Le point de vue de Roumi sur le Mal

Zailan Moris

La question du Mal est un problème philosophico-religieux très ancien
qui à intrigué l’humanité depuis l’antiquité. Le problème principal est
que l’existence du Mal dans ce monde paraît contradictoire avec
l’existence d’un dieu Omnipotent, Omniscient et à la Bonté Infinie.
D’un point de vue rationnel, l’existence du mal semble contredire la
croyance en l’existence de Dieu avec ses attributs d’Omnipotence,
d’Omniscience et de Souveraine Bonté.

Les athéistes ont toujours dit qu’il fallait que les théistes puisent prouver que l’existence d’un Dieu, Tout-puissant, Tout connaisseur et Parfaitement Bon était consistante ou compatible avec l’existence du Mal dans ce monde. Dans le cas contraire il faut admettre soit que la croyance religieuse est fausse, soit que les attributs divins d’omnipotence, d’omniscience et de Bonté Infinie doivent êtres compris différemment que présentement (Mackie 1973, pp. 206-216).  En d’autres termes l’existence du Mal est vue comme une preuve de la non-existence de Dieu, ou bien comme une imperfection de la Connaissance, du Pouvoir et de la Bonté de Dieu.
La formulation suivante par le philosophe grecque Epicure, au 3eme siècle avant J.C., évoque de façon succincte le problème :

Dieu veut-il empêcher le mal,
Mais ne le peux pas?
Il est dans ce cas impuissant ?
S’il le peux mais ne le veut pas ?
Il serait dans ce cas pervers?
S’il le veux et le peux ?
Pourquoi ne le fait-il pas ?

Nous tenterons dans cet essai de présenter le point de vue sur le mal du célèbre maître Soufi et poète, Jalal al-Din Rumi’s (604-672 Hégire /1207-1273 après J.C.) qui donne une solution au problème logique soulevé précédemment. Consistant avec le credo islamique que « toute chose vient de dieu, et toute chose retourne vers Lui » (Coran 21 :93), Roumi nous dit que le mal est une création de Dieu dont Il a permis l’existence au sein de ce monde et de l’homme, dans un certain but. Contrairement au point de vue qui dit que l’existence du mal démontre l’imperfection de Dieu, Roumi nous explique que l’existence du Mal est preuve de son infinie Pouvoir, Savoir et Bonté. Afin d’étayer nos propos nous avons choisi d’utiliser deux œuvres majeures de Roumi, le Mesnevi et le Fihi ma fihi.

Selon un hadith qoudsi : « J’étais un trésor caché, et j’ai voulu être connu, j’ai alors créé le monde afin d’être connu par lui ». Ainsi la création divine est une manifestation de Son infini pouvoir créateur et désir d’autorévélation. Toute créature dans sa forme (surat) et son essence (ma’na) manifeste Dieu qu’elle en soit consciente ou pas.

Les créatures de ce monde ont été créées dans le but d’être manifeste, afin que le trésor de la providence divine ne reste pas caché. Dieu a dit :
« J’étais un trésor caché : Prends garde ! Ne laisse pas se perdre ta substance (spirituelle) ! Deviens manifeste".  (Roumi 1982, IV 3028-29)

Ainsi, les hommes jour et nuit et pour toujours révèlent Dieu ; hormis que certains en sont conscients et savent qu’elles Le révèlent, alors que d’autres n’en sont pas conscientes. Dans tous les cas, il est certain que Dieu est révélé.
(Rumi 1961, p. 185)

En théologie Islamique on fait la distinction entre l’Essence divine (dhat) et les Attributs divins (sifat) . L’Essence divine est ce que Dieu est, et Lui seul le sait. Les Attributs divins sont les Noms (asma’) de Dieu révélés dans la création et la révélation (wahy) ou Saint Coran. Les versets du Coran, phénomènes naturels ou évènements de l’âme humaine, sont appelés ‘ayat’ ou signes de Dieu.  Les ayat naturels et coraniques se complètent et se renforcent mutuellement dans leur fonction de manifestation de la Vérité, avec pour but de ramener l’homme vers Dieu.

Les Attributs divins sont divisés en deux catégories : Essence et Actions. Les Attributs de l’Essence sont tous les Noms (asma’) dont leur opposé n’est pas applicable à Dieu. Par exemple, Dieu le Vivant (al-hay), l’Omniscient (al-‘Alim) et le Pur (al-Quddus). En ce qui concerne les Attributs des Actions, les Noms et leur opposé sont applicables, par exemple Dieu l’Exalteur (al-Rafi) et l’Abaisseur (al-Khafid), le Donneur de Vie (al-Muhyi) et le Saisisseur (al-Mumit). Du point de vue de Roumi, les qualités positives reflètent la Bonté de Dieu (lutf), tandis que leurs opposés dénotent la Sévérité de Dieu (qahr). La Bonté (lutf) est l’équivalent de la Miséricorde divine (rahman) et la Sévérité (qahr) de la colère divine (ghadab) (Chittick 1983, pp. 45)

Dieu le Très Haut dit : « J’étais un trésor caché, et j’ai voulu être connu », ce qui veut dire que ‘J’ai créé le Monde, et les objets propres à Me révéler, parfois gracieux, parfois rancunier’. Dieu n’est pas de l’espèce des rois qui se suffisent d’un seul messager. Si chaque atome de l’univers devenait un messager, ils seraient encore incapables de louer Ses qualités convenablement. (Roumi 1961, pp 185)

En se basant sur un hadith qui dit « Ma Miséricorde précède mon courroux », Roumi affirme que les Noms de Bonté ont priorité ontologiquement sur les noms de Sévérité. Selon Roumi, la priorité de la Miséricorde divine sur la Colère divine signifie que : premièrement, les noms de Sévérité ont pour but de faire ressortir les noms de Bonté afin de mettre en valeur la Miséricorde divine, et deuxièmement la Miséricorde annule en fin de compte la Colère.

Le feu (de l’Enfer) en réalité n’est qu’un atome du courroux de Dieu ; ce n’est qu’un fouet pour menacer les gens vils. En dépit d’un tel courroux, qui est puissant et qui surpasse tout, sache que la fraîcheur  de Sa clémence l’emporte  sur le courroux (Roumi 1982, IV 3742)

Le courroux de Dieu est puissant, puissant ; mais quand tu commences à trembler, ce courroux s’adoucit et s’atténue. Car cette puissance est manifestée  à l’incroyant ; quand tu es devenu humble, elle est clémence et bonté. (Roumi 1982, IV 3754)

L’alternance entre les noms de Bonté et de Sévérité de Dieu se manifeste dans la création selon le principe de phénomène opposé. Ce principe cosmique fait partie de la structure même de l’univers et il est l’une des idées phares des écrits de Roumi. Roumi affirme que:
« par contraste les choses deviennent claires » (ibid., IV 1343).
Toute chose créée nécessite son opposé afin de se révéler clairement.
« Derrière chaque néant se cache la possibilité de l’existence; La bonté se cache parmi la cruauté comme la cornaline sans prix cachée dans l’ordure. (ibid., V 1665).

Sans ces deux concepts de clémence et de courroux en apparence opposé, rien ne peut exister.

« Le Créateur est Celui qui abaisse et  exalte : sans ces deux attributs, aucune œuvre n’est accomplie.
Considère l’abaissement du globe terrestre et la hauteur  du ciel ; sans ces deux attributs, la révolution céleste n’est pas possible.
L’abaissement et l’élévation de la terre sont d’une  autre sorte ; une moitié de l’année elle est aride, et l’autre moitié elle est verdoyante et fraîche.
Si l’abaissement et l’élévation du temps angoissant sont d’une autre sorte, une  moitié de jour et l’autre moitié de nuit,
Le bon et le mauvais état de notre constitution physique sont tantôt la santé  et tantôt  la maladie, qui nous fait crier de douleur.
Sache qu’il en va ainsi  de toutes les conditions changeantes  du monde : la famine  et la sécheresse, la paix et la guerre- qui sont des épreuves (divines).
Au moyen de ces deux ailes, ce monde est comme un oiseau dans l’air ; au moyen d’elles d’eux, les âmes sont habitées par la crainte et l’espoir,  » (VI 1847- 54)

Dans le Mesnevi, Roumi écrit:
«  Un courroux et une grâce  furent conjoints ; de ces deux, naquit le monde du bien et du mal » (II 2680)

Comme pour tous les phénomènes, le bien ne peut être reconnu, si son opposé n’existe pas. L’opposé du bien est le mal :

«  Tu ne connais pas le mal avant de connaître le bien : ce n’est que par un contraire qu’il est possible de discerner son contraire, ô jeune homme» ( IV 1345)

Ainsi donc, le Mal par contraste avec la manifestation du Bien, aide l’homme à mieux discerner le bien, et par conséquent à en comprendre la nature. Le Mal permet donc en quelque sorte de mieux réaliser le Bien.

Contrairement au point de vue des athéistes qui considèrent le mal comme un défaut de la perfection de Dieu, Roumi lui voit l’existence du Mal dans la création comme une preuve de la vrai grandeur de Dieu. Dans le Mesnevi, Roumi compare Dieu à un maitre de peinture démontrant son infini créativité par des œuvres aussi belles que laides :

« Et si tu dis que les maux viennent aussi de Lui, comment serait-ce un défaut dans  Sa grâce ?
Qu’Il octroie ce mal, c’est le fait de Sa perfection  même. Je vais te dire  une parabole à ce sujet, ô homme vénéré.
Un peintre a fait deux sortes de portraits : des portraits magnifiques et  des portraits dépourvus de beauté …
Ces deux sortes de tableaux témoignent de son talent ; ceux qui  sont laids ne témoignent pas de sa laideur à lui, mais de sa générosité.
Il rend le laid d’une laideur extrême, il est rempli de toutes les laideurs (possibles)
Afin que la perfection de son talent puisse être manifestée, et que celui qui nie son talent soit couvert de honte. (II 2535-84)

En ce qui concerne la doctrine qui dit que Dieu est le créateur à la fois du bien et du mal, Frithjof Schuon, spécialiste du soufisme, nous explique que Dieu « en tant que Dieu souverain, à tendance de par ce fait à irradier et par conséquent à communiquer sa propre nature ; à projeter et à rendre explicite toutes ‘les possibilités du Possible’ » (Schuon 1981, pp. 138). Vue de cette façon, « le Mal est ‘le possible de l’impossible’, et cette possibilité paradoxale est une nécessité ontologique de la manifestation de ‘l’illimitidité’ de toute possibilité, qui ne peut même exclure la Néant » (ibid., pp. 140-141).

Dans la vision de Roumi, le bien ou le mal absolue n’existe pas dans la création divine. Tout ce qui est créé, bien comme mal, participe à la volonté divine de révéler ce Trésor caché. Cependant, au sein de l’Etre Divin absolu et infini, toutes les tensions et conflits impliqués par l’opposition de phénomènes sont transcendés et apaisés. Dieu est l’Unité Absolue, le coincidentia op-positorum (jam’-i addad) parfait. (Schimmel 1978, pp. 231). N’ayant Lui-même aucun opposé pour être révélé, Il transcende tout opposé.

«  Ne tombe pas dans l’erreur si tu vois que les lettres  K et N (KuN) [ fait ou Sois ]sont deux .
K et N tirent, comme un lacet, afin d’attirer la non existence dans de grandes choses.
C’est pourquoi le lacet doit être double dans le monde des formes, bien que ces deux lettres au fond soient une seule.
Que les pieds soient deux ou quatre, ils ne traversent qu’une seule route, à l’instar des ciseaux doubles qui ne font qu’une seule coupure.
… ces deux opposés qui semblent se combattre, ont la même intention et sont d’accord dans leur travail. » (I 3077-84)

Néanmoins, les aspects divergents de la création née du contraste dramatique entre les attributs divins de Compassion et de Colère, de Beauté (djamal) et de Majesté (jalal), sont sources  pour l’homme de confusion et d’étonnement. Roumi considère que la réconciliation des aspects opposés de la création divine ne peut se faire par la raison ou par des discussions intellectuelles. La raison aura beau « être perpétuellement, jour et nuit, agité et commotionné, essayant sans relâche et avec ardeur de comprendre Dieu »   (Roumi 1961, pp. 47), elle n’arrivera à aucun résultat. Dieu est incompréhensible ; « Si l’homme arrivait à comprendre Dieu, alors ce ne serait plus Dieu » (Ibid, pp 48) ; L’espoir d’obtenir une vision plus élevée et pure, réconciliant les aspects opposé des attributs divins ne peut être obtenu que lorsque l’homme se rapproche de Dieu (Schimmel, op. cit., pp. 238-40). Ce n’est que lorsque l’homme s’échappe du ‘monde des phénomènes’ et prend refuge en Dieu dans une soumission totale (islam) et un amour dévotionnel (mahabba) pour Lui, qu’il sera alors capable d’être témoin (shahid) de l’Unité divine voilée par la multiplicité des formes créées.

Selon Roumi, la manifestation de la miséricorde et de la colère divine est nécessaire pour non seulement révéler la grandeur et la perfection divine, mais aussi pour le développement spirituel de l’homme. L’homme est pris "entre deux doigts du Miséricordieux". Il est un mélange rare d’ange, d’animal, d’intellect (‘aql) et de sensualité (nafs), d’esprit (ruh) et de matière (jism).

Il existe trois types de créatures. La première ce sont les anges fait d’intelligence pure. Le service, l’adoration et le souvenir de Dieu sont leur nature et ce de quoi ils se nourrissent. S’ils obéissent à la volonté de Dieu, ce n’est pas de l’obéissance car cela est dans leur nature propre et il ne peut en être autrement. Les deuxièmes ce sont les animaux fait de désirs purs sans intelligence pour leur créer des interdits. Ils ne sont sous le poids d’aucune obligation. Et enfin viennent les humains, composés à la fois d’intelligence et de désirs. L’homme est mi-ange mi-animal…Il est pour toujours dans le tumulte et le conflit. Celui dont l’intelligence prend le dessus sur son animalité est plus élevé que les anges et celui dont l’animalité prend le dessus sur l’intelligence est plus bas qu’un animal.

L’ange est sauvé par le savoir et la bête par l’ignorance;
A mi chemin et se débattant entre les deux se trouve l’homme! (Roumi 1961, pp. 89-90)

Dans l’homme se reflète l’archétype de toute l’existence. Il est le microcosme, le miroir dans lequel se reflète tous les noms et qualités divine:

«  Adam est l’astrolabe des attributs de la Sublimité divine : la nature d’Adam est le théâtre de Ses  révélations.
Tout ce qui apparaît en lui (Adam) est Son reflet, à l’instar de la lune qui se reflète dans l’eau de la rivière» (VI 3638)

Le Coran témoigne que l’homme imprégné de l’esprit divin a été créé à l’image de Dieu: " Quand je l’aurai façonné et gonflé par mon souffle,
allez et prosternez-vous devant lui"
Bien que l’homme soit le dernier à avoir été créé, il est cependant le but et la couronne de la création. Comme le dit un hadith, "ni la terre ni le ciel ne peut contenir Dieu mais seul le cœur d’un fidèle serviteur le contient", et donc toute la création est au service de l’homme afin qu’il atteigne sa délivrance spirituelle et sa perfection. L’homme parfait (al-insan al-kamal) est la théophanie centrale (tajalli) des noms et qualités divines.

«  L’homme est la  substance, et la sphère céleste est son accident ; toutes les choses sont comme une branche, ou l’échelon d’une échelle : c’est l’homme qui est le but » (V, 3575)

Il est écrit dans le Coran que lorsque Adam, le premier homme et prophète, fut créé, Dieu ordonna aux anges de se prosterner devant lui, démontrant ainsi la station exalté conférée a l’homme parmi la création. Tous les anges se prosternèrent excepté Iblis. Celui-ci désobéit le commandement divin parce qu’il considérait qu’Adam lui était inférieur puisqu’il avait été créé a partir de glaise (tin) tandis qu’Iblis a partir de feu (7: 11-12). Selon Roumi, la désobéissance d’Iblis provient de son aveuglement spirituel, son incapacité à distinguer l’essence (ma’na) de la forme (surat).

« En un Adam qui était sans pareil ni égal, l’œil d’Iblis ne discerna rien d’autre qu’un morceau d’argile. » (III 2759)

Lorsque Dieu expulsa Iblis du Paradis, celui-ci ne se repentit pas de son acte de désobéissance. Au contraire, il mit au défi Dieu qu’il éloignera autant qu’il le pourra les progénitures d’Adam du chemin de l’adoration et du souvenir de Dieu (7: 13-16).  Iblis est donc, comme le dit le Coran, l’ennemi déclaré de l’homme dont il doit être méfiant. Iblis devient le symbole des qualités détestables d’arrogance, de fierté, d’envie, de désobéissance et d’aveuglement spirituel qui sont la source du Mal.

Si l’on considère Iblis comme l’ennemi de l’homme et le symbole du Mal du point de vue extérieur, alors du point de vue intérieur c’est sa sensualité ou égo (nafs) qui est son ennemi. C’est au travers de son nafs ou égo sensuel que Iblis trouve le moyen d’éloigner l’homme du chemin de Dieu et le pousser à commettre des actes mauvais. Roumi considère que le Nafs et Iblis ne font qu’un en substance et font partie du domaine de l’enfer (Chittick, op. cit., p 89), qui selon le Coran est alimenté par l’incroyance (kufr) elle-même néé du rejet volontaire des "signes" de Dieu et de la défiance face au décrets et commandements  divins.

La Chair (nafs) et  le démon (Iblis) étaient  (essentiellement) un au début, et ont été ennemis et envieux d’Adam (III 3197)

Etant donné que chaque chose a son opposé ou contraire afin d’être révélé, l’opposé de l’égo sensuel (nafs) est l’intelligence. L’intelligence est la part angélique de l’homme associée à la lumière (nur) et au domaine du Paradis, et qui  se développe par des actes de piété et d’adoration de Dieu, et par l’accomplissement et la réalisation de bonnes actions.

«  Etant donné que l’Ange est de même origine  que  l’Intelligence, et qu’ils ne sont devenus deux formes différentes qu’en vertu de la Sagesse divine…
L’Ange acquit des ailes et se mit à voler comme un oiseau tandis  que cette Intelligence  renonça aux ailes et se revêtit de splendeur  (immatérielle) » III 3192-94

Selon Roumi, ce n’est qu’au moyen de l’œil de l’intellect, éveillé par une purification spirituelle, que l’homme devient capable de participer à la vision divine de la création. Seul l’œil illuminé de l’intellect peut voir l’unité divine qui se cache derrière l’alternance de la Clémence et la Colère, et de la Beauté et de la Majesté.
Néanmoins, pour que l’homme puisse témoigner de l’Unité Divine et ainsi réaliser le "témoignage des fils d’Adam", il doit avant tout libérer son intellect de la domination de son égo sensuel autrement dit son ennemi intérieur.

Dieu le Très-Haut leur répond, comme je l’ai dit, la passion animale en toi est ton ennemi et Mon ennemi; "Ne prends pas Mon ennemi et ton ennemi comme ami". Combat constamment contre cet ennemi en l’emprisonnant; car lorsqu’il est emprisonné et subit souffrance et calamités, alors ta délivrance est proche. (Roumi 1961, pp. 72).

La perfection humaine ne peut être atteinte qu’après de longues périodes ou l’âme subit patiemment un douloureux processus de transformation alchimique. L’âme comme le plomb, doit être transmuté pour devenir de l’or; autrement dit, "l’âme doit être purifiée, dissoute et cristallisé à nouveau pour réaliser sa ‘nature d’or’ qui est pureté et luminosité infinie " (Burckhardt 1970, pp. 24).  Seul un cœur qui a éliminé tout vices et bassesses issues de la domination du nafs et qui s’est orné de vertus et d’attributs divins (fada ‘il) est parfait et peut prétendre avoir atteint la limite extrême du potentiel humain. Pour devenir témoin de l’Unité Divine, l’homme doit donc ‘mourir à lui-même’. 

«  Que signifie acquérir la  connaissance de l’Unité divine ? Se consumer en presence de l’Unique »
(Roumi 1982, I 3008)

Bien que Dieu crée le bien et le mal, il faut noter qu’il n’approuve que le bien. Le commandement divin de faire le bien et l’interdiction divine de faire le mal n’ont de sens que si un aspect de l’homme, ou son égo, désire faire ce mal. Dans le Fihi mafihi, Roumi compare Dieu à un professeur qui d’une part désire que son étudiant soit ignorant afin de l’éduquer, mais qui par ailleurs n’approuve pas cette ignorance, car s’il le faisait il ne pourrait l’éduquer avec autant d’application.

Dieu le Très-Haut crée le bien et la mal mais n’approuve que le bien…Pour que le commandement de faire le bien et l’interdiction de faire le mal puissent être appliqué,  il ne faut pas que l’âme désire le mal. Vouloir l’existence d’une telle âme est vouloir le mal. Mais Dieu n’approuve pas la mal, sinon il n’aurait pas ordonné de faire le bien….On comprends donc que Dieu veut le mal d’un cote et ne le veut pas de l’autre (Roumi 1961, pp. 187)

Pour conclure, nous pouvons dire que selon Roumi, le mal n’existe pas dans le Dieu Absolue et Parfait. Néanmoins, le mal existe dans la création. La création (ou manifestation), qui implique la séparation de Dieu, est basé selon le principe fondamental de contraste et d’opposition. Le mal est issu de la séparation de Dieu. Si l’on symbolise Dieu par la lumière, alors le mal peut être symbolisé par l’obscurité. L’obscurité n’est pas une réalité comme la lumière, mais est crée par l’absence de lumière. La présence de l’obscurité est dépendante de l’existence de la lumière. Contrairement a la lumière, l’obscurité n’a pas de réalité indépendante. Le mal n’existe que dans le domaine de la manifestation ou relativité; il n’existe pas en tant que Réalité absolue et indépendante, qui serait en opposition avec Dieu. Alors que le mal est de nature limité et relatif, l’Etre Divin est absolue et infini.

Roumi affirme que le mal fonctionne dans la création en tant que manifestation contrasté du bien. Sans la mal, le bien ne pourrait être identifié. Tout la souffrance et la douleur dont l’homme fait l’expérience et qui est le fruit du mal, n’est que la préparation pour atteindre et expérimenter le bonheur qui réside dans le bien. Le mal n’a pas été créé pour lui-même, mais plutôt pour la manifestation, la réalisation et l’accomplissement du bien. Ainsi donc, sur le plan cosmique,  le mal dans son aspect limité et relatif contribue à la réalisation du bien.

Le mal est issue chez l’homme de son nafs (ou égo). Comme tous les soufis, Roumi pense que l’égo humain peut-être combattu et finalement annihilé à travers une alchimie spirituelle de transformation, ou purification de l’âme (tazhiyat al-nafs). Le processus d’alchimie spirituelle comprends la transformation du nafs à travers de nombreuses étapes, depuis l’état le plus bas du al-nafs al-ammarah (l’âme instigatrice au mal) jusqu’à l’état le plus élevé de l’extinction en Dieu  (fana’ fi Allah). Lorsque l’égo est annihilé en Dieu, l’homme n’est plus séparé de Lui. Au niveau du fana’ (anhilation de l’égo en Dieu) il ne reste plus que la réalité de la shahadah : La ilaha ill al-Allah (Il n’y a d’autre Dieu que Dieu).

Ainsi, selon Roumi, bien que l’homme ne puisse pas éradiquer la mal de la planète, il est néanmoins capable de se débarrasser de la source du mal qui est en lui et qui le sépare de Dieu. Par conséquent il ne doit ni désespérer de l’existence du mal dans ce monde, ni perdre de vue la possibilité bien réelle de se débarrasser du mal qui est en lui afin de lui permettre de retourner a Dieu et d’être réunis avec Lui.
References
* Burckhardt, T. 1970. An Introduction to Sufi Doctrine. Wellingborough: Thorstons Publish-Chittick, W. 1983. The Sufi Path of Love: The Spiritual Teachings of Rumi. Albany: State University of New York Press.
* Mackie.J.L. 1973. ‘Evil and Omnipotence’ in W. Rowe and W. Wainright (eds.). Philosophy of Religion. New York: Harcourt Brace Jovanov-ich;
* Nasr, S. II. 1979. Ideals and Realities of Islam. London: Alien and Unwin.
* Pojman, L. 1991. Introduction to Philosophy:
* Classical and Contemporary Readings. Bel-mont: Wadsworth Publishing Co.
* Rumi. 1961. The Discourses of Rumi. Translated by A.J. Arberry.
* London: John Mun-ay Publish 1982. The Mathnawi of Jalaluddin Rumi. Translated by R.A. Nicholson. London: Luzac and Co.
* Schimmel, A. 1993. The Triumphal Sun: A Study of the Works of Jalaloddin Rumi. Albany: State University of New York Press.
* Schuon, F. 1981. Suflsm: Veil and Quintessence. Bloomington: World Wisdom Books

Traduit du journal SUFI numéro 36 / Hiver 1997/98, " Rumi’s View of Evil"
Version anglaise disponible sur le web: http://www.sufism.ru/eng/txts/rumi.htm

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