne et n’y a même jamais pensé puisque le maître a toujours été là pour initier les gens. Hésitant quant à la conduite à observer, il reste en haut cette nuit-là à méditer dans sa chambre. Juste avant l’aube, lorsque le maître descend pour la prière, Javad va à sa rencontre et lui expose la situation avec le fonctionnaire. Le maître baisse la tête et reste silencieux pendant un long moment. Puis il relève la tête, sourit et dit à Javad que c’est une bénédiction que d’avoir trouvé un individu aussi dévoué, aussi détaché du monde matériel.
– « Vous devriez être extrêmement reconnaissant, poursuit-il, car de telles personnes sont rares dans ce monde. Il sera sûrement un disciple ainsi q’un ami fidèle et sincère. »
Puis il accorde à Javad la permission de l’initier lorsqu’il le jugera opportun.
Le fonctionnaire de haut rang dont le nom est M. Kobari , est initié dans l’Ordre par Javad cette même semaine. Quelques temps après, il démissionne de son poste de direction, abandonnant de ce fait tout le pouvoir et le prestige qui en découlent, se libérant ainsi pour se consacrer corps et âme à la Voie et à la khanaqah. Et comme l’avait prédit Munis Ali Shah, M. Kobari devint l’ami fidèle et le disciple le plus dévoué de Javad, position honorable qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1978.

Parmi les nombreux derviches que Javad a comme amis depuis son arrivée à Téhéran se trouvent un certain nombre de qalandars (c’est-à-dire des derviches errants sans domicile et plus ou moins dépourvus de moyens) dont la plupart ne sont même pas membres de l’Ordre Nématollahi. Ces derviches viennent à lui lorsqu’ils sont dans le besoin ou lorsqu’ils ont des ennuis parce qu’ils savent que quels que soient leurs problèmes, Javad fait tout ce qu’il peut pour les aider amicalement, sans jamais les questionner sur leur motivations, ni les juger.
L’un de ces qalandars, un homme que Javad a aidé un certain nombre de fois auparavant, se nomme Hâji Mouhammad Ja’far Kirmani. Une nuit, Javad est réveillé par le bruit de quelqu’un qui frappe à la porte de la khanaqah. Il va ouvrir et sans surprise, trouve Haji Mouhammad extrêmement agité devant la porte.
Javad salue son ami affectueusement, en dépit de l’heure tardive et le fait monter dans sa chambre. Une fois en haut, Haji Mouhammad se calme et explique son problème. Après avoir écouté le qalandar, Javad lui dit qu’il peut passer la nuit à la khanaqah sans crainte et malgré l’heure tardive, s’habille et sort.
Quelques heures après, Javad rentre à la khanaqah et fait savoir à Haji Mouhammad que, par la grâce de Dieu, son problème a été résolu et que tout est rentré dans l’ordre. Ils s’asseyent alors et prennent un petit-déjeuner très simple, composé de thé, de pain et de fromage. Alors que Javad est sur le point de leur servir une deuxième tasse de thé, le maître entre. Il vient consulter Javad au sujet de quelques affaires pressantes. Mais en voyant Haji Mouhammad, il s’excuse immédiatement et se retire. Pour le maître, les qalandars n’ont aucun sens des responsabilités, ce sont des gens qui font supporter aux autres leurs problèmes sans se soucier de l’ennui qu’ils leur causent. Il est sincèrement convaincu qu’un derviche doit exercer un métier et qu’il doit être utile à la société dans laquelle il vit, ce qui veut dire que les qalandars n’ont pas leur place à la khanaqah. Plus d’une fois, il a reproché à Javad le fait de recevoir de tels derviches à la khanaqah. Mais Javad considérait Haji Mouhammad comme un ami proche et un homme respectable, et par conséquent, il ne pouvait pas lui interdire l’accès à la khanaqah.
Sachant que le maître était reparti à cause de Haji Mouhammad, Javad s’excuse auprès de son invité et va le trouver dans sa chambre pour savoir ce qu’il voulait. Là, le maître lui apprend que l’imprimeur des ouvrages de la khanaqah avait appelé pour dire qu’il était sur le point de livrer leur dernière publication, un recueil de poèmes de Munis. Et comme ils doivent 500 tumans à l’imprimeur, il demande à Javad d’aller à la banque retirer de l’argent sur le compte de la khanaqah.
Seulement, il y a un petit problème. Javad sait qu’il reste moins de 50 tumans sur le compte. Malgré le fait qu’il souhaite éviter de décevoir le maître, il n’a d’autre choix que de lui dire la vérité. Il l’informe donc du manque d’argent et avoue ne pas savoir comment trouver une somme aussi importante juste à temps pour la livraison des livres. N’ayant plus rien à ajouter et ne pouvant rien faire d’autre, Javad s’excuse et va rejoindre son invité.
Haji Mouhammad sent que quelque chose cloche dès qu’il voit Javad rentrer dans la chambre. Il veut savoir ce qui se passe. Javad le rassure que cela n’a rien à voir avec lui et qu’il ne peut rien faire pour l’aider. Haji Mouhammad insiste alors en disant qu’il souhaite partager le problème de son ami, quelque en soit la nature surtout que Javad venait de lui être encore très utile pour trouver une solution à son problème.
Finalement, Javad se ravise et accepte d’expliquer à son ami l’histoire du livre et les difficultés financières de la khanaqah. Sur ce, Haji Mouhammad baisse la tête et se met à méditer. Quelques minutes après, au grand étonnement de Javad, il éclate de rire.
Javad regarde son invité et se demande s’il n’est pas devenu fou. Sans mot dire, Haji Mouhammad enlève son manteau rapiécé et le retourne à l’envers. Sans la moindre hésitation, il en déchire la doublure et après avoir fouillé l’intérieur, il en sort un petit paquet qu’il tend à Javad.
– « Cette bourse contient plus de 500 tumans. J’économise cet argent depuis de longues années pour couvrir toutes les dépenses de mon enterrement afin de ne pas être un fardeau pour les gens. Mais maintenant, je réalise que ce n’est pas digne d’un derviche, parce que cela démontre un manque de confiance en Dieu. Cet argent me tracasse depuis un certain nombre d’années et c’est seulement maintenant que je comprends pourquoi. Tu me rendrais un grand service et ce serait une grande faveur pour moi si tu l’acceptais comme cadeau. » Javad refuse énergiquement en disant qu’il ne peut pas prendre cet argent, mais Haji Mouhammad reste sur sa position.
– « Sincèrement, je serai soulagé de me débarrasser de cet argent. S’il te plaît, donne les tumans à ton maître pour payer l’impression des livres. Lorsque le moment viendra, Dieu prendra soin de mon enterrement. Et puis, quel vrai qalandar peut-il posséder autant d’argent? ajoute-t-il en riant. »
Javad est profondément touché par l’offre de Haji Mouhammad, par sa volonté d’abandonner tout ce qu’il possède, toute sa fortune en ce monde pour quelque chose qui ne le concerne même pas. Il essaie encore une fois de refuser l’argent, mais il sait que Haji Mouhammad a déjà pris sa décision et qu’il ne changera pas d’avis.
Après s’être excusé une fois de plus, Javad retourne dans la chambre du maître. Il s’excuse de le déranger et sans autre forme d’explication, lui remet le sachet contenant l’argent.
En l’ouvrant, Munis est étonné :
– « D’où est-ce que ceci sort? Comment es-tu parvenu à trouver tout cet argent si vite? »
D’une voix à peine audible, Javad fait savoir au maître que tout cet argent représente l’épargne de Haji Mouhammad, son invité.
Munis reste silencieux pendant un bon moment. Puis il demande à Javad de faire venir Haji Mouhammad dans sa chambre afin qu’il puisse le remercier personnellement. Tout heureux, Javad retourne dans sa chambre répéter à Haji Muhammad ce que le maître vient de dire. A sa grande surprise, cependant, après l’avoir écouté, Haji Mouhammad secoue la tête lentement.
– « Non, je ne parlerai pas à ton maître avant d’avoir été initié dans l’Ordre. »
Javad acquiesce de la tête et l’informe qu’il va de ce pas demander au maître s’il accepte de l’initier. Si le maître accepte, poursuit-il, il préparera et conduira lui-même son ami pour la cérémonie d’initiation.
– « Non, tu ne comprends pas, objecte le qalandar. Depuis de longues années, j’erre loin de l’endroit où je suis né, à la recherche de la Vérité. J’ai visité beaucoup de villes et j’ai connu beaucoup de shaykhs et de maîtres. Mais je n’ai jamais souhaité me faire initier par l’un d’entre eux. A présent, continue-t-il après une pause, je ne souhaite pas être initié par ton maître non plus. Je n’irai saluer ton maître qu’à une seule condition, conclut-il, c’est que tu acceptes de m’initier toi-même. Je ne voulais pas te le dire, mais j’ai rêvé de vous il y a quelques jours. Ce que tu as fait de façon désintéressée hier soir pour m’aider à résoudre mes problèmes a consolidé ma foi en toi. C’est pourquoi je ne serai initié que par toi seul et personne d’autre. »
Bien que Javad ait été autorisé par le maître à initier M. Kobari, il ne sait pas comment il réagira devant cette seconde demande. L’autorisation que le maître lui a donnée n’était peut-être valable que pour cette seule fois là. Finalement, il décide d’en avoir le cœur net. Le maître écoute Javad et approuve sa demande :
– « Ton ami a parfaitement raison. Tu as été le seul à le recevoir ici à la khanaqah et tu l’as aidé dans la difficulté. Par conséquent, c’est toi qui dois l’initier. »
Munis demande alors à Javad de faire venir son ami qalandar après l’initiation afin qu’ils puissent dîner ensemble.
Haji Mouhammad est fou de joie lorsque Javad revient dans la chambre et lui annonce la décision du maître. Ils vont ensemble prendre la grande ablution qui précède la cérémonie d’initiation, et plus tard, de retour à la khanaqah, Javad initie son compagnon dans la Voie, une voie qu’il suivra loyalement jusqu’à sa mort survenue quelques années plus tard.
Puisque seul le Shaykh al-mashayikh, c’est-à-dire le Shaykh des Shaykhs, est autorisé à initier les chercheurs dans une khanaqah où le maître est présent, l’autorisation que Munis Ali Shah a donnée à Javad pour faire ces deux initiations indique clairement la position qu’il occupe actuellement dans l’Ordre aux yeux du maître.
– « Désolé de te déranger à une heure aussi tardive, Javad, mais je pense qu’il serait bien que tu viennes dans la chambre du maître. Il ne va pas bien. »
A voir le visage du derviche qui se tient à la porte, Javad se dit que l’état du Maître doit être grave. Munis a souffert de maux à la prostate il y a quelque temps et Javad suspecte cette maladie de refaire son apparition.
Convaincu que c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’il arrive dans la chambre du maître, Javad découvre que Munis n’a pas pu uriner depuis un temps dangereusement long. Il se dit que cela est sûrement du à une sorte d’occlusion potentiellement dangereuse pour la vie. Sans tarder, il commence par téléphoner à tous les docteurs que lui et les autres derviches présents à ce moment-là connaissent, mais à cause de l’heure avancée de la nuit, aucun des médecins qu’il peut joindre n’accepte de venir à la khanaqah. Javad revient dans la chambre du maître et l’examine de nouveau. Il est convaincu après l’examen qu’il faut faire quelque chose immédiatement. Et, bien qu’il ne soit qu’en quatrième année de médecine, il n’a pas le choix : il doit faire l’opération lui-même. Sans hésiter, il cherche un hôpital où on le connaît bien afin d’emprunter les instruments dont il a besoin. Là-bas, il rassemble les instruments et les désinfecte avant de retourner à la khanaqah.
De retour dans la chambre du maître, Javad explique qu’il doit insérer un tuyau pour libérer l’urine bloquée et Munis accepte. Il effectue donc l’opération sans rencontrer de complications. Le maître perd un peu de sang au cours de l’opération, mais Javad sait que cela est tout à fait normal et ne s’en inquiète pas.
Le lendemain matin, un certain nombre de derviches anciens, des gens qui se considèrent eux-mêmes comme les plus avancés sur la Voie, ayant appris qu’il était arrivé quelque chose au maître, arrivent à la khanaqah. Ils se dirigent immédiatement vers la chambre de Munis où celui-ci leur raconte ce qui s’est passé en mentionnant qu’il a perdu un peu de sang.
La plupart de ces derviches sont devenus si jaloux de ce jeune derviche de Kermân qui est devenu si proche du maître et à qui on a confié tellement de responsabilités, qu’ils sont prêts à saisir n’importe quelle occasion pour lui créer des problèmes. Profitant de la situation, ils disent à Munis que Javad lui a coupé une veine quelque part et qu’il essaie peut-être de le tuer.
L’état de Munis ne s’améliorant toujours pas, il garde le lit et ne dit rien. Voyant qu’il est fatigué, les derviches quittent la pièce afin de le laisser se reposer. Dehors, ils discutent entre eux et décident de faire appel à un vrai médecin pour venir voir ce qu’on a fait au maître. Comme ça, se jurent-ils, ils connaîtront la vérité, et peut-être, avec un peu de chance, ils seront débarrassés de ce Javad Nurbakhsh. Quand le docteur qu’ils avaient appelé arrive à la khanaqah, le groupe des derviches anciens lui raconte ce qui s’est produit la nuit dernière, sans oublier de lui faire part de leurs soupçons au sujet de Javad. Puis ils appellent Javad afin qu’il se joigne à eux, et conduisent le docteur auprès du maître. Le Docteur examine Munis soigneusement. À la fin, il se lève, enlève lentement ses lunettes, et regarde les derviches.
– “Quel genre de soufis êtes-vous ? demande-t-il finalement, incrédule. Si ce jeune homme n’avait pas été là pour aider votre maître hier soir, il serait actuellement à hôpital dans un état critique ou peut être même déjà mort. Vous devriez plutôt le remercier au lieu de médire sur lui ou de lui prêter de mauvaises intentions.”
Munis Ali Shah se contente de regarder ses derviches sans mot dire. Et c’est quelques temps après cet incident que le maître commence à appeler affectueusement Javad ‘‘Dr Nurbakhsh’’, habitude que tout le monde adopte aussitôt à la khanaqah.

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