L’Appel à la Prière

Tony Horner

Quelques aspects de pratique spirituelle

Dans cet article je vais essayer de rassembler un certain nombre de pièces du puzzle de ma vie ; de sources diverses, elles m’ont appelées (et souvent même rappelées !) à la prière. Ceux qui liront ce document pourront peut-être à leur tour découvrir quelques pièces égarées de leurs propres puzzles. Ces observations préliminaires s’inspirent de la tradition Juive du Rabbi Isaac Ashkenazi Louria (1534 – 1572) :

lorsque Dieu créa l’univers, des vases contenant la lumière divine furent brisés, les débris chargés de fragments de lumières divines s’éparpillèrent à travers le monde. La tâche essentielle de l’homme est de rassembler ces éclats de lumière afin de les sauver de l’extinction (d’où ma métaphore ci-dessus de pièces disséminées d’un puzzle).

Selon les enseignements du Judaïsme Hassidique certaines étincelles sont liées à certaines personnes dont la tâche est de les attiser. Comprendre que chacune de nos vies a un but qui lui est propre est, je pense, un concept important dans la façon dont la pratique spirituelle est prise en considération.

Martin Buber (1878-1965) montre que toute réalité est en attente d’être bénie, d’avoir son sens caché de dévoilé et de réalisé par nous-mêmes, les femmes et les hommes. Nous le faisons en rencontrant le monde de tout notre être et en pénétrant l’existence avec tout notre amour.

L’enseignant en spiritualité contemporaine Andrew Cohen explique dans un de ses livres :

Que feriez-vous si vous réalisiez que tout dépendait de vous ? … Si soudainement vous réalisiez que toute l’évolution de la race humaine dépendait de vous ? (Cohen 1997, p. 101).

Il propose l’exemple suivant: un matin vous allez en bus au travail quand tout ce qui est autour de vous disparaît brusquement en un éclat de lumière ; une voie venant de l’Absolu vous informe que le devenir de toute l’humanité dépend désormais de vous seul. Puis tout revient spontanément à la normale. Une telle expérience pourrait-elle changer votre relation à la vie ? Est-ce qu’elle aurait un impact sur votre rapport au temps passé, présent et futur ?

Il continue en disant que la seule façon pour le monde de changer est que les individus dépassent leurs désirs personnels en toute humilité. Nous devons être prêts à assumer pleinement le fardeau de l’évolution. Afin d’y parvenir, nous dit-il, nous devons nous préparer à combattre dans leur totalité les conditionnements conscients et inconscients de la race humaine.

La plupart des gens ne souhaiteraient pas être soumis à une épreuve aussi forte. La réaction immédiate serait de dire que nous sommes complètement incapables d’assumer une telle responsabilité. Hormis quelques personnalités comme Moïse, le Bouddha Siddhārtha Gautama, Jésus Christ, le Prophète Mohammed, ou quelques grands professeurs ou philosophes, comment tout un chacun pourrait-il influencer l’évolution de l’humanité ? On considérerait donc une telle épreuve plutôt absurde voir impossible, ce qui est parfaitement compréhensible. Mais supposons que nous ayons eu une telle vision ou un tel Appel, comme le suggère Andrew Cohen ; est-ce que l’on trouverait alors si facile de mettre l’idée de côté  ?

Bien-sur, il n’est pas seulement demandé à vous ou juste à moi de prendre en charge une telle épreuve pour le compte de l’humanité ; en réalité cette demande nous concerne tous car elle est inhérente à la condition humaine. Il est vrai que certains sont appelés à porter plus que d’autres-, ou disons plutôt, à porter ce fardeau d’une façon plus consciente et plus attentionnée. La théologie Chrétienne du pardon associée à Jésus Christ est un bon exemple d’une action portée jusque dans ses limites. Mais la vérité est que cet appel est continuellement donné à tous et non à une seule personne  à travers chacune de nos vies. Ainsi l’humanité (telle qu’on pourrait la concevoir) évoluera d’une façon directement proportionnelle à la réponse faite à cette épreuve ; et l’on peut dire aussi que toute réponse individuelle a une portée universelle.

L’existence de personnes en charge du monde a été décrite dans les anciens traités de diverses traditions, par exemple : le Sefer HaBahir, le plus ancien texte de la Kabbale Juive du XIIème siècle de l’ère courante (section 102) contient le passage suivant :

Un seul pilier, dénommé Tsaddiq le Juste, s’étend de la terre au cosmos ; il supporte entièrement l’Univers, « Tsaddiq est la fondation du monde » (Proverbes 10:25). L’humanité est renforcée par la présence d’hommes justes mais si ces derniers venaient à disparaître ou à s’affaiblir elle en serait profondément affaiblie voir détruite. S’il y a seulement un homme juste, cette personne supporte l’Univers. En effe t, la présence d’un homme juste suffit pour prendre en charge tout l’Univers (Matt 1985, p. 377).

Selon une tradition Juive issue du Talmud (Tsadikim Nistarim) ou tradition des Justes, chaque génération aurait 36 hommes Justes « cachés » dont rien ne les distingue des hommes ordinaires ; d’ailleurs eux-mêmes ignorent qu’ils font partie des 36 Justes. On les nomme Lamed Vav Tsadikim. Le monde dépend de leurs qualités humaines (Unterman, 1991, p. 116). Louis Massignon dit :

Les Justes représentent ce que la tradition Arabe appelle les abdal, ou « apotropaïques », héritiers d’Abraham, dotés de compassion guérissante, et de pouvoir d’intercession ; ils sont souvent méconnus d’eux-mêmes (Mason 1989, p. 6).

Moshe Idel a montré que cette idée a une portée encore bien plus vaste, puisque certains Juifs considéraient leur pratique spirituelle comme une activité permettant de préserver l’Univers :

Recueillir le livre de la Torah par le peuple d’Israël est dans le Talmud une condition préalable à l’existence de l’Univers : {« Le Tout Puissant, bénit soit-il, mit une condition à la Création disant : « Si Israël reçoit ma Torah, bien ; sinon, je vous enverrai au chaos »} (Avodah Zara 3a). Ainsi le Talmud considère le texte sacré de la Torah… comme protecteur de l’Univers. D’ailleurs la différence entre ordre et chaos se trouve dans le texte de la Torah (Idel 1988, p. 171).

Dans les textes Hébreu on peut lire comment Dieu ensemença un jardin et comment il ordonna a Adam de l’entretenir. Ainsi la pratique spirituelle des Juif pieux, en particulier les Kabbalistes, est juste considérée comme la force réelle permettant d’entretenir le Jardin divin, comme Dieu en a ordonné Adam. L’entretien de ce jardin est un travail continuel, un cheminement vers un état primordial plutôt qu’un retour à, ou une réalisation. Le Paradis théosophique n’est pas une expérience psychologiquement sublime… mais une intention active de maintenir le monde dans la meilleure harmonie – et non pas dans une « illusion du paradis »… c’est un effort de construction continuel et dynamique (Idel 1988, p. 183).

Vraies ou pas de telles traditions nous permettent de discerner l’ordre du chaos dans nos propres vies, et plus généralement dans l’Univers. Les citations choisies ci-dessus nous aident à élargir nos pensées concernant le but des pratiques spirituelles ; il s’agit ici d’une attitude qui implique non seulement d’être en relation avec Dieu, la perfection de la vie humaine dans sa globalité, mais aussi le maintien de l’Univers dans des conditions harmonieuses. Examinons quelques pensées de Raimon Panikkar Alemany ce célèbre tisseur de liens entre théologies et philosophies de l’occident et de l’orient. Il utilise le terme « orthopraxis » pour indiquer une pratique spirituelle juste et authentique ; il en élargit aussi la définition en y incluant tout ce que l’on fait dans nos vies pour aboutir à l’objectif et à la plénitude de l’humanité, ce quelque-soit la façon dont ils ont été prévus. L’orthopraxis est plus qu’une adhésion à une doctrine particulière ou à un code de moralité, elle est la pleine manifestation de cette foi. C’est cet aspect de nous même qui nous ouvre à la perfection ; c’est cette activité qui réactualise notre pleine potentialité humaine.

Dans l’initiation aux Védas, Panikkar montre que l’Homme (en lettre capitale pour indiquer à la fois l’homme et la femme) est le lien entre ciel et terre. L’humanité s’étend entre la sphère de la réalité divine et la sphère de l’existence terrestre et cosmique. Dans l’espace intermédiaire se trouve un lieu divin, la caverne du cœur, lieu de prière, de méditation, et de contemplation. Notre conscience personnelle ne peut englober d’un seul mouvement toute notre vie – alors pour ce qui est de la réalité… Toutefois on peut être attentionné au processus de dévoilement dont nous faisons partie intégrante ; et cette attention consciente est bien plus qu’une simple réflexion.

Cela modifie pour le moins l’objet dont il est le « miroir ». L’existence consciente de l’homme n’est pas une copie unique, ou un simple miroir de ce qui est, mais un facteur constitutif de la réalité elle-même. C’est la vie de l’esprit ou la vie de la prière (Panikkar 1977, p. 781).

La prière peut avoir des raisons si immédiates telles la peur ou l’angoisse du futur, et la gratitude et la joie en relation avec le passé. Mais il y a toujours, dans les profondeurs de notre être, le désire de contenir notre vie, et de savoir que notre vie est intégrée dans l’existence de tout l’Univers.

La Prière peut prendre des formes diverses et l’on peut prier pour de nombreuses raisons immédiates, encore que la raison commune ou la croyance implicite – même si elle peut être exprimée différemment selon les cultures- est que dans la Prière l’Homme partage le dynamisme de la réalité et pénètre dans le cœur du monde… C’est le sens de la prière : une expérience humaine, ou pleinement cosmothéandrique par laquelle l’Homme transcende à la fois le temps et l’espace et découvre qu’au moins une partie de la destinée de l’Univers se joue et se reconstitue dans son propre cœur d’humain. Ce n’est pas étonnant que dans cette démarche le calme, l’attention, et le silence soient nécessaires (Panikkar 1977, pp. 782, 783).

Bien-que la prière soit appréciée à touts moments, les matins et les soirs sont des instants d’insertion, des moments de recueillement privilégiés. A l’aube, le jour nouveau s’étend devant nous avec son contenu mystérieux ; tandis que au crépuscule, le dur labeur du jour est passé et nous réalisons nos limites, mais conservons notre désir de perfection. Notre prière du matin est comme un tremplin, un acte premier qui engage toutes les autres actions de la journée. Notre prière du soir termine nos activités et nous prépare au repos. Ainsi chaque jour encadré par les prières est un reflet de notre vie commençant par les cérémonies de dévouement ou d’initiation, puis finissant avec notre être remis entre les mains de Dieu.

C’est dans ces moments de prière du matin et du soir que l’Homme intègre tout l’Univers…dans ses désirs et actions ; c’est le moment de la méditation, et de la concentration sur soi-même…. Quand il est en prière, l’Homme ne fait pas un acte individuel, (mais) une expérience de prêtre au nom de toute la réalité… le Soleil, la Lune, et les étoiles pénètrent et traversent l’Homme en prière …. Et l’Esprit est présent, inspirant et insufflant dans le monde toute la force et l’énergie dont il a besoin pour exister (Panikkar 1977, p. 784).

Un accent similaire sur l’importance de la prière rituelle est donné dans les écritures d’Arthur Versluis :

Quand Rainer Maia Rilke écrivait « Seuls les chants au-dessus de la terre sanctifient et glorifient » il décrivait une démarche similaire à celle … d’Orphée de pouvoir charmer les animaux, les arbres et les eaux par sa musique enchanteresse. S’il en est ainsi avec les chants d’Orphée, qu’en est-il alors des sacrements, et des liturgies sacrées ? Dans les paroles de Rilke on perçoit encore la signification cachée des rites et des pratiques spirituelles. Car c’est par les prières que la terre trouve une harmonie ; c’est grâce aux prières que les êtres se satisfont de la réalité, et ne cherchent ni ne détruisent (Versluis 1994, p. 115).

Et Raimon Panikkar suggère que :

La liturgie n’est rien d’autre que la participation de l’Homme au dévoilement temporel de l’Univers… Quand l’homme se lève le matin et se met à prier, ou lorsqu’il prononce quelques prières avant de se retirer la nuit, il le fait non pas sans un sens du devoir ou parce qu’il se sent transporté par un sentiment d’amour urgent. Il le fait pour la même « raison » que l’eau coule, le Soleil brille, et que les Dieux conservent la cohésion du monde – sans contrainte matérielle et en dehors de la représentation la plus profonde de l’humanité (Panikkar 1977, pp.787, 793).

Ses pensées sur le caractère naturel et ordinaire de la prière sont reprises par le Prieur de l’unique monastère Carthusien en Angleterre, et citées dans un article dont le titre est « La Prière est tout simplement une manière de vivre » :

Demander aux gens de prier c’est comme demander au vent de souffler, à l’oreille d’entendre, à l’œil de voir. Dès lors que l’existence nous est donnée on ne peut pas ne pas prier, pas plus que ne pas être. On peut seulement l’écarter de notre esprit, ou la nier. La Prière représente tout simplement la dimension consciente de l’Être… Finalement la Prière est Amour (Skinner 1999, p. 5).

Thomas Merton (1915-1968), qui parlait dans une tradition monastique proche, avait l’habitude de dire que notre première préoccupation devrait être de faire des tâches ordinaires calmement et parfaitement pour la gloire de Dieu. Et l’une de ces tâches ordinaires est l’acte de prier. Comme tous les autres aspects de pratique religieuse, la prière ne doit pas être séparée du reste de la vie ordinaire. Bien que l’on puisse avoir besoin de se préparer, par des ablutions ou d’autres rituels collectifs, et en consacrant un moment et un lieu à l’activité liturgique, la prière doit toujours rester complètement et pleinement intégrée à la vie ordinaire des Hommes. Sinon elle perd sa substance et par la même sa signification. Dans cette vie humaine se trouve la possibilité d’agir – et de contempler- qui est d’une importance réelle et vitale : notre rôle est le maintien d’une harmonie cosmique dans l’ordre divin de l’Univers.

Le défunt Philip Sherrard disait dans une analyse théologique de la condition humaine moderne :

On fait appel à l’Homme pour servir d’intermédiaire entre le ciel et la terre, entre Dieu et sa création… Parce que c’est seulement lorsque l’homme accomplit son rôle de médiateur entre Dieu et le monde que le monde lui-même peut accomplir sa destinée et être transfiguré dans la lumière et la présence de Dieu. C’est dans ce sens que l’homme- lorsqu’il est vraiment humain- est aussi et avant tout un prêtre, le prêtre de Dieu : lui qui offre le monde à Dieu dans ses louanges et ses dévotions et qui simultanément confère l’amour divin et la beauté divine au monde (Sherrard 1991, p. 40).

 

A présent il serait bon de présenter brièvement les formes traditionnelles de prière rituelle. Dans un ouvrage remarquable sur sa retraite solitaire Soufi, Michaela Ozelsel expose quelques impressions sur les formes traditionnelles de pratique spirituelle (Ozelsel 1996, pp. 117-125). Elle propose de relier ses ressentis sur la pertinence de certaines formes de prière au concept de résonance morphique du biologiste Rupert Sheldrake (né en 1942) ; la résonance morphique se manifeste et évolue dans le temps et dans l’espace, elle est liée à la présence de champs morphogénétiques (ou plus communément champs morphiques). Ce sont des champs relativement similaires aux champs électromagnétiques et aux champs gravitationnels. Toutefois les champs morphogénétiques semblent renfermer une mémoire des formes régie par les lois de la résonance dont la plus frappante est que plus la matérialisation d’une forme se répète par exemple dans le contexte du rituel, de la coutume, ou de la tradition, et plus son champ se renforce, au-delà de l’espace-temps. Ainsi les champs morphogénétiques façonneraient les motifs et les formes nécessaires au développement de la matière mais aussi au comportement social des animaux, dont l’humain bien-sûr. Il suggère que la résonance par ses champs agit au niveau inconscient voir spirituel et fournit des informations qui ne sont pas génétiquement codées par l’ADN. En outre nous observons des similitudes frappantes avec les grandes visions Imaginales qui se manifestent dans diverses civilisations : l’Image-Archétype du Temple d’ Henry corbin, la théorie de l’Inconscient Collectif et la notion de mémoire ancestrale collective de Jung, ainsi que la 8ème conscience Alaya-vijnana ou « conscience du tréfonds » dans le Bouddhisme Mahāyāna. De telles réflexions permettent d’expliquer les réactions très critiques des conservateurs lorsque les réformateurs proposent de moderniser les rituels et le langage liturgique. En effet il y a peut-être après-tout une bonne raison de sauvegarder sans les « remettre à jour » les langues liturgiques comme le Sanskrit, l’Hébreu, l’Arabe ou le Latin.

La prière et la dévotion peuvent être décrites selon les upaya des Boudhistes, comme des « montures » permettant de nous transporter au plus près du Juste et du Réel. Après tout, Dieu n’a en fait pas besoin de notre adoration ; par contre nous avons besoin de vénérer Dieu. Se prosterner complètement, par exemple, est une représentation physique de l’acte de jeter l’égo en dehors du faux soi, en présence du Réel le seul Vrai Soi. Ceci symbolise l’extinction de l’illusion que nous pouvons exister en dehors de Dieu. Nos prières ne font pas changer d’avis Dieu – mais elles peuvent nous faire changer d’avis. La mystique anglaise Julienne de Norwich (XIVème et XVème siècles) déclara un jour brutalement qu’en réalité « Dieu ne nous pardonne pas nos péchés », car s’il le faisait, cela l’entrainerait en une transformation du non pardon vers le pardon. En vérité lorsque l’on se repenti, nos péchés sont spontanément pardonnés puisque l’on recueille dans notre cœur l’amour et le pardon de Dieu qui sont éternellement présents.

Dans un article récent, Ronald Rolheiser répond à la question « Pourquoi prier pour les morts ?».

On prie pour les morts pour la même raison que l’on prie pour toute chose – en ressentir le besoin est une raison suffisante. De plus, les objections dressées contre la prière pour les morts sont également dressées contre « toute prière de requête ». Dieu connaît déjà chacun de nos désirs, chacun de nos péchés ainsi que toutes nos bonnes intentions. Donc pourquoi rappeler cela à dieu ? par ce que la prière nous construit et nous transforme, mais pas Dieu. (Rolheiser 1999, p.12).

Un des premiers objectifs des actes du culte et du rituel est de nous permettre d’entrer dans l’instant présent. Ce Présent éternel qui est la seule réalité dans l’Univers incréé. Pratiquer les rituels peut stimuler notre éveil, et notre attention ; en réalité ils sont très présents dans notre vie de tous les jours et non pas ailleurs. Le rituel peut aussi être un acte symbolique, au-delà des apparences ordinaires. En vérité la présence du Réel se manifeste à notre conscience par les pratiques spirituelles. Ainsi, en participant à un rituel on créé un environnement privilégié où les réalisations seront faites dans l’ordre des éléments et non pas en opposition à l’ordre comme on le fait généralement. Par leurs répétitions au cours de nos vies ordinaires les pratiques sont recueillies avec plus de force et de densité.

Maintenant considérons la pratique sous l’aspect verbal où la forme la plus élémentaire et essentielle est l’invocation du divin ou du sacré. Le terme le plus juste serait probablement le mantra, utilisé dans son sens le plus large possible. Cette pratique est bien connue dans le contexte des croyances orientales, particulièrement l’Hindouisme et dans certaines écoles de Bouddhisme telles le Bouddhisme Tibétain, Chinois ou Terre Pure, et Japonais ou Shingon parmi tant d’autres. La tradition Sufi en Islam est très proche de cette pratique avec l’invocation du divin « dhikr » et la récitation des 99 merveilleux noms de Dieu. L’étude minutieuse des traditions mystiques du Judaïsme et du Christianisme révèle des similarités avec cette façon de pratiquer. L’Hésychasme est une pratique spirituelle mystique enracinée depuis longtemps dans la tradition des églises Orthodoxes Chrétiennes, notamment Grecque et Russe, elle vise la paix de l’âme ou le silence en Dieu.

Mais dans la foi d’Abraham, on accorde une importance considérable sur des formes plus étendues de pratiques verbales en particulier le chant ou la lecture à voix haute d’écritures sacrées à des moments particuliers. Ces pratiques notamment le chant peuvent être faites chaque jour, semaine ou mois, selon un cycle d’une année, ou quelques fois même de plusieurs années. Comment ce type de pratique peut-il être mis en place dans le contexte de la récitation d’un mantra ? Je propose que chacun de ces cycles répétitifs de prière, psalmodie ou écriture soit en réalité un mantra étendu ou une invocation du Divin. De même, dans la tradition mystique Juive toute la Torah est le Nom de Dieu.

Qu’est ce que le mot Dieu peut nous révéler, quel est le contenu du mot Dieu pour les bénéficiaires de la révélation ? En vérité : Dieu ne révèle rien d’autre que lui-même car il est en même temps parole et voix. L’expression à travers laquelle la puissance divine se révèle à l’homme est …le nom de Dieu….Ainsi, la révélation est la révélation du nom ou des noms de Dieu, qui sont peut-être les différentes manières de devenir un humain éveillé et responsable (Scholem 1971, p. 293).

Selon la philosophe Française, théologienne, et activiste Simone Weil (1909-1943) toutes les pratiques religieuses, rites et liturgies sont simplement des manières différentes d’invoquer le Nom de Dieu. C’était un des points essentiels par lequel elle pensait que toutes les religions étaient identiques. Stephen Plant disait :

Bien qu’il y ai d’innombrables façons d’adorer Dieu selon les religions, Weil soutenait que la vertu essentielle de chacune d’elle est similaire puisqu’il s’agit d’invoquer le nom de Dieu (Plant 1996, p. 58).

Qu’elle est la qualité fondamentale que nous apportons à notre pratique ? Qu’elle que soit sa forme, son contexte culturel, la prière ou le mantra utilisé, l’aspect le plus important est l’attitude que nous y apportons. Et l’attitude la plus appropriée peut être décrite par des termes tels que disponibilité, ouverture, acceptation, soumission, et plus que tout, amour. Nous devons laisser aller tout concept ou attente que l’on pourrait avoir concernant la manière de prier. Nous devons compter complètement sur cette Compassion Infinie qui se trouve dans le cœur de l’Univers. Simone Weil disait qu’en raison de l’infinité de la distance entre Dieu et nous, nous ne pouvons rien faire pour atteindre Dieu :

On ne peut pas faire un pas vers le firmament. Dieu traverse l’Univers et vient vers nous. Par-dessus l’infinité de l’espace et du temps, l’amour infiniment plus infini de Dieu vient nous saisir (Weil 1951, pp. 75, 76).

Une telle transcendance est complétée par la totale immanence de Dieu. Dieu est plus proche de nous que notre propre battement de cœur, et le Psalmiste Hébreu nous rappelle que la présence de Dieu ne nous quitte jamais, où que l’on puisse aller.

Où puis-je aller sans ton esprit ?

Où puis-je fuir ta présence ?

Si je vais au ciel tu es là, si je fais mon lit dans la terre des morts, tu es là…(Psaume 139 :7-8).

Wendy Becket dit :

L’acte fondamental de la prière est de se tenir non protégé devant Dieu. Que fera Dieu ? Il prendra possession de nous et c’est tout le but de la vie (Burrows 1987, p. 62).

Simone Weil suggère très justement que la prière consiste à être attentionné, à orienter toute l’attention vers Dieu  selon les capacités de l’âme:

L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet (de notre attention) (Weil 1951, p. 51).

Le saint évêque Théophane le Reclus ou Theophan Zatvornik (1815-1894) est aussi de cet avis :

Un seul acte est nécessaire – et c’est tout : parce que cet acte singulier rassemble tout et garde tout en ordre …. Cet acte est de s’élever en son propre cœur avec attention (Waal 1984, p. 155).

En définitive, nous réalisons que le seul élément qui enrichit notre pratique est l’apaisement et le silence. Même si l’on utilise des mots, ils prennent source dans le silence ; un silence qui se cache derrière les mots et entre les mots ; un silence qui informe chaque lettre de chaque mot de chaque parole. Lorsque l’on vient s’asseoir tranquillement en silence, on est dans un état d’attention intense centrée dans le moment présent ; il ne s’agit pas d’un état vide ou mort. Notre attention devrait être aussi soutenue que si l’on pratiquait enfermé dans une pièce avec un serpent venimeux !

Chaque fois que l’on prie, on devrait le faire comme si c’était la première fois et la dernière prière que l’on prononcera dans cette vie. On doit oublier les prières qui précèdent celle-ci, et l’on ne doit pas se préoccuper de tout ce qui suivra. Ainsi dans la prière ou la contemplation silencieuse, nous intégrons le tout, l’Univers dans son entièreté. En réalité on devrait devenir prière ou mantra, afin que la prière inspire la prière. Saint Antoine du Désert disait que notre prière n’est pas parfaite tant que nous avons conscience de nous même ou du fait que l’on est en train de prier. Selon un professeur Hasidique dont le nom n’est pas précisé:

Une personne doit être si absorbée par sa prière qu’elle n’est plus en conscience avec elle-même. Il n’y a rien d’autre pour lui que le ruissellement de la Vie ; toutes ses pensées sont avec Dieu. Celui qui sait encore combien intensément il prie n’a pas encore dépassé ses propres limites (Green and Holtz 1977, p. 55).

Nous avons examiné la pratique spirituelle d’un certain nombre de points de vu différents. Nous avons vu que c’est une réponse personnelle et une responsabilité importante qui peut faire la différence entre ordre et chaos dans nos vies et dans notre monde. Nous avons vu que cela implique non seulement la prière, mais aussi tout ce qui nous transporte vers l’humanité dans sa perfection et dans ses capacités. On nous demande de travailler dans le Jardin du Paradis ici et maintenant. Les êtres humains sont des intermédiaires, des prêtres entre le cosmos et le divin, et en chaque cœur humain, une partie de la destinée de l’Univers se joue. Pourtant la prière est un acte simple et ordinaire, même si certaines formes traditionnelles peuvent être « inscrites dans la voûte céleste » (ou dans des champs morphiques). La prière est la dimension consciente de l’être, et l’on prie parce que l’on en a besoin, parce que cela fait partie du cheminement vers un devenir plus humain. Quelque soit la forme que puisse prendre notre pratique, cela consiste au bout du compte en l’invocation du Nom de Dieu. Comment le faisons-nous ? En entrant dans le moment présent, le Maintenant éternel, et en nous rendant nous même disponible à Dieu : « Ici je suis », par amour et immobilité silencieuse. Finalement, je propose, que le but de la pratique religieuse n’est pas de nous emmener au Paradis. Son but, n’est même pas de nous unir à Dieu. C’est, tout simplement, de nous inciter à prendre conscience que l’on ne peut vraiment jamais être séparé de Dieu. Si nous échouons, c’est que nous ne sommes pas dans une pratique authentique.

Références

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Cohen, A. 1997. Freedom Has No History : A Call to Awaken. Lennos, Massachusetts : Moksha Press.

Green, A. 1989. Jewish Spirituality 1 : From the Bible through the Middle Ages. London :SCM Press.

Green, A and Holtz, B.W. 1977. Your Word is Fire : The Hasidic Masters on Contemplative Prayer. New York : Paulist Press.

Idel, M. 1988. Kabbalab :New Perspectives. Yale University Press.

Mason, H. 1989. Testimonies andReflections : Essays of Louis Massignon. University of Notre Dame Press.

Matt, D.C. 1985. The Mystic and the Mizwot. In Green, 1989 :377.

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Rolheiser, R. 1999. Why Pray for the Dead ? Article (19 Nov.). London : Catholic Herald.

Scholem, G. 1971. The Messianic Idea in Judaïsm, and Other Essays on Jewish Spirituality. New York : Schocken.

Sheldrake, R. xxxxx

Sherrard, P. 1991. The Rape of Man and Nature : An Enquiry into the Origins and Consequences of Modern Science. Ipswich : Golgonooza Press.

Skinner, J. 1999. Prayer is a Way of Life. Article (5 Nov.). London : Catholic Herald.

Unterman, A. 1991. Dictionary of Jewish Love and legend. London : Thames and Hudson.

Versluis, A. 1994. Theosophia : Hidden Dimensions of Christianity. New York : Lindisfame Press.

Waal, E. 1984. Seeking God : The Benedictine Way. London : Harper Collins/Fount.

Weil, S. 1951. Waiting on God. London : Routledge and Kegan Paul. (Traduit du texte : Attente de Dieu, 1942)

 

 

 

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