Au temps d’autrefois, un roi 
Impatient d’apprendre, 
Et qui se savait imparfait, 
Fit appeler un fameux derviche et lui dit : 
” La lignée à laquelle j’appartiens 
S’est toujours abreuvée 
Aux sources les plus pures de la connaissance. – C’est bien ainsi, dit le derviche. 
– Il est de mon désir 
De continuer cette tradition. 
C’est pourquoi, je te le demande : enseigne-moi. 
– Est-ce un ordre ou une prière ? 
– Prends-le comme tu voudras, dit le roi. 
Ordre ou prière, de toute façon, j’apprendrai. ” 
Il se tut et attendit que le derviche prît la parole. 
Mais le derviche ne dit rien. 
Un moment plus tard, il s’inclina en silence, 
Se leva et sortit. 
Les jours suivants, on le vit revenir 
Régulièrement auprès du roi. 
Il s’asseyait, il restait quelques heures 
Sans prononcer une parole puis sortait. 
Les affaires du royaume se bousculaient 
Auprès de lui, 
Les requêtes, les conflits, les châtiments, 
Les trahisons, les honneurs. 
Et la roue du ciel tournait au même rythme. 
Le roi, chaque jour, voyait arriver le derviche 
Dans ses vêtements déchirés. 
Il le voyait marcher et s’asseoir, 
Il le voyait manger et boire, 
Parler et rire avec les autres. 
Il savait que la nuit il dormait. 
Mais il ne recevait aucune parcelle 
De l’enseignement désiré. 
Pourquoi ? se demandait le roi, 
Attend-il un signe ? 
Comment percer le secret de son silence ? 
On entendit un jour, à la cour, 
Plusieurs personnes 
Qui parlaient d’un chanteur nommé Daud 
Et qui disaient : 
” Daud est le plus grand chanteur du monde. ” 
Le roi, animé par le désir d’écouter 
Ce chanteur fameux, 
Le fit convoquer au palais. 
Mais le chanteur, qui vivait 
Dans une demeure somptueuse 
Et se disait le monarque des chanteurs, 
Répondit à l’envoyé du roi : 
” Ton roi ne connaît rien 
De ce qui est nécessaire à l’art du chant. 
S’il veut simplement voir mon visage, je viendrai. 
Mais s’il veut m’entendre chanter, 
Il lui faudra attendre comme n’importe qui. 
– Attendre quoi ? demanda l’émissaire. 
– Que le bon moment soit venu, 
Que je sois dans la bonne disposition
Pour chanter. 
Ce qui a fait de moi un chanteur, 
Un grand chanteur, 
Ce qui pourrait faire d’un âne un grand chanteur, 
Je vais te le dire : 
C’est le fait de savoir avec précision 
Quand on peut chanter 
Et quand on ne peut pas. ” 
Ces paroles furent rapportées au roi, 
Qui se sentit partagé entre le désir et la colère. 
” Quelqu’un peut-il obliger 
Cet homme à chanter ? 
Demanda-t-il. 
S’il doit être dans une bonne disposition 
Pour chanter, 
Ne dois-je pas être dans une bonne disposition 
Pour l’écouter ? ” 
 Le derviche soudain se leva, 
S’avança vers le roi et lui dit : 
” Viens avec moi, allons visiter ce chanteur. ” 
Parmi les murmures étonnés des courtisans 
Qui se demandaient à voix basse 
Quel piège profond se dissimulait 
Derrière la proposition du derviche, 
Lequel ne manquerait pas 
D’être grandement récompensé, 
En cas de succès, 
Le roi accepta. 
Il se fit apporter de pauvres vêtements 
Et, les cheveux en désordre, 
Il suivit le derviche dans les rues de la ville. 
Les deux hommes frappèrent 
A la porte du chanteur. 
Celui-ci leur fit dire qu’il ne se sentait pas 
En humeur de chanter 
Et qu’il voulait qu’on le laissât tranquille. 
Alors, le derviche s’assit 
Sous les fenêtres du chanteur 
Et se mit à chanter lui-même. 
Il chantait un des airs favoris de Daud 
Et il le chantait admirablement. 
C’était du moins l’avis du roi, 
Qui s’était assis à côté de lui, dans ses guenilles 
Et qui se sentait violemment ému par le chant. 
Cependant, comme il n’était pas 
Grand connaisseur en la matière, 
Il ne pouvait pas remarquer 
Que le derviche chantait très légèrement faux. 
Quand le chant fut terminé, 
Des larmes brillaient dans les yeux du roi. 
” Chante encore une fois le même chant, 
Dit-il au derviche. 
Je n’ai jamais entendu mélodie 
Plus douce et plus émouvante. ” 
Le derviche accepta et s’apprêtait 
A reprendre le chant depuis le début, 
Quand soudain Daud, 
Qui ne pouvait pas supporter plus longtemps 
L’erreur légère du derviche, 
Se mit à chanter lui-même de sa fenêtre. 
Le derviche et le roi, immobiles 
Comme deux pierres, 
Retinrent leur souffle. 
Le chant de Daud, parfaitement juste, 
Les enveloppait d’une beauté inconnue 
Où ils voyaient l’univers tout entier 
Et jusqu’aux plus secrets sentiments des humains. 
Lorsque le chant fut terminé, 
La fenêtre se referma. 
Le roi fit envoyer au chanteur 
Un présent magnifique. 
Il félicita le derviche pour son adresse 
Et lui proposa d’être son conseiller principal, 
Dans toutes les affaires du royaume. 
Mais le derviche dit ceci : 
” Trois conditions ont été nécessaires 
Pour te faire entendre ce que tu as entendu : 
La présence du chanteur, ta présence 
Et la présence d’un homme 
Qui pût établir le lien indispensable 
Entre le chanteur et toi. 
– Que veux-tu dire ? demanda le roi. 
– Ce qui est vrai pour le chanteur 
Est vrai pour tout enseignement. 
Il faut le moment, l’endroit et l’homme. 
– Veux-tu dire que nous devons attendre, 
Toi et moi, 
Jusqu’à ce que ces trois conditions se réalisent ? 
– J’ai dit ce que j’ai dit, répondit le derviche. ” 
Extrait du site web http://membres.lycos.fr/philocafe/