Shah Ni’matullâh Wali sur l’Amour et la voie de l’Union

Jawid Mojaddedi

Sayed Nûr al Dîn b. ‘Abdullâh Shâh Ni’matullâh Wali (731-834/ 1331-1432) nacquit à Alep mais passa presque toute sa vie en Perse, où il fonda la confrérie Soufi qui prit son nom à sa mort, la Ni’matullâhiyya. Shâh Ni’matullâh fut initié au soufisme par le Yéménite shaikh ‘Abdullâh Yafi’i (mort en 768/1367)qui probablement lui donna aussi son titre de ‘‘Shâh’’ car on comparait souvent les soufis à des rois, appellation maintenant commune en Iran comme en Asie centrale et méridionale.

Après avoir beaucoup voyagé, Shâh Ni’matullâh s’établit d’abord en Transoxiane, où beaucoup de disciples vinrent à lui. Cependant, la renommée qu’il atteignit lui valut son expulsion par Tamerlan, vraisemblablement sur les recommandations de soufis de son entourage qui appartenaient à l’ordre rival Naqshbandi.
Après plusieurs voyages, Shâh Ni’matullâh s’installa finalement dans la périphérie de Kerman, dans le sud-est de la Perse. Sa magnifique tombe à Mahan, tout près de la ville de Kerman, fut construite sur les ordres du sultan Bahmanid Ahmad Shâh, qui l’avait invité dans la région du Deccan. Shâh Khalilullâh, le fils et successeur de Shâh Ni’matullâh accepta l’invitation. L’ordre resta basé dans le Deccan et ne retrouva sa Perse natale qu’environ 250 ans plus tard.
Shâh Nimatullâh était sunnite et bien que, comme la majorité des soufis, il vénéra particulièrement la famille du prophète, il attribuait un rôle spécial aux douze imams sur la voie de la sainteté (wilâya) et considérait l’affiliation à la seule loi (sharia) comme secondaire à un engagement sur la voie soufi (tariqa). En Perse(avant et après la dynastie Safavid), l’ordre Ni’matullâh a donc évolué à la fois au sein du sunnisme et du chiisme. Plus récemment, l’ordre a vécu un renouveau sans précédent dans l’Iran laïque à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle, suivi d’une expansion rapide en Amérique du nord et en Europe après la révolution islamique.
Shâh Ni’matullâh était un écrivain prolifique aussi bien en prose qu’en poésie. Les travaux qu’il a laissés montrent qu’il a été profondément influencé par le thème soufi de l’unicité de l’être (wahdat al wujud) également étudié par les disciples d’ Ibn al’Arabi à partir du Fusus al-hikam dont Shâh Ni’matullâh écrivit son propre commentaire. Le lecteur de sa poésie est frappé par le croisement des thèmes de l’amour divin privilégié chez Rumi et de l’unicité de l’être associé à Ibn al’Arabi.
Les deux passages suivants, du plus court au plus long, sont extraits des ‘‘traités’’ (ghazals) de Shâh Ni’matullâh. Pour la plupart, ces écrits poétique en prose sont construits avec des phrases équilibrées en rimes, étayées par des vers très représentatifs de la littérature soufie Persane de l’époque. Les sujets évoqués dans ces deux passages comprennent ceux de l’Amour divin et de la voie de l’union à travers le détachement, thèmes centraux dans l’écriture de Shâh Ni’matullâh.

TRAITE SUR L’AMOUR

1 – Dieu dit : ‘‘ Dis, si tu aimes Dieu, suis moi et Dieu t’aimera ’’ (3/31). Dans la Torah, il est dit : ‘‘ Fils d’Adam, Je suis vraiment ton amoureux, et tu me dois bien cet Amour si tu veux l’être à ton tour ’’. Le messager de Dieu dit :
‘‘Dieu est beau et aime la beauté.’’

L’Amour est une station divine
L’Amour est supérieur à toutes les richesses

2 – Cette glorieuse station a quatre noms.

Le premier est hubb, ainsi écoute bien
Ce qui du Bien-Aimé sonne si bien

Le signe de hubb est que le cœur de l’amoureux est libéré de l’impureté des contingences et des désirs et qu’il doit chercher le Bien-Aimé pour le Bien-Aimé et non pour autre chose.

Je dis ces mots doux pour celui que j’aime,
Partage les secrets comme les compagnons de la caverne ;
Si tu cherches le Bien-Aimé pour lui-même
Tu connaîtras le seul dont je désire ardemment les formes.

2.2 – Le nom suivant est wadd qui est la démonstration de l’Amour : la beauté est ainsi appelée wadûd parce qu’elle a été établie sur terre.
Pour l’Amour wadûd est vraiment nécessaire
Depuis que le Bien-Aimé ordonna un tel décret
Dieu dit : ‘‘ La miséricorde leur donnera le wadd ’’ (9/96), c’est à dire la constance en Amour pour les cœurs de Ses serviteurs. Ceci est la signification du wadd.

2.3 – Le troisième est eshq, qui est débordant d’amour.
Dieu dit : ‘‘Les croyants sont les plus ardents en l’amour de Dieu’’ (2/165).

L’Amour vint puis la raison céda et partit
Il rompit le serment qu’il avait fait et partit
Quand il vit que le roi était entré ivre
Son pauvre serviteur se redressa promptement et partit

2.3.1 – Avec l’apparence de la lumière du soleil jalouse de tout ce qui est autre que la brûlure de eshq, la lampe de l’intellect s’éteignit. Quand le pouvoir du sultan de l’Amour s’empara du trône de la cour royale de l’existence de l’amoureux, Il annihila tout ce qui est autre avec le sabre de la jalousie.

Le feu de Sa violente jalousie s’embrase
Et en un souffle consume absolument tout
‘‘ Dans ce royaume, pas d’espace pour les autres’’
Il enseigna ce message par pure grâce.

2.3.2 – Eshq est une douleur que tu ne peux connaître tant que tu ne l’as pas vécu, et si tu lis mon traité sur l’Amour seulement avec ton intellect, tu ne pourras comprendre. Le terme eshq est dérivé du mot ‘ashaqa (une vigne qui tue l’arbre autour duquel elle s’implante.), qui pousse autour de l’arbre de l’existence de l’amoureux :
Elle s’empara de lui de la tête aux pieds
Cet arbre s’affaissa et finit par mourir.

2.3.3 – Puisque le débordement et la démesure ne peuvent être des attributs éternels de Dieu et que eshq est une expérience d’extrême Amour que tu as expérimentée alors les termes de eshq et d’asheq ne s’appliquent pas à Dieu.

2.3.4 – Quand l’eau de vie d’Amour coule dans toutes les rivières des forces spirituelles et dans les veines du corps de l’amoureux et que la source de l’être le conduit des fracas du torrent du hubb à la mer d’amour :

Pour nous il est maintenant l’amoureux
Immergé dans la mer vaste et sans fond
Le cœur rempli de l’amour du Bien-Aimé
Comme le flot ininterrompu de l’âme dans le corps

Il entend par le Bien-Aimé, il parle avec la bouche du Bien-Aimé, il voit avec les yeux du bien-Aimé et il cherche le bien-Aimé à travers le Bien-Aimé.

Bravo ! cet amour est tellement magnifique et si doux
Si tu le vis, alors viens et rencontrons-nous !

2.3.5 – Quand le sang des veines de Zulaikha se mit à bouillir et son cœur à hurler, elle commença à saigner pour contenir la dépravation ; chaque goutte de sang qui tombait sur le sol se joignait aux autres pour former le nom de Joseph.

Quand tu répands ton propre sang à Sa porte
C’est Joseph que ton cœur écrit sur le sol.

2.4 – Le quatrième terme utilisé pour l’Amour est hawâ, mon ami
Plus doux que cela tu ne peux comprendre !
Hawâ (extinction dans l’Amour) conduit à l’effacement de la volonté de l’amoureux dans le Bien-Aimé et la relation au bien-Aimé exclut tout ce qui est autre que Lui.

Celui qui possède un tel Amour (hawâ)
A reçu dans son cœur notre propre Amour (hawâ)

3 – La cause de l’Amour est soi la beauté soit la bonté. Si c’est la beauté : ‘‘ Dieu est beau et aime la beauté ’’. Si c’est la bonté : ‘‘ La bonté n’est pas perfectible exceptée par Dieu et il n’y a pas de bonté sinon celle de Dieu. ’’

La voie de l’Amour est la seule qui guide sur ce chemin,
Par amour pour Lui, tu aimeras le monde aujourd’hui

4 – À partir de l’évidence que ‘‘ l’esclave ne cesse de m’approcher avec des actes surérogatoires jusqu’à ce que je l’aime…’’ les actes surérogatoires sont la cause de l’Amour et ils sont un excès. Les formes du monde sont un excès par rapport à l’être : les actes surérogatoires sont aimés par le bien-aimé de Dieu, tout comme les formes de ce monde sont aimées de Dieu, le Bien-Aimé éternel. La jalousie du Bien-Aimé éternel implique que l’on n’aime pas autre chose que Lui, aussi, bien entendu la récompense est : ‘‘ Et quand Je l’aime, Je suis les oreilles avec lesquelles il entend et les yeux avec lesquels il voit. ’’ Il répand Ma vision et Mon entendement.

GUIDANCE POUR CHERCHEURS

1.Tu dois savoir que tant que tu subis les attachements et les obstacles des choses créées, le sultan qui est derrière le rideau de la tente royale ne révèlera pas les vérités sur Son essence elle-même derrière le voile fin de Ses attributs et les subtiles montagnes de Ses actes. Pour les mendiants dans la plaine de Ses effets, cet amour du futile est incompatible avec l’amour de Dieu. Détourne-toi de toute chose changeante jusqu’à ce que tu Le trouves dans toutes les manifestations.

2. Ainsi trouve ce que tu cherches en te détournant de tout
Et lorsque tu auras tout quitté, Il te montrera une joue

Le chercheur en Dieu doit nécessairement se détourner des essences futiles, des contingences, des désirs et se résoudre à suivre la voie de l’Amour devant le Seigneur. Il ne doit pas laisser entrer la poussière des plaisirs des choses sensibles, ou la poussière de l’attachement entrera par la fenêtre de ses sens, ni la poussière de la clameur de sa propre existence se lever car l’entretien de mauvais penchants renforce le ‘‘moi’’ dominant. Par ses injonctions, ce ‘‘moi’’ autoritaire incite à pratiquer l’hypocrisie et exerce ainsi son autorité sans aucune légitimité.
Le voyageur mystique doit suivre ce verset Dis, si tu aimes Dieu suis moi et Dieu t’aimera ( 3/31) et transformer ce moi dominant qui donne des ordres en un moi soumis à l’injonction suivante Tout en toi doit se tourner vers Dieu (24/31) et se détourner des plaintes stériles de l’ignorance égoïste et des déserts des illusions bestiales Ils sont comme du bétail et même pire (7/179) – et retourner en paix dans la proximité de Dieu ainsi rempli d’humanité – Nous avons honoré les fils d’Adam (17/70)

3. À ce niveau, il est un renonçant ordinaire
il est un ascète qui souffre encore d’avidité et de manques

L’essence de l’ascétisme est de renoncer volontairement à la fois à ce monde et à celui d’après. Comme il a été dit, ‘‘ l’ascétisme pour ceux qui ne sont pas mystiques est une simple transaction : ils achètent les biens de ce monde avec les biens de l’au-delà. Pour le mystique, il s’agit de transcender ce qui préoccupe son être intérieur et de s’élever au-dessus de tout ce qui est autre que Dieu.’’ Il est donc indispensable d’avancer et de ne pas rester longtemps bloqué à la station de l’ascétisme car les chuchotements du malin de chaque âme ne sont pas arrêtés par de simples privations sensuelles ou par la dissipation des envies.
Ceci est le niveau des débutants, mon ami
Mais ceux qui ne savent pas, pensent que c’est le plus élevé.

4 – Les autres sont comme ça mais les plus purs sont comme ceci :
Jours et nuits, cachés ou visibles, ils s’efforcent d’acquérir de nobles attributs et à travers l’Amour et l’ivresse du témoignage de la vérité, ils boivent le vin des dévotions religieuses avec la coupe de l’effort spirituel. Ils sont occupés à laver et à purifier leur cœur et leur âme, et, sur la mélodie apaisante de ‘‘ l’Amour est ce qui dure et tout amour qui se flétrit n’est pas un vrai amour’’ et sur l’accord de ‘‘ ma maladie, et ma guérison ’’ ils chantent cette chanson :

La douleur que tu infliges est le remède de ceux qui agonisent
Et de ceux qui ressentent leur appel directement de Toi

4.1 – Ces hommes de vision, qui sont l’enluminure du manuscrit du détachement et le sermon dans l’exorde du livre de l’unicité, sont hagards à cause de : ‘‘ l’une des attractions de Dieu à laquelle les actions des hommes et des djinns correspondent.’’ Ils sont les vérités suprêmes du monde et l’accomplissement de l’essence de l’homme, embellis extérieurement par leur comportement, anoblis intérieurement par leurs efforts sur la voie mystique. Ils se sont détachés du futile pour rejoindre Dieu et comme moi, ils se sont débarrassés du fardeau de l’hypocrisie humaine pour plonger telle des gouttes d’eau dans la mer de l’effacement en Dieu. Ils se sont défaits des caractéristiques humaines et selon le décret ‘‘Vous fûtes créés avec les caractéristiques de Dieu’’, ils ont atteint la subsistance, parés des attributs divins.

Subsistant en Dieu après l’annihilation du moi
Il est le verre, le vin, le serveur et le compagnon

4.2 – Ainsi, comprends bien ceci et évite de partir d’un postulat erroné comme la chauve-souris qui s’envole du nid de la certitude et de la confirmation pour le royaume du doute et du rejet en clamant qu’ il est celui de Dieu. Il est l’esclave de Dieu ; il est séparé de la création et pour Dieu son nom est Abdallâh ( esclave de Dieu ), comme Dieu a dit concernant la réalité de son messager : Néanmoins quand l’esclave de Dieu se lève…(72/19)


Le niveau de Ni’matullâh est précisément celui-ci,
Par Dieu, c’est une station de pure béatitude !

Extrait du magazine Sufi n°59, p45, par Jawid Mojaddedi

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