Entrevue de Safoura Nurbakhsh avec un cheikh soufi : Hossein Kashani
Dr Javad Nurbakhsh fut le Maître de l’Ordre soufi Nimatullahi pendant 55 ans (jusqu’en octobre 2008). Il est encore bien difficile pour ses disciples d’en parler au passé. Ses photographies continuent de rendre grâce aux murs de Khaniqah et ses enregistrements audio imprègnent encore aujourd’hui les soufis du monde entier.
L’entretien suivant, avec Hossein Kashani (cheikh de l’Ordre Nimatullahi), est tant un hommage au Dr. Nurbakhsh qu’une candide conversation à propos des relations entre Maître et disciple.
Il est souvent difficile de concevoir l’idée d’abandon à un Guide spirituel, mais aussi d’accepter que ce soit la seule et unique possibilité. Alors pourquoi avons-nous besoin d’un Maître ? Comment en trouver un authentique ?
La plupart d’entre nous reconnaissent l’importance d’un enseignant pour toutes études sérieuses. Mais il est encore plus crucial d’en trouver un qui soit embarqué sur un chemin spirituel. Tout simplement parce que l’enseignement ne doit pas reposer sur une pression d’ego et que, seul, un Maître illuminé ou éveillé en est capable.
Concernant la seconde partie de la question, je pense qu’il est dit que je suis un être imparfait, mais que je devrais être capable d’évoluer en une personne parfaite.
Seul le cœur d’un vrai chercheur (ou étudiant de la vérité) peut ressentir l’attraction émanant d’un vrai Guide. Il n’y a pas d’autres signes. Un charlatan et un Guide peuvent agir exactement de la même manière. En fait, un véritable Guide peut même agir de pire façon qu’un charlatan, tout simplement parce que ce dernier, par intérêt, doit ménager sa clientèle et son commerce.
Un véritable Guide peut encore agir à contrario de ce qu’espère le disciple et faire ainsi germer le doute, quant à sa fiabilité, dans l’esprit de l’étudiant. Mais la vraie question à se poser n’est pas est-ce un vrai Guide, mais plutôt suis-je un vrai disciple ? Quelles qualités sont nécessaires à un disciple ? Est-ce que je possède ces qualités ? Je crois que le point de départ est de vérifier nos propres qualifications et non celles du Guide.
Quelles sont les qualités d’un disciple ?
Tout d’abord la sincérité. Puis la soif. Pour un vrai disciple, cet apprentissage est question de vie ou de mort : il est purement existentiel. L’apprentissage est intense et difficile. Ce besoin d’enseignement doit être viscéral, physique et existentiel pour que le disciple soit capable d’y mettre ce qu’il faut.
Diriez-vous que ce n’est pas nous qui trouvons notre Guide, mais plutôt lui qui nous trouve ?
D’après mon expérience, cela est totalement vrai.
Voici quelques mots de Pema Chödrön, Guide spirituel provenant d’une tradition différente : « Pour atteindre l’éveil, vous avez besoin d’une profonde connexion de cœur avec une autre personne. Sans cette solide connexion, il est difficile pour le disciple de ne pas se sentir trahi ou délaissé par son Guide à certains moments. Oui, c’est une relation basée sur une profonde intimité parce que de nombreux secrets sont livrés au disciple ».
La relation évolue également pendant le voyage de l’étudiant. Les Maîtres vous éveillent, mais également vous soutiennent avec vos propres échecs. Un apprentissage sans soutien ni aide serait dévastateur pour le disciple.
Sans l’amour et la foi inconditionnels, nous échouerions misérablement et ne serions pas en mesure de récupérer. À ma première rencontre avec Dr. Javad Nurbakhsh, je me suis senti complètement nu. Je savais qu’il voyait à travers moi comme sous rayons X, mais je n’en ressentais nullement de la honte. Au contraire, je me sentais en sécurité, et ce, grâce à l’amour. Je savais qu’il voyait tous mes vices et côtés obscurs, mais sa compassion était telle que seuls l’amour et la sécurité m’envahissaient.
Ma première expérience avec le Maître fut donc empreinte de gentillesse. Nous devons d’abord faire l’expérience de la gentillesse avant d’apprendre à donner aux autres. Expérimenter la gentillesse est préalable et nécessaire pour que la confiance et la sécurité s’installent ensuite vis-à-vis du Guide.
Comment la relation évolue-t-elle pendant l’apprentissage ?
Elle évolue, mais c’est le Maître qui la change de palier ou de forme. Il choisit quand et comment cette relation prend forme. Le disciple est uniquement responsable de ses propres actions sur le chemin de l’éveil. Il ne peut d’ailleurs jamais anticiper ce que le Guide prévoit où deviner quelle sera la prochaine étape.
Un Maître ne laissera jamais un disciple l’idolâtrer.
Il n’est effrayé de rien et ne ressent aucune honte. Il emploiera toutes les méthodes à sa disposition pour enseigner aux disciples une leçon à propos d’eux-mêmes.
Que pouvez-vous ajouter sur la manière dont évolue la relation ?
Le chemin qui mène à l’éveil est très difficile, car il sous-entend désapprendre. Le progrès spirituel ne peut pas se faire sans réduction et sans désapprendre.
Oui, la voie du néant
Effectivement, le disciple doit devenir moins, puis moins que moins…. Et là, la douleur apparaît puisque personne n’est habitué à souhaiter perdre – ce n’est pas dans notre nature de vouloir devenir moins.
Et si au bout de 10 ou 20 ans d’apprentissage, à devenir toujours moins, vous vous demandez ce que vous y avez gagné, c’est que vous n’avez rien compris (Rires).
Vous n’êtes pas censés gagner quoi que ce soit, mais plutôt perdre…
Nous sommes censés demander ce que nous avons perdu et non ce que nous avons gagné.
Qu’ai-je perdu ? Il est magnifique de dire ce que j’ai perdu à la place de ce que j’ai gagné.
Oui, c’est très beau, même si la plupart d’entre nous réclament plus de gains que de pertes. L’inverse est très difficile à appliquer et c’est exactement ce que signifie pauvreté spirituelle. Il n’y a rien d’autre à s’accrocher qu’à Dieu lui-même. Voici pourquoi le Maître est la seule sécurité à laquelle doit s’accrocher le disciple – il ne peut être certain de rien d’autre, si ce n’est de son Maître.
Cette confiance totale au Maître ne sous-entend-t-elle pas dépendance ?
Non, ce n’est point de la dépendance, mais de la nourriture. Mais, effectivement, le lien devient tellement fort qu’il pourrait devenir de la dépendance. Il y a bien un danger. Cela relève de la responsabilité du Maître. Il doit s’assurer que le lien avec son disciple ne devient pas de la dépendance. Le vrai Maître utilisera toutes les opportunités pour que l’attention de son disciple soit tournée vers Dieu. Éventuellement, le Maître devra détacher son disciple de son attachement.
C’est un sujet très difficile à expliquer parce qu’en fin d’apprentissage, la relation Maître- disciple est proche d’unité. Il ne reste alors qu’Un. Le vrai Guide nous aidera à réaliser cela. Ce paradoxe entre indépendance envers le Guide et unité à l’éveil est surement la chose la plus difficile à faire pour tout disciple.
Plus nous faisons les choses dans la vie, plus elles nous paraissent faciles. Il n’en est pas de même sur le chemin de la spiritualité. En effet, plus on y avance et plus c’est difficile. Et ce, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une seule et unique chose : Dieu.
La difficulté provient de notre propre résistance et il y a toujours résistance quand l’ego est présent. J’ajouterais qu’étant tous différents, le Maître utilise des moyens adaptés à chaque disciple. Il utilise des traitements appropriés différents selon les personnes.
Voilà qui est intéressant…
Des allusions sur les différentes étapes du chemin de la Vérité ont été révélées dans de nombreux écrits.
Mais on n’y trouve que des allusions, aucune explication ou expérience profonde. Pourquoi ?
Tout simplement parce que le Guide est uniquement intéressé par la Vérité et que nous avons tous une expérience différente de ce qu’Elle est. L’expérience spirituelle est bien personnelle. Elle ne s’appuie que sur l’expérience. L’expérience personnelle ne peut pas s’appuyer sur des mots (sinon les gens anticiperaient, seraient effrayés ou encore gonfleraient leur ego et leur fierté en racontant leurs propres expériences). Pour éviter toute confusion, il est donc demandé de garder le silence.
Revenons sur ce que vous disiez précédemment, comme quoi les explications n’aident pas le disciple.
Des explications peuvent aider certaines personnes. Elles peuvent aider au bon moment. Je ne dis pas qu’expliquer n’aide pas. Cela doit se faire au moment opportun. Le Guide donne certaines clarifications quand il le faut et toujours de manière très courte. Ce n’est pas un enseignement basé sur le bavardage puisque c’est interne.
Qu’est-ce que ce concept d’un Guide-miroir pour son disciple ? Quelle en a été votre expérience ?
J’ai trouvé cela très vrai. C’est une des manifestations du Maître puisqu’Il ne possède pas d’ego (il a été dissous par l’apprentissage). Il est juste un miroir net et clair.
La plupart du temps, Il nous renvoie notre propre reflet. Et nous, pauvres fous, nous avions tendance à nous dire qu’Il était comme ceci ou encore comme cela… Mais non, Il était uniquement un reflet.
Nous reconnaissons-nous dans ce miroir ?
Oui, pendant une bonne période de notre enseignement. Cet effet miroir est un outil du Maître ; il n’est pas utilisé pour nous rendre honteux ou coupables. Il sert uniquement à nous rendre conscients de certains de nos traits. Pour pouvoir vivre avec, nous devons en être conscients sans sentiment de honte ou de culpabilité.
C’est la grâce.
C’est la grâce du Maître.
C’est la grâce. Son enseignement est la grâce. En d’autres mots, l’attention spirituelle du Guide vous borde quand vous faites l’expérience de difficultés…
L’attention spirituelle du Guide se pose sur son disciple quand ce dernier voit les choses telles quelles sont réellement pour la première fois. Si l’élève manque de sincérité, il pourrait spécifier que ce n’est pas lui, mais le Maître, alors qu’il ne se connaissait tout simplement pas ainsi jusqu’à maintenant.
Que de gens disent cela ! Nous l’avons maintes fois entendu.
Je suis toujours très heureux quand une personne dit voir les choses de l’intérieur comme elle ne les avait encore jamais vues. Je sais ainsi que le chemin fonctionne pour elle.
Leur dites-vous ?
Oui, je leur dis. Je leur spécifie que c’est très bon et que c’est une merveilleuse nouvelle. Le Guide vous regarde gentiment et vous montre votre moi charnel.
Quand vous commencez à voir le moi charnel, c’est très laid !
Oh que oui, ça l’est ! C’est d’ailleurs la plus grosse difficulté du chemin. Apprendre à voir l’ego, le moi charnel et l’accepter. Je crois profondément que connaître toutes les facettes de notre personnalité à travers la grâce de notre Maître peut éventuellement nous amener à sentir une vraie humilité et compassion pour tout un chacun. Le Maître fournit de la lumière. Nous sommes dans le noir et c’est la lumière du Guide qui nous permet de voir toutes ces choses sur nous. Nous n’en avions même pas conscience avant le début de cet apprentissage.
Si le disciple est éveillé et voit ce qui se produit, son cœur devient alors heureux « parce que l’attention du Maître est sur moi. Ça fonctionne ». Et bien entendu, cette conscience reconnaissance nous nourrit en énergie. Si à l’inverse, nous ne prêtons pas attention, ne sommes pas sincères ou encore sans aucune confiance pour notre Maître, la reconnaissance ne peut pas être présente et le tout reste négatif avec des questionnements tels que « pourquoi moi ? » ou encore « où se trouve l’enseignement ? ».
Combien de temps avez-vous suivi la voie avec Dr. Nurbakhsh comme Guide ?
Je ne peux pas répondre… Il est toujours mon enseignant.
Il est décédé. Je reformulerai donc ma question. Combien de temps a duré votre enseignement, en termes de présence physique, avec Dr. Nurbakhsh ?
Il est maintenant dans la personne de son fils.
Pourriez-vous expliquer cela ? Cette transition a été, bien entendu, un processus compliqué pour la plupart d’entre nous.
Je pense que cela est tel que vous l’avez dit, un processus et non un problème.
Oui, c’est un processus.
En début de ce processus, il y a un sentiment de perte, et ce, même pour le nouveau Guide.
Spécialement pour lui.
Oui, spécialement pour lui.
Je pense que ce fut juste dévastateur pour lui.
Et je pense qu’il ne se sentait pas vraiment prêt, mais il a dû en prendre la responsabilité. Ce processus de transition fut plus dur pour lui que pour moi.
À cause de la perte.
Oui, à cause de la perte. Il venait de perdre son père et son Maître. Il avait une relation très proche avec son père, d’une profondeur inégalée avec qui que ce soit d’autre. Alors, oui ça a pris du temps.
Pour les autres disciples du Docteur, la transition d’un Maître à l’autre fut plus simple : un transfert de souffle de l’un à l’autre. C’est la même réalité et la même lumière.
Oui, mais d’un autre côté…
C’est différent. Bien entendu, c’est une autre personne.
Il a différentes façons de marcher, de parler, d’enseigner et d’interagir.
Personnellement, je connaissais déjà le nouveau Maître depuis très longtemps et je l’aimais. Mais je répondrais à cette question autrement. Je vénérais Dr. Nurbakhsh, il était mon Maître et je croyais en lui. Puis je dus croire en son successeur ; ce qui se fit tout naturellement parce que le Dr l’avait lui-même choisi.
Le soufisme semble célébrer les Guides spirituels. Pour ceux qui ne connaissaient pas Dr. Nurbakhsh, que diriez-vous de lui ? Qu’est-ce qui le différenciait des autres Maîtres ?
Je ne connais pas les autres Maîtres, mais si un seul mot pouvait définir Dr. Nurbakhsh, il serait «Amour».