Le pauvre vieux bouc

Le Diable était parti en vacances et avait laissé son affaire entre les mains de ses trois fils. A son retour, il leur demanda ce qu’ils avaient fait dans le monde pour répandre la misère et les épreuves parmi l’humanité afin de plonger les créatures de Dieu dans les ténèbres et en retirer des profits pour le Diable et sa suite.
Son fils aîné lui répondit, « J’ai démarré une révolution ainsi que deux guerres et causé l’assassinat d’un roi et le renversement de gouvernements intègres dans sept pays. »
« Très bien ! », s’exclama le Diable. Se tournant vers le cadet, il lui demanda, « Et toi, qu’as-tu accompli sur la terre pour augmenter la souffrance des hommes ? »
« J’ai fait en sorte de faire fructifier l’investissement en énergie de mon frère. La violence et la haine sont, bien sûr, rafraichissants pour nous tous ; mais la guerre, la révolution violente et l’adversité à moins qu’elles ne soient bien gérées, peuvent conduire à une perte nette pour nous.
« Ces situations peuvent parfois conduire à créer un creuset de fraternité parmi les hommes, avec des qualités de générosité et de sacrifice de soi qui poussent de toute part. J’ai travaillé sans relâche pour nous assurer contre ces éventualités. J’ai conduit mes lieutenants afin de guider ces moutons humains dans nos bras. Les tentateurs et les démons en hordes favorisent le meilleur comportement des hommes pour nos besoins. En ce qui concerne les êtres humains qui pourraient répondre par la sympathie et la gentillesse aux autres, en présence d’un ennemi commun, je les ai poussés vers l’égoïsme, l’avidité et à la vanité (ce ne fut pas une tâche difficile dans la plupart des cas).
« Si on n’y prête garde, à l’endroit où un gouvernement intègre est renversé, un bien meilleur système peut prendre place. Je suis fier de dire que j’ai évité bien des désastres dans de tels cas. J’ai converti les idéalistes en fanatiques ; les sages pragmatistes ont été transformés en profiteurs car autrement ils auraient pu fournir des plans organisés pour le bénéfice de tous ; j’ai subverti des leaders charismatiques avec l’amour d’eux mêmes afin que les gens qu’ils auraient du servir basculent vers l’adoration dans des cultes stériles de la personnalité. En résumé, excepté dans quelques cas lamentables, les êtres humains potentiels (ceux dont le développement conduit inévitablement à une perte sèche pour nous) ont été transformés en non-entités, quand ils ne travaillaient pas activement dans nos rangs pour le plus grand bien de la compagnie. »
Le Diable, qui avait écouté avec intérêt tout ce que son fils cadet avait dit, fit son éloge. « Je vais augmenter le nombre de tes employés, mon fils. Ton travail est fastidieux, mais nécessaire. Les légions de serviteurs inciviles que tu commandes, je dois l’admettre, obtiennent des résultats. Tu es consciencieux et travailleur, et de tels résultats méritent récompense. Puisse l’empire de ta bureaucratie ne cesser de croître ! »
Se tournant alors vers le benjamin, il demanda, « Et toi, qu’as-tu fait pour augmenter ton travail dans le monde, fils préféré ? »
« J’ai desserré le collier d’une chèvre, » répondit-il.
« Quoi ?! » s’exclama le Diable, scandalisé.
« Peut-être devrais-je m’expliquer, » dit la prunelle de ses yeux. « Alors que mes frères ont pris de grandes mesures pour tendre vers de grands objectifs, j’ai fait plus avec moins d’effort ; je pense avoir obtenu des résultats avec de réelles économies.
« J’ai vu un bouc dans la cour d’une ferme, une corde attachée autour de son cou décharné. Il n’y avait personne à proximité, et j’ai pu ainsi approcher et desserrer le collier de l’animal. Le bouc, constatant une évolution favorable vers un état plus « libre » de lui-même, se débattit, s’étira, se tortilla et poussa tant et plus, jusqu’à ce qu’il soit totalement libre et débarrassé de son état captif. Il trotta alors vers la maison. Il faut dire que dans ce pays l’accueil des visiteurs avait généralement lieu dans une cour avec une porte maintenue grande ouverte pour permettre aux visiteurs de venir librement comme les lois de l’hospitalité l’encouragent. La maîtresse de cette maison, cependant, s’était surpassée dans l’élaboration de simples accessoires usuellement permis dans une telle aire « commune ». Un valet, habituellement en service, était profondément endormi dans les buissons après une dure nuit à travailler pour notre compte.
« Dans l’entrée de la salle de réception de cette ferme plutôt grande (plus une maison de maître d’un domaine, en réalité), il y avait un grand miroir décoré. Se voyant lui-même dans le miroir, le bouc, croyant apercevoir un rival, et totalement préparé à défendre son nouveau territoire, baissa la tête et chargea. Le miroir, bien sûr, vola en éclats dans un vacarme assourdissant.
« La cuisinière, seule dans la maison à ce moment-là, était dans la cuisine en train de préparer le dîner. Entendant le tumulte, elle se rua dans l’entrée, le couteau à la main. Seulement le jour d’avant, elle avait lustré amoureusement le miroir dans son cadre doré. Dire qu’elle se mit en colère serait un doux euphémisme. Elle se précipita sur le pauvre animal étourdi et d’un seul coup mit fin à ses jours. Il y avait du sang partout.
« A ce moment inopportun la maîtresse de maison revint d’une entrevue plutôt pénible avec un marchand fatigant, qui lui avait prêté plusieurs jolis tapis, qu’elle avait utilisés pour embellir l’entrée. (Il faut maintenir les apparences après tout !) Voyant le miroir cassé (un objet de famille), le bouc mort, et le sang partout sur ses magnifiques (et empruntés) tapis, ne fit rien pour apaiser ses nerfs déjà bien surmenés. Au bout du rouleau, elle saisit le couteau de la main de la cuisinière déroutée et la poignarda dans le cœur. Choqué par son propre geste, elle s’effondra comme une masse sur le sol.
« Son mari retournait à la maison sur ces entrefaites, accompagné par le Ministre de la Culture, un homme influent avec lequel il avait obtenu une entrevue durement gagnée et qu’il avait réussi à inviter à dîner, avec l’intention de s’attirer son amitié et ainsi les bénéfices qui pourraient advenir d’une telle relation.
« Apercevant la scène et voyant ses plans consciencieusement préparés partirent en ruine, il hurla à sa femme, ‘Je peux comprendre de tuer le bouc, mais comment as-tu pu assassiner la cuisinière ?’ Sur cela, il saisit le couteau et lui trancha la gorge, puis taillada ses propres poignets par angoisse et désespoir.
« Le Ministre de la Culture, un vieil homme à la santé fragile et en premier lieu sensible, découvrant le carnage autour de lui, fut atteint d’une dépression sévère, et se mit à décliner. Il mourut peu de temps après. »

Le Diable était rempli de fierté d’avoir un tel fils. Pour avoir fait autant de mal, avec si peu d’effort dépensé ! Il demanda, « Y a-t-il autre chose que tu peux me dire, Ô mon fils, favori des favoris ? »
« Oui, » répondit le jeune Diable avec un petit rictus, « Je peux ajouter, père, que le nom de ce pauvre vieux bouc était Salman. »

Le Diable sourit, muet d’admiration.

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