La fin de la capitulation

Jeffrey Rothschild

Il est celui qui attire ; Il est l’attiré Il est le chercheur ; Il est le recherché Ceci a été chuchoté dans notre cercle D’un fou à l’autre. – Dr Javad Nurbakhsh

Dès qu’il se réveilla, il sut que le tapis n’était plus là avant même d’ouvrir ses yeux. Ainsi il ne fut pas surpris lorsqu’il se leva et vit le coin vide au sol. Pendant plus de quarante ans il avait gardé ce tapis avec lui. Il regarda la fenêtre ouverte à travers laquelle le vent poussait les rideaux décolorés par le soleil vers l’intérieur et laissait ainsi entrer les premiers rayons de la lumière de l’aube. Il se dit que c’est par cette fenêtre que le voleur avait dû entrer dans la pièce.

Après s’être habillé, il quitta la maison et partit à travers les chemins poussiéreux de la ville vers la khanaqah en suivant son chemin habituel à travers le bazar. Et là il remarqua devant la boutique d’un marchand de tapis deux personnes en train de palabrer. Alors qu’il s’éloignait il vit une des deux personnes dérouler un tapis et le tendre à l’autre. Il reconnut immédiatement les images distinctives qui y étaient tissées : le bol du mendiant et les haches croisées dans le coin avec au centre la photo du Maître dont l’ordre porte le nom.

« Rien à faire » répétait l’homme qui tenait à présent le tapis tout en secouant calmement sa tête « je ne peux pas accepter »

« Mais regardez l’habileté du travail ; la qualité du matériau utilisé. je vous le dis ça c’est un tapis d’une excellente qualité »

« Et moi je vous dis que pour rien au monde je ne peux vous l’acheter tant que ne me donnez pas la preuve qu’il vous appartient. Je ne peux pas prendre le risque d’être pris avec des marchandises volées. »

« Volé ? Je suis offensé par ce que vous sous-entendez là »

« Et de plus, regardez là, vous voyez qu’il s’est déchiré et a été réparé »

« Où ça ? » demanda l’homme avec incrédulité. Le marchand pointa son doigt à un endroit sur le bord du tapis.

« Là. Même s’il a été repris avec beaucoup d’adresse. Je dois reconnaître que c’est le travail d’un vrai artisan. Si seulement je pouvais être sûr que ce tapis est à vous, je ne ferais même pas attention à un tel défaut »

Le voleur sut qu’il faudrait qu’il trouve vite quelque chose à dire pour convaincre le marchand mais rien ne lui venait à l’esprit.

« Excusez-moi, peut être que je peux vous aider » il avança et serra la main du marchand « j’ai surpris votre conversation. je peux attester avec certitude que le tapis en question appartient à cet homme »

Le marchand acquiesça avec satisfaction et se retourna vers l’homme qui tenait le tapis. « Dans ce cas votre offre est acceptée si vous désirez toujours vendre »

Assuré d’avoir convaincu le marchand, il se décida à partir mais avant, il jeta un coup d’œil à l’homme qui tenait le tapis et dont l’expression révélait un mélange de confusion et d’étonnement qu’il s’efforçait de contenir.

Prenant sa bourse, le marchand en sortit quelques pièces d’or. Il les donna au voleur qui accepta l’argent et lui remit le tapis en retour.

« Pouvez vous me dire » demanda t-il au marchand en essayant de ne pas trahir ses émotions « pourquoi vous avez accepté la parole de cet homme comme témoignage aussi rapidement »

« Lui ? C’est le shaykh d’une khanaqah située pas loin d’ici qui est connu pour sa véracité, sa parole est aussi crédible que celle d’un saint. »

Le voleur sourit grandement au marchand sans arriver à croire à sa bonne étoile. « Vraiment » répliqua t-il riant tout seul de ce qu’il savait être la vérité « aussi crédible qu’un saint »

Je commençai par une question. Mais ce n’était pas une question dont j’attentais une réponse. Je savais que mon père ne pourrait pas me répondre. Aussi le moins qu’on puisse dire c’est que l’interroger n’était pas bien de ma part. L’islam représentait une grande peut être la majeure partie de sa vie et le contenu provocateur de ma question allait certainement le contrarier, je commençai donc sur un ton assez innocent.

« Je sais que l’islam signifie soumission » lui dis-je un jour après l’école « et tu l’as déjà expliqué plusieurs fois. Mais dis-moi que signifie la soumission ? .Ce n’était pas que je doutais de la religion ou que je voulais m’en moquer. C’était juste que je me disais qu’il devait exister quelque chose au-delà de ce que la plupart des gens croyait, quelque chose de plus profond.

« On ne vous apprend donc rien à l’école ? » répondit sévèrement mon père. « La soumission signifie que tu acceptes tout ce que Dieu décrète pour toi, et que tu aies entièrement confiance en lui en sachant qu’il est Omniscient. »

« Mais dieu n’est t-il pas Tout-Puissant ? »

« Oui, bien sûr »

« Et rien ne peut advenir à moins que ce soit sa volonté n’est ce pas ? »

« C’est exact »

« Par conséquent toute chose est soumise à Lui qu’elle le veuille ou non. Que signifie alors la soumission ? »

Il lui fallut quelques instants pour se rendre compte qu’il n’avait pas de réponse à ma question et je voyais la frustration envahir son visage.

« C’est juste un flot de paroles concocté par ton cerveau »lâcha t-il finalement avant de quitter la pièce dans une colère silencieuse. Nous n’abordâmes plus jamais la question.

Quelques mois plus tard en sortant de la mosquée après la prière du vendredi je vis de l’autre côté de la rue, un vieux mendiant débout et vêtu d’une tunique en lambeaux (loques) s’adressant à un petit groupe de personnes. Pour une raison que j’ignore je décidai d’aller voir de quoi il s’agissait. Vu mon état d’esprit à l’époque j’y suis allé probablement dans l’espoir de pouvoir d’une façon ou d’une autre piéger le vieux mendiant avec ses propres mots.

Comme je le supposais il était en train de prononcer un sermon aux gens qui l’entourait sur l’importance de la foi. Je l’écoutai pendant un moment et je vis naître en moi graduellement une admiration réticente pour sa maîtrise de l’interprétation religieuse. Il a du noter un changement dans mon état car à la fin de son discours il se tourna vers moi.

« Je suis sûr qu’il y a un sujet sur lequel tu voudrais poser une question jeune homme. N’est ce pas ? je le vois dans tes yeux »

Je ne crois pas avoir eu l’intention de lui poser ma question lorsque je suis arrivé mais suite à son interrogation je ne pus m’en empêcher.

« Effectivement j’ai une préoccupation. Peut être pourrez vous me répondre là dessus » et je lui répétai le paradoxe sur la soumission avec lequel j’avais confondu mon père. Le vieil homme hésita un moment après avoir écouté mon dilemme et j’étais convaincu qu’il n’aurait aucune réponse à me donner. Mais à ce moment il se mit à parler sans marquer la moindre pause pour chercher ses mots. « Imagine deux hommes dans une prison condamnés à mort par Dieu et en attente d’être exécutés. Quoi qu’il arrive c’est la volonté de Dieu que ces deux hommes meurent. Il n’y a pas de doute sur le fait qu’ils doivent se soumettre à Son décret.

« Cependant, un des deux hommes passe son temps à chercher vainement des solutions pour s’évader de la prison, pour obtenir une grâce ou même arriver seulement à reporter le moment de son exécution ne serait-ce que d’un instant. Et quand l’heure de son exécution arrive, il pleure, gémit et implore pour qu’on l’épargne. Et finalement quand il réalise que tous ses efforts n’ont servi à rien désespéré il donne des coups de pieds et se bat avec les gardes qui l’emmènent à l’exécution

« L’autre homme sait qu’il ne peut pas éviter la fin qui lui ait déterminé et l’accepte pleinement. Résigné à mourir, il obtient la paix du cœur et reste calme. Quand l’heure de sa mort arrive il ne pleure pas, n’implore personne et ne se bats pas avec les gardes.

« Telle est la signification de la soumission. De toutes façons, la Volonté de Dieu quant à l’exécution de ces deux hommes sera accomplie. Leur soumission ou non n’est d’aucun effet sur la certitude de cette Volonté. Cependant leur capitulation devant cette Volonté a un effet direct sur eux. Dans le second exemple l’homme est en harmonie avec la volonté de Dieu ; dans le premier cas il ne l’est pas. C’est cela la différence »

A l’issue de son explication et contrairement à ce que j’espérais c’est le mendiant qui avait eu le dernier mot car je n’avais rien à répliquer.

Pendant plusieurs semaines après j’analysai ses propos jusqu’à ce que un jour j’y trouve une faille. C’était très simple. La volonté de Dieu ne couvrait pas seulement l’exécution des deux prisonniers dans la métaphore mais aussi tout ce qui s’y rapportait. Dieu n’était pas seulement le gardien de la prison, Il en était le créateur. Tout venait de Lui, tout ( la prison, les gardes, les prisonniers) était Sa manifestation. Tout cela existait seulement par la volonté de Dieu. Ainsi Dieu avait déterminé non seulement l’exécution des deux prisonniers mais aussi la façon dont chacun d’eux réagirait face à l’exécution. Cela veut dire que le fait que le second prisonnier capitule et accepte son exécution ou qu’il se rebelle et refuse de se soumettre comme le premier prisonnier dépend de La volonté de Dieu. C’est seulement parce que Dieu le voulait que le deuxième homme s’est soumis comme il l’a fait et le premier homme n’aurait jamais pu résister si Dieu avait voulu qu’il se comporte autrement. Tout ceci me ramenait à ma question de départ. Peut être me dis-je, le sens de la soumission était que le prisonnier se soumette à l’illusion de la soumission, l’illusion qu’il a le choix de se soumettre ou non. Mais même cela (la soumission à l’illusion de la soumission) doit être déterminé par la volonté de Dieu et on en revenait donc au point initial. La conclusion inévitable à laquelle je parvins est qu’il ne pouvait exister ni soumission, ni rémission à Dieu.

Ce n’était pas une mince affaire à mes yeux. Si toute la notion de soumission n’avait aucun sens, que signifiait alors l’islam ? Au début mes questions n’étaient rien de plus qu’une sorte de jeu de l’esprit. Mais à présent mon esprit m’entraînait de plus en plus en terrain inconnu, dans un dangereux bourbier dont je n’arrivais pas à m’extraire.

Cette nuit là je dormis mal. Juste avant l’aube je fis un rêve. J’étais en voyage et je m’étais arrêté dans une sorte d’auberge très confortable. Le jour s’était levé et je cherchais quelque chose ou quelqu’un dans l’auberge. Ce dont je me souviens c’est qu’après j’étais seul en train d’errer dans le désert. Alors que j’avançais de plus en plus loin dans le désert sous un soleil ardent, une voix répétait sans cesse dans ma tête « Il n’y a pas de soumission ». Finalement, incapable d’aller plus loin, je m’écroulai dans le sable en répétant toujours « Il n’y a pas de soumission ».

Je ne sais pas combien de temps je suis resté couché dans le sable mais quand je levai les yeux un homme se tenait à côté de moi. Il avait autour de ses épaules un châle de prière qu’il portait sur des toges de laine et sur sa tête était posé le turban des religieux. Malgré une barbe abondante qui couvrait la majeure partie de son visage, il émanait de ses yeux une lumière qui me captivait. Soudain, je n’étais plus dans le désert j’avais été transporté dans un autre univers totalement inconnu. En fixant ces yeux de mon regard, je n’arrivais plus à me contenir. Alors d’une voix entrecoupée, je dis « Il n’y a pas de soumission ».

Il approuva de la tête avec un léger sourire aux lèvres.

« N’est ce pas que la soumission ne signifie rien du tout » m’empressai-je d’ajouter dans ma confusion. »

Il me répondit le regard pétillant :

« En définitive, la soumission signifie la rémission de ‘’autre que Dieu’’ à la présence de Dieu sans que l’on s’aperçoive de sa propre soumission tout en attestant que Dieu est L’Agent d’un tel acte » Je tentai de l’amener à m’expliquer ce qu’il voulait dire ou au moins à préciser ses propos mais c’était trop tard. Avant que j’aie pu dire quoique ce soit , il disparut et je me retrouvai de retour dans le désert sous le soleil brûlant. Et là, je me souvins de l’auberge et je fus pris de panique à l’idée de ne pas savoir comment y retourner.

Au même instant je me réveillai dans mon lit. Le soleil venait juste de se lever au-dessus de l’horizon. J’étais si perturbé par le rêve que je ne pus me rendormir. Je restai couché dans mon lit pendant un bon moment à penser à ce rêve le repassant encore et encore dans ma tête. Quand le soleil fut assez haut dans le ciel je sortis et me mis à vagabonder à travers les rues complètement dérouté. Je n’avais aucune idée de là où j’allais, en fait je n’avais nulle part où aller. Je voulais juste faire en sorte de ne pas me retrouver seul confronté à moi-même.

Après un petit moment je commençai à retrouver mon calme. Je décidai de boire un thé en cherchant un endroit où aller ; pendant que je buvais mon thé je remarquais de l’autre côté de la rue deux hommes qui se dépassaient. Au même moment un troisième homme se pencha à une fenêtre au-dessus d’eux et jeta un seau de cendres qui recouvrit les deux passants de suie. Un des deux hommes habillé d’une robe blanche en coton fin se mit à maudire et hurler en jurant qu’il tuerait celui qui l’avait sali ainsi. Cependant après avoir nettoyé les cendres de sa toge il s ‘en alla en fulminant de colère.

L’autre homme qui était vêtu d’une vieille toge rapiécée posa à terre le paquet qu’il portait et s’agenouilla en prières. Pendant ce temps le troisième homme était descendu par un escalier et apparu dans la rue. Il cherchait partout l’homme qui fulminait en pure perte comme un fou furieux. Il était sur le point de remonter lorsqu’il remarqua le second homme priant dans la poussière. Se précipitant sur lui il nettoya les cendres qui recouvraient sa toge.

« Je vous prie de bien vouloir me pardonner. Je ne voulais pas déverser ces cendres sur vous. Je n’ai pas regardé avant de vider mon seau. Veuillez pardonner ma stupidité »

L’homme à la robe rapiécée sourit et répondit : « Vous n’avez pas besoin de vous excuser. Au moment précis où vos cendres ont touché ma tête j’étais en train de réaliser à quel point je suis misérable et combien je méritais avec certitude de brûler dans les flammes de l’enfer. Aussi fus-je comblé de joie de m’en tirer seulement avec les cendres. »

Intrigué par la réponse de l’homme et le calme de sa réaction je décidai de le suivre quand il s’en alla après avoir fixé solidement son paquet sous son bras. Je le vis s’arrêter à plusieurs boutiques de tapis mais aucune ne semblait lui donner satisfaction. Finalement il arriva à une petite boutique dans un des endroits les moins fréquentés du bazar. Il s’arrêta à l’extérieur pendant un moment comme pour ressentir quelque avant d’y entrer. Je le suivis dans la boutique quelques secondes plus tard et je me plaçai d’un air innocent dans un coin parmi des petits tapis en tendant l’oreille pour écouter. « J’ai fait une longue route jusqu’ici » expliquait l’homme au boutiquier « ce tapis dit-il en indiquant le paquet posé à ses pieds « est un présent destiné à mon Pir à qui je vais rendre visite. Cependant pendant le voyage il s’est déchiré et je voudrais le faire réparer correctement, pouvez-vous le faire ? » Le boutiquier souleva le paquet et retira délicatement l’emballage du tapis. D’une main experte, il déplia le tapis au sol.

Quand je le vis, je frissonnai. Au centre du tapis se trouvait tissé avec une grande précision le portrait fidèle jusqu’aux yeux de l’homme de mon rêve. Il m’était impossible de le confondre avec quelqu’un d’autre.

« Venez par ici » dit le boutiquier à l’homme ramenant mon attention dans la pièce. Tous deux disparurent dans l’arrière boutique et n’en ressortirent qu’après un long moment. A leur sortie l’homme que j’avais suivi portait à nouveau son paquet. Alors qu’il disait au revoir au boutiquier je me glissai dehors. Ayant décidé de le suivre j’attendis qu’il reparte. Peut être que ce Pir dont il se réclamait serait capable d’expliquer mon rêve.

Suivant l’homme à travers les rues venteuses de la ville je fus surpris par l’assurance avec laquelle il trouvait son chemin. A plusieurs reprises j’eus du mal à suivre son allure et une fois même je faillis le perdre de vue alors qu’il disparaissait dans une allée étroite bordée de murs en pierres. Puis à une porte sur laquelle se trouvait une plaque métallique représentant un bol de mendiant et deux haches croisées il s’arrêta et frappa. Un autre homme arriva au même moment et se mit à patienter derrière lui. Je décidai de me joindre à eux sans aucune idée de ce que j’allais pouvoir dire..

Lorsque la porte s’ouvrit, l’homme avec le tapis s’avança et parla brièvement au gardien. Ils croisèrent leurs bras chacun embrassant le dos de la main de l’autre et l’homme entra. Le gardien se tenait à présent face à l’autre homme et lui demanda l’objet de sa visite.

« Je suis ici pour voir le Pir, j’ai rendez-vous. Mon nom est Abû Hasan. »

« Et vous ? » demanda le gardien en me fixant.

J’estimai que la meilleure des choses était de lui dire tout simplement la vérité.

« Je n’ai pas de rendez-vous mais je voudrais parler au Pir au sujet d’un rêve que j’ai fait » Il hésita un moment et nous invita à entrer. A l’intérieur une pelouse verte et luxuriante ainsi que des fleurs entouraient une grande fontaine recouverte de carreaux bleus. On nous indiqua une pièce où l’autre homme et moi prîmes place et bûmes un thé. Après, un long moment s’écoula. Au fil du temps l’homme devint de plus en plus nerveux et parut contrarié.

« Je suis un homme important » me dit –il « cela ne me dérange pas d’attendre un petit moment mais là, c’est inadmissible » Aussitôt il se mit à faire des va et vient. A un moment donné l’attente dut lui paraître insupportable car il arrêta de marcher secoua sa tête et se rua furieusement hors de la salle. Un bref instant plus tard le gardien arriva pour l’informer que le Maître était prêt à le recevoir. Lorsque je lui expliquai ce qui s’était passé le gardien haussa les épaules et me fit signe de le suivre en disant qu’il verrait si le Maître est disposé à me parler maintenant.

Il me conduisit dehors à travers le jardin vers une petite salle qui se dressait en face de la cour. Au seuil de la porte il embrassa le sol et m’invita à entrer. Le Pir était assis sur une peau de mouton parmi des piles de papiers, de livres et de manuscrits.

« Asseyez –vous » dit-il en indiquant du doigt un coussin posé au sol en face de lui. Après avoir copié quelque chose de l’un des livres il me scruta et demanda.

« Pourquoi êtes vous venu ici ? »

Je ne savais pas par où commencer. Le rêve était ce que je voulais vraiment comprendre mais pour être plus clair il me fallait remonter en arrière et exposer mon dilemme à propos de la soumission. « J’ai une question sur la soumission et j’espère trouver la réponse ici »

C’était probablement la phrase à dire du moins je le suppose puisqu’il me fit signe de continuer en approuvant de la tête. Je me mis à lui expliquer la situation. Je ne peux ni décrire sa réaction ni même affirmer s’il m’écoutait puisqu’il garda sa tête baissée tout le temps. Cependant lorsque j’arrivai à la partie du rêve il leva sa tête. Je lui fis une description la plus vivante possible de mon rêve mais il se désintéressa à nouveau jusqu’au point où l’homme du rêve semble accepter ma déclaration sur le fait qu’il n’existe pas de soumission en donnant néanmoins sa propre définition de ce que c’est. Là le Pir leva sa main pour m’interrompre et me faire répéter attentivement les mots de l’homme.

Après que j’eus fait ceci, il se mit à fouiller parmi les papiers et les manuscrits autour de lui. Il feuilleta un livre jusqu’à ce qu’il y trouve ce qu’il semblait chercher.

« Ce manuscrit contient certains des écrits du Maître dont cet ordre porte le nom en signe d’hommage »

Il me tendit le manuscrit et m’indiqua un endroit sur la page.

« Lisez cette ligne »

Il y’avait écrit mot pour mot la définition de la soumission qui m’avait été donné dans mon rêve. De voir écrit cette définition ainsi m’ébranla si fortement que pendant quelques minutes je ne pus me concentrer sur rien, mon esprit se vida.

« Qu’est ce que cela signifie ? » tentai-je finalement de demander

« Vous savez déjà ce que cela signifie. Au moins votre raison le sait jusqu’au point où cela est possible et nécessaire »

« Mais ma raison me dit que la soumission n’a aucun sens. Alors comment peut-on la définir ? »

Le pir éclata de rire à ma réponse

« Voyons si je peux résumer votre dilemme le plus simplement possible : si toute chose est la Volonté de Dieu alors comment la soumission peut signifier quelque chose ? Est-ce exact ? »

J’admis que c’était un résumé exact de ma préoccupation. Puis il poursuivit. « Etant donné que tout est une manifestation de Dieu et que tout se trouve sous sa Volonté la seule chose que la soumission pourrait signifier c’est que Dieu lui-même fasse reddition à Dieu. Mais voilà exactement ce que dit la définition de votre rêve. Vous noterez qu’il n’y a pas de ‘’tu’’ dans cette définition. ’’Tu ‘’ n’est rien d’autre que l’illusion de ‘’autre que Dieu’’ qui capitule face à ‘’la présence de Dieu’’ Et à partir du moment où il n’y a pas de ‘’tu’’, qui donc reste t-il pour voir ‘’ta’’ soumission ? Le seul agent et témoin dans cet acte de soumission est Dieu. Dieu en d’autres termes capitule face à Dieu »

Je voulais en savoir plus, le questionner encore plus longtemps mais je n’arrivais toujours pas à me concentrer malgré tous mes efforts.

« Votre trouble est dû au fait que pour vous tout ceci vient seulement de votre raison. Votre conception de la soumission n’est rien d’autre qu’une construction mentale. Cependant elle n’est pas véritable. Votre cœur ne partage pas et n’a aucune expérience de cette conception. Elle est écrite dans l’air, dans la poussière, pas dans votre âme »

« Alors dites moi ce qu’on éprouve quand on a compris la soumission à laquelle vous faites allusion ? » « Vous ne pourriez pas comprendre cela. C’est d’une subtilité que votre esprit est loin de pouvoir appréhender. Et votre cœur est encore endormi. Même quelqu’un sur la voie depuis vingt ans pourrait ne pas éprouver une telle compréhension. Et vous n’avez pas encore fait le moindre effort pour accomplir ne serait ce qu’un pas. »

« Mais si toute chose vient de Lui, alors l’effort aussi doit venir de Lui »

« Ceci est encore votre raison seulement. Vous dites que toute chose vient de Dieu et professez l’Unité mais vous n’appréhendez pas l’unité avec les yeux de l’Unité à travers la vision du cœur. L’Unité que vous professez vient du royaume de l’intellect pas de l’expérience. Savez vous ce qu’est la volonté de Dieu ? Est-ce que vous comprenez Dieu ? »

« Non »

« Comment pourriez vous ? Comment la coupe peut-elle espérer contenir l’océan ? Pourtant vous m’avez largement parlé de Lui. Dieu est de loin plus grand que tout ce que votre intellect ne pourrait jamais comprendre. Tout ce qu’Il fait est sans cause. Il n’accepte personne en raison de son obéissance ni ne rejette personne à cause de sa désobéissance. Ses voies sont incompréhensibles pour l’esprit. Il peut prendre un vaurien ivre et débauché et en un instant en faire le plus dévoué des voyageurs, lui accordant des expériences et des visions pour lesquelles certains ont langui toute une vie sur la voie spirituelle tandis qu’un autre passera sa vie sans rien recevoir. Malgré tout ceci celui qui est sincère sur la voie s’efforce dans la mesure du possible tout en sachant que tout vient de Lui y compris cet effort et est reconnaissant quelque soit ce qui arrive. Une telle humilité vous manque ; votre intellect ne le permettrait pas. »

« Comment puis-je obtenir une telle humilité ? »

« Vous’’ n’obtenez’’ pas l’humilité, vous perdez votre fierté. Et cela est possible seulement quand ‘’ vous ‘’ n’êtes plus là ». Là se trouve la fin de la voie et le début du voyage de retour vers Dieu. » « Et comment pose t-on le premier pas sur cette voie, le pas dont vous avez parlé précédemment ? » Il ignora ma question et allongea le bras derrière une pile de livres d’où il retira un paquet. « Voici, ceci est pour vous »

Je pouvais deviner à l’emballage que c’était le tapis que lui avait offert l’homme que j’avais suivi jusqu’à cet endroit. Après m’avoir remis le tapis, il se leva.

« Venez, j e vais vous raccompagner »

Je le suivis jusqu’à la porte qui conduisait dans la cour. Là, un vieil homme s’approcha et tomba à genoux devant le pir.

« Ô Maître, cela fait trente ans aujourd’hui que je suis sur cette voie. Pendant toutes ces années j’ai constamment jeûné durant le jour et prié pendant la nuit sans m’endormir. Malgré tout ceci je ne trouve en moi aucune trace de la compréhension de Dieu que je vois en vous. Que puis-je faire ? »

« Même si tu jeûnes et pries pendant trois cents ans, tu ne pourras jamais obtenir un atome de cette compréhension »

« Pourquoi cela Maître ? S’il vous plaît, dites-le-moi, je dois savoir »

« Parce que tu es voilé par ton moi que tu n’as pas réussi à oublier malgré ta prière et ton jeûne. En vérité tu es fier de ces actes comme s’ils venaient de toi; ainsi ils n’ont fait que te ramener en arrière » « Que dois-je faire alors ? Quel est le remède ? »

« Tu ne pourras jamais l’accepter »

« Je l’accepterai je le promets. Dites-le-moi afin que je puisse le faire »

« Très bien si tu insistes. Va sur-le-champ te raser la barbe et la tête. Enlève ces toges que tu portes et mets toi juste un morceau d’étoffe en laine autour de la taille. Prends un sac de noix autour de ton cou et va sur la place du marché. Rassemble tous les enfants que tu peux et dis-leur ceci ‘’ je donnerai une noix à celui d’entre vous qui me donnera une gifle’’. Parcours ainsi toute la ville et va dans les endroits où tu es particulièrement connu. C’est cela ton remède. »

« Louange à Dieu ! Il n’y a de Dieu que Dieu »

Le Pir secoua sa tête en entendant cela. « Si un infidèle avait prononcé ces mots il serait devenu un croyant. En disant les mêmes mots, toi tu es devenu polythéiste »

« Pourquoi en est-il ainsi Maître ? »

« Parce que tu utilises ces mots pour préserver l’importance que tu t’accordes et non pour louer Dieu. Tu te crois trop important pour faire ce que je t’ai dit »

« Je vous en prie donnez-moi un autre remède. Il y a sûrement quelque chose d’autre que je peux faire. « Le remède est celui que je t’ai prescrit »

« Je ne peux pas faire ce que vous avez dit »

« Ne t’avais-je pas dit que tu serais incapable de l’accepter ? »

L’homme éclata en sanglots et se précipita hors de la cour. Le Pir se retourna alors vers moi.

« Vous m’avez demandé comment l’on fait le premier pas sur cette voie. Il y a un seul pas à faire. Si une personne est censée faire ce pas rien ne peut se mettre en travers de son chemin où l’en empêcher. Mais si tel n’est pas le cas, ce qu’on lui dit ou tout ce qu’il sait n’y change rien, tout cela ne servira à rien comme vous venez juste de le voir »

« Comment puis-je savoir ce que sera ma finalité ? »

« Vous ne le savez pas. Seul Dieu le sait. La seule chose importante à savoir pour vous est que tout votre savoir n’est d’aucune valeur »

Et sur ces paroles, il partit.

Extrait de SUFI n°14,Eté 1992

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