Lectures Soufies...

L'Expérience de l'Anéantissement

Lorsque j’allais sur mes treize ans, j’eus la permission de m’asseoir à l’entrée de la salle de réunion où mon père dirigeait les assemblées hebdomadaires et le zikr vocal occasionnel. Je ne me rappelle  presque plus de la première fois où  j’ai entendu le zikr vocal alors que j’étais assis  à l’extérieur  mais je me rappelle très clairement de la première fois où j’ai entendu mon père prononcer les mots suivants : « Ilahi ‘ajz wa inkesar , wa nisti ‘ata befarma » ( Ô seigneur  accorde nous [l’état ] d’impuissance, de servilité, et  d’ anéantissement).

 

Ses mots eurent un profond effet sur moi, même si à l’époque je  comprenais à peine ce qu’il voulait dire.  C’est seulement des années plus tard lorsque  j’ai commencé à lire de la littérature soufi que j’ai réalisé que l’annihilation de soi ou ‘’l’état d’anéantissement’’ est le thème central et l’objectif principal su soufisme.

Il y a plusieurs  moyens  d’expérimenter l’anéantissement dans nos vies, notamment à travers la contemplation de notre propre condition humaine. Un des  moyens est  la contemplation du cosmos. Par exemple, lorsque nous considérons l’étendue de l’univers, avec ses millions de milliards de galaxies et d’étoiles et que nous voyons que notre soleil  est juste une de ces étoiles et notre planète juste une planète parmi des milliards de planète dans la voie lactée, nous en venons à être conscient de notre petitesse  et nous pouvons avoir un sentiment  d’insignifiance en rapport avec notre propre existence.

A d’autres moments, lorsque nous pensons au nombre incroyables d’espèces  qui sont passées avant nous  et à toutes celles qui viendront après nous  et lorsque nous nous situons dans ce vaste flux d’espèces  en sachant que  l’homo sapiens n’est qu’une espèce  récente dans l’histoire de la vie sur terre, alors notre insignifiance nous apparaît clairement et nous pouvons ressentir avec évidence  à quel point nous ne  sommes  rien.

Edward Fitzgerald (1809 -1883) dans sa traduction  de l’un des quatrains  du Rubaiyat (LXIX) d’Omar Khayyâm exprime une idée  similaire:

‘’ Dans ce Jeu auquel Il joue, nous ne sommes que des pions impuissants
Sur cet échiquier  de jours et de nuits
Ici et là, Il nous déplace, nous  crée  des difficultés et nous capture par la mort
Et un à un nous retournons vers la Fosse ‘’

 

Un autre moyen par lequel nous pouvons faire l’expérience de l’anéantissement est  la confrontation à la mort et la prise de conscience de notre propre état de mortel. Cela  arrive lorsque nous perdons un proche. La mort d’un être cher nous confronte à la réalité de notre  situation et nous fait réaliser que nous aussi nous allons vers  l’extinction et  cette prise de conscience  conjuguée de pair avec notre absence de compréhension de tout sens à notre existence nous  conduit  à expérimenter le sentiment d’anéantissement. Shakespeare a exprimé ce sentiment avec éloquence dans sa pièce  de théâtre ‘’ Macbeth’’. En apprenant  la mort  de sa femme, Macbeth contemple la mort comme le dernier acte d’une très mauvaise représentation  et exprime un sentiment d’anéantissement.

‘’Demain, demain, demain
Se glisse ainsi  à petits pas d’un jour à l’autre,
jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit ;
Et tous nos hiers ont éclairé les fous,
Sur le sentier de la mort poussièreuse.
Eteins –toi, brève chandelle, éteins –toi!
La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur
qui s’agite et parade une heure, sur la scène ;
Puis on ne l’entend plus. C’est un récit
Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte,
Et qui ne veux rien dire ‘’
___Macbeth (acte 5, scène 5)

Cependant, l’anéantissement au sens mystique est totalement différent de ce qui vient d’être décrit. Ce n’est pas à travers la contemplation  du monde extérieur et de la place que l’homme y  occupe que le ou la mystique parvient à l’expérience de  son propre anéantissement. C’est en se tournant vers son intérieur, en se focalisant sur sa propre individualité et en expérimentant  la disparition  que le mystique expérimente l’anéantissement. Cela arrive lorsque nous cessons de nous percevoir comme des  individus distincts  et arrivons à ressentir  profondément le sentiment d’unité avec le monde qui nous entoure. L’expérience mystique de l’anéantissement est l’expérience de la mort de notre égo et  de la rencontre avec le divin. Cette expérience est  décrite comme étant  la forme la  plus élevée  de l’humilité par Saint Jeand de la Croix : « Lorsqu’il  est conduit au néant, le degré le plus élevé d’humilité, l’union spirituelle  entre son âme et Dieu  sera établie.» (Ascent of Mount Carmel, bk.2, ch.7, no.11)

L’expérience  soufie de l’anéantissement est intimement liée  à l’expérience de l’amour divin. Plus l’on  expérimente  l’amour de notre  bien-aimé, plus on  fait l’expérience de notre propre anéantissement. A l’évidence aucun mot  ne peut  décrire une telle expérience. Rumi dans son Mesnevi (Livre 5, vers 1242-1255) raconte l’histoire d’un amoureux qui brûlant du feu de l’amour  voulait exprimer la sincérité de son amour  pour sa bien-aimée en citant toutes  les choses qu’il avait faites par amour pour elle. L’amant  indiqua  qu’il n’avait pas dormi pendant des années, qu’il avait dépensé toute sa fortune et ses forces pour sa bien-aimée, et qu’il ne restait plus rien  qu’il n’avait pas encore  fait pour elle. La bien-aimée répondit en disant que tout ce que l‘amant  avait fait  est insignifiant sur la voie de l’amour  comparé à ce qu’il aurait dû faire  et lui précisa qu’il n’avait pas encore réalisé le principe fondamental et le pré-requis de l’amour. Lorsque l’amant demanda  ‘’ quel est ce principe ?’’, la bien-aimée répondit  qu’il s’agissait de ‘’ la mort et l’anéantissement  de l’amant’’

L’histoire de Roumi  nous  donne une description saisissante de l’expérience  de l’anéantissement à travers l’amour. Dans les moments d’amour, nous  nous oublions  et notre existence est définie par notre amour de l’autre. Pour Roumi , c’est seulement lorsque l’amant  ne se ‘’ voit ‘’ plus  face à son bien aimé qu’il est véritablement amoureux. Pour exprimer le sentiment d’anéantissement dans un contexte plus tangible, peut-être pouvons-nous dire que, lorsque nous faisons les choses pour les autres par amour, sans attente d’une quelconque récompense ou sans aucune conscience de notre propre mérite, nous sommes au seuil de l’expérience mystique de l’anéantissement.

Dans l’une de ses dernières interview, mon père  a dit que le but du soufisme est l’anéantissement et il ajouta ‘’ parce que c’est seulement lorsque l’on devient zéro que l’on  fait l’expérience de  l’infini.’’ En d’autres mots et pour paraphraser dans le présent contexte ce qu’il voulait dire : c’est  seulement lorsque nous n’avons plus le sentiment de notre propre individualité que nous pouvons faire l’expérience du divin en nous-mêmes et chez les autres

Discours traduit de l'anglais du magazine Soufi n°80

Leave your comments

0
terms and condition.
  • No comments found
Back to top