Caroline McCutcheon
Je sonnai à la porte avec peu d’espoir. j’avais déjà sonné à plusieurs
portes auparavant et j’avais toujours été déçu, soit parce que je me
rendais compte presque aussitôt que la personne que je rencontrais
n’étais pas le maître (professeur) que je recherchais, soit, parce que
je me faisais chasser ou renvoyer. J’avais été rejeté pour diverses
raisons : je posais trop de questions ; je ne pouvais pas me tenir
tranquille ; j’avais un tempérament imprévisible ; j’étais querelleur
et têtu. J’étais désobéissant.
Mes précédents guides étaient tous d’accord au moins sur un point : je n’étais pas un candidat approprié pour la voie spirituelle. Cependant, presque malgré eux ma recherche se poursuivait mais je devenais moins optimiste à chaque nouvelle étape.Ainsi, je me retrouvais à Mahan, à trente deux ans à frapper à la porte d’un soufi célèbre tout en m’attendant à être refusé. La porte s’ouvrit et je fus conduit dans une petite pièce où on me laissa seul. Assis au bord de la fenêtre, j’entendis un oiseau solitaire chanter dehors dans la cour. Je respirai profondément. A ce moment, il entra dans la pièce et je me levai. Je fus frappé par son âge – il devait avoir au moins soixante dix ans – sa gravité et la sagesse de son regard. Il me souhaita la bienvenue et d’un geste, m’invita à m’asseoir. Nous restâmes silencieux pendant un moment et j’oubliai l’incessante bataille qui faisait rage dans mon esprit. Je me mis à respirer librement tandis que la quiétude de son accueil chaleureux remplissait l’espace vide qui nous séparait.Il me demanda alors : « Qu’attendez vous d’une voie spirituelle ? »
– je veux avoir la chance de commencer
– « vous avez déjà commencé » me dit-il d’une voix douce. « Pensez à ce que vous avez appris de ceux qui vous ont refusé »
Je ne sais pas comment il l’avait su ; peut être que cela se voyait sur mon visage. J’eus alors pour la première fois de vagues sensations d’espoir. « j’ai appris que je n’étais pas apte. Mais je ne pouvais pas arrêter d’essayer »
Il sourit et la pièce s’illumina. « vous êtes venu au bon endroit » dit-il tout naturellement ; « j’accepte ceux que les autres ont refusé ou rejetés. »J’eus peur de me mettre à pleurer. « pourquoi ? » demandai-je, avant de réaliser tardivement que j’aurais dû me taire.« Parce que chaque personne a besoin d’une voie spirituelle. J’enseigne l’alphabet de l’amour à quiconque le cherche et je le perfectionne à la mesure de ses capacités. La voie la plus courte et la plus lumineuse est la voie directe de ceux qui sont enthousiastes :les soufis. La voie soufie est celle du service, et c’est pourquoi je vous accepte dans ma voie »
Je baissai ma tête en retenant mes larmes. A ce moment là, j’étais content de tous les refus antérieurs que j’avais essuyé, tous ces faux départs, tous ces espoirs anéantis. La seule qualité que les autres maîtres soufis avaient trouvé en moi au moment de m’indiquer la porte était la sincérité de mon enthousiasme. Je savais à présent que j’avais trouvé mon chemin.
Ainsi commencèrent les vingt cinq années suivantes de ma vie, années que je passai au service de Shah Nî’matullah wali. Je vécus dans son entourage à Mahan, occupant mes journées à entretenir les champs qui entouraient sa maison. Très attaché à la terre, il aimait l’agriculture et éprouvait un grand plaisir à voir pousser les plantes. Il communiquait cet enthousiasme à tous ses disciples qui travaillaient avec lui.
Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais. Les autres maîtres soufis que j’avais connu encourageaient leurs disciples à se détourner de toute occupation du monde extérieur. Un grand nombre de leurs derviches passait leur temps assis à se raconter des histoires tout en buvant du thé. J’ai vu des derviches qui se faisaient payer pour jouer de la musique et chanter ou qui prédisaient l’avenir des gens en échange d’un repas. Certains mendiaient dans les rues et prononçaient des bénédictions à haute voix pour tous ceux qui jetaient quelques pièces dans leur bol de mendiant. Je croyais qu’être sur une voix spirituelle signifiait transcender ce monde et toute préoccupation pour nos moyens d’existence ici-bas. Bien qu’ayant compris que vivre sans un travail dans la société ne garantissait pas le moindre progrès sur la voie, je continuais à imaginer qu’un maître parfait était celui qui occupait ses moments de loisirs avec le souffle de l’aspiration, l’invocation et le souvenir de Dieu. Je ne m’attendais pas à travailler la terre.
Shah Ni’matullah compris tout de suite ma perplexité et après quelque jours il me demanda : « Vois tu ce qu’il est advenu des voies de ceux qui ont utilisés le manteau de la pauvreté spirituelle pour cacher leur indolente avidité ? Etre spirituellement pauvre c’est être en manque de Dieu et rien d’autre. Si le soufi attend sa nourriture des autres, il déshonore son pacte. Un derviche doit travailler dans le monde au service des autres et ne pas attendre sa nourriture d’eux. Mais pendant son activité extérieure, il doit s’efforcer de ne jamais se détourner ne serait ce qu’un instant de la direction de son souvenir intérieur. En faisant cela il restera toujours dans le besoin de Dieu, tout en étant sans besoin dans ce monde. »
Il récita alors spontanément quelques vers de poésie afin que nous puissions en profiter.
Ô ami,
Rappelle toi de Dieu abondamment ;
Accomplis le travail intérieur
tout en faisant celui qui est extérieur.
Malgré sa bonté attentionnée, je me sentais très éloignée de ce but. Je me cramponnais à ses enseignements sur le souvenir à travers toutes les difficultés que je rencontrai dans les dix années qui suivirent. Je détestais le travail physique. Je commençais à m’ennuyer et à avoir du ressentiment. Je soulignais le grand ou le petit effort des uns et des autres à l’ouvrage, et je m’empressai de les accuser de ne pas accomplir correctement leur part de travail. Je me trouvai inévitablement mêlé à toutes les disputes et ma voix était la plus élevée en cas de désaccord. Je discutais (intérieurement ou extérieurement) tout ce qu’on me demandais de faire et refusais toute coopération. Je me mettais en colère très rapidement et je n’avais aucune patience pour ceux qui m’irritaient. A la fin mes compagnons se lassèrent de mes interventions systématiques dans leurs affaires, de mon tempérament irascible, de mes complaintes et de mes interrogations incessantes.
J’étais blessé par mon impopularité, surtout parce qu’elle confirmait mes propres craintes sur le fait que je n’étais pas digne d’être là en raison de ma mauvaise nature. Mais lorsque j’observais mon comportement, je ne pouvais blâmer mes frères pour leur manque d’affection à mon égard. Hormis Shah Ni’matullah, un seul derviche avait la patience de rester en ma compagnie pendant un long moment. C’était un vieil homme d’une grande bonté qui avait plusieurs années d’expérience. Il me demandait de venir m’asseoir en sa compagnie à la fin de la journée et me parlait du passé en racontant de magnifiques histoires sur son maître bien-aimé.
Il y en avait une que j’aimais particulièrement. Elle parlait d’un derviche qui était venu voir Shah Ni’matullah pour apprendre de lui la science secrète de l’alchimie. Le maître lui demanda ce qu’il désirait et le derviche répondit : « j’ai entendu dire que vous connaissez la science de l’alchimie ? » « oui, nous la connaissons » répondit le maître. Il donna alors au derviche quelques graines, lui dit d’aller les planter et de bien veiller sur elles. Le vieux derviche me raconta comment Shah Ni’matullah avait aidé le jeune derviche à surveiller les jeunes plantes et décrivit avec des détails magnifiques l’énorme récolte de délicieux melons qu’elles donnèrent. Après la vente des melons, Shah Ni’matullah donna un peu d’argent au vieil homme et le reste au derviche en lui disant : « Si tu veux l’alchimie, continue l’agriculture. »
J’adorais cette histoire en raison de tout ce qu’il y avait autour d’elle. Shah Ni’matullah n’avait pas de temps pour l’étude de sciences ésotériques visant à obtenir un gain matériel. Il ne s’intéressait pas du tout aux démonstrations d’exploits miraculeux et de pouvoirs charismatiques que les autres maîtres utilisaient pour attirer les foules et duper les crédules. Il s’abstenait d’un tel art du marchandage en disant. « Notre seule but est l’alchimie de la pauvreté Mohammadienne »
Shah Ni’matullah croyait que la transformation d’un individus était seulement possible lorsqu’il se détournait du marché de ce monde et celui de l’au delà en se rendant compte de leur absence totale de valeur. Ayant lui-même laissé derrière lui tous les mondes, il ne trouvait aucun intérêt dans le commerce ambulant de leurs marchandises ; il vivait dans ce monde dans l’unique but de servir, partageant avec nous tous la bienveillante attention de son souffle vivant, en prenant soin de nous comme les graines de son jardin. La grandeur de sa perfection spirituelle pouvait se voir à travers le fait qu’il était capable de nourrir les graines les plus difficiles à faire pousser pour en tirer finalement une récolte variée et abondante.
Certains soirs nous avions des réunions de samâ une forme de rappel dans laquelle on jouait de la musique. Une fois j’assistais à une de ces réunions au cours de laquelle quelques derviches jouaient de la flûte de roseau et du tambourin. Shah Ni’matullah était assis face à l’est et nous étions assis à ses côtés. Nous balancions nos têtes au rythme du chant composé avec des mots destinés à réveiller nos cœurs et renforcer notre lien avec l’Unique dont on se souvenait. Soudain Shah Nimatullâh se leva et se mit à danser. J’étais surpris et je savais que cela était inhabituel. C’était une danse d’une beauté majestueuse comme je n’en avais jamais vu. Il semblait inconscient de tout le monde. Deux proches disciples du maître se levèrent et se mirent à danser autour de lui. Lorsque la danse s’arrêtat ainsi que la musique, je remarquai que son visage était baigné de larmes.
Ce que j’avais vu me laissa perplexe. Certains maîtres que j’avais connu auparavant dansaient régulièrement et encourageaient leurs disciples à en faire autant. J’avais été le témoin de certaines séances de danse qui avaient dégénérés en foire d’exhibition et de prétentions spirituelles où les gens cherchaient juste à se faire valoir au point d’oublier complètement le but initial de la réunion. Dans certains ordres les derviches dansaient pour de l’argent, en simulant des états d’extase dans le but de procurer de fortes sensations à leur public. Parfois leur extase paraissait assez réelle mais je m’interrogeait sur la sincérité qui se trouvait derrière de tels spectacles. Ils semblaient dépourvus de tout contenu spirituel véritable et me mettaient toujours mal à l’aise.
Incapable de retrouver mon calme, j’interrogeai le vieux derviche qui m’avait pris en amitié.
– Je croyais que Shah Ni’matullah ne dansait pas au cours du samâ ?
– Il ne danse pas sauf si Dieu le veut répondit mon ami
– Mais alors, pourquoi les deux autres ont t-ils dansé ?
– Eux aussi ne dansent pas sauf s’IL le veut.
Le vieil homme sourit à ma question suivante sur les larmes de Shah Ni’matullah et me répondit : « On peut danser avec Ni’matullah mais, qui peut savoir son état ? »
Je lui demandai ce que je devrais faire si jamais le maître dansait à nouveau puisque je ne savais pas si j’aurai dû me joindre à eux ou non.
– si Dieu le veut, tu danseras dit il. Et si Ni’matullah veut que tu partages son état tu pleureras. Autrement, il vaut mieux se tenir tranquille et remercier Dieu pour Sa Bonté.
Bien que j’aie vécu avec lui jusqu’à la fin de sa vie, je n’ai plus jamais revu Shah Ni’matullah danser au cours d’un sâma. Je me rendis compte que cela avait été un évènement extrêmement rare. Il évitait le manque de sincérité sous toutes les formes possibles et cela se reflétait clairement dans le soufisme qu’on nous apprenait à pratiquer.
J’étais heureux que nos séances de sâma ne comportent pas de nombreux mouvements. J’avais l’impression que cela rendait mon rappel de Dieu plus sincère.
J’étais dans une bataille incessante avec mon Zekr ou rappel. Vu mon tempérament ce n’était pas chose facile. J’étais facilement distrait. Malgré mes défauts manifestes, je ne manquais pas d’aspiration et même si je n’arrivais pas à maîtriser mon caractère de nature difficile, j’avais une dévotion sincère pour mon maître. Il m’appris que le souvenir n’était pas simplement quelque chose à faire à un certain moment de la journée ; c’était une orientation pour toute ma vie. J’appris qu’aussi longtemps que j’oublierais Dieu, je serais également oublié par Lui. Je réalisai que ma négligence était un voile dans lequel je m’étais enroulé, inconscient qu’il y avait une voie plus claire pour percevoir la Réalité. Petit à petit au fil des ans, j’ai senti ce voile de négligence tomber de mes épaules
Parce que le maître prit ma main et me montra une nouvelle direction dans laquelle tourner mon regard. En regardant dans la qibla de ‘’ Il n’y a de Dieu que Dieu ‘’, j’abandonnai l’adoration de soi, découvrant ainsi la présence de Dieu dans chacun de mes souffles. Dans chaque inspiration, je découvris un moyen de m’oublier et, dans chaque expiration j’affirmai la vérité vivante de Son Unité.
Connecté comme je l’étais à mon maître par la corde solide de mon souvenir, il était capable de me ramener à tout moment vers cette qibla chaque fois que je m’en éloignais, chaque fois que je perdais le rythme de mon souffle et que je m’empêtrait à nouveau dans les voiles de la négligence et l’oubli. Lorsque j’eus confiance en notre connexion et que je découvris la douceur de la vraie adoration, je me rendis compte que le fait de m’aider à me souvenir était le plus grand don que le maître pouvait me faire. Car il m’avait montré la voie pour accéder au trésor de l’Unité Divine à chaque souffle. En comprenant cela, je me mis à respirer autrement, avec moins d’empressement et de tension, vu que je me sentais moins offensé par les autres et peu intéressé par leurs affaires. Tant que je respirais avec mon souvenir il restait peu de choses à offenser en moi et je perdis progressivement tout intérêt pour les disputes, la médisance et les commérages. Chaque tâche simple que j’accomplissais auparavant à contrecœur devint pour moi une occasion de me souvenir de mon souffle. A travers le service, je sentis mon souvenir devenir vivant.
Après plusieurs autres années, je réalisai que le souvenir ne me coûtait plus aucun effort, j’avais cessé de regarder dans les autres directions et arrêté de poser des questions insensées. Un jour alors que je méditais sur cette question, j’eus une sensation croissante de brûlure dans ma poitrine et je compris que la lumière dans mon cœur était devenue la substance intérieure de mon souvenir.
Mon maître vint à passer à ce moment et dit : « l’Unité est à Dieu, la gnose est à nous; et l’amour est un lien entre Lui et nous » je compris que la lumière dans mon cœur était le lieu ou commençait et finissait ce lien et que le souvenir du cœur était désormais le chemin pour resserrer ce lien jusqu’à ce que, à la fin, seul Dieu puisse se souvenir de Lui même et que je sois totalement absorbé dans Son Souvenir.
Alors que nous étions assis ensemble, j’eus une étrange sensation. Je me sentis en train d’être attiré vers shah Ni’matullah, je n’avais plus de limites et j’étais submergé par l’Océan de L’Unité qu’il incarnait. Je ne savais plus où je commençais et où je finissais.
Il me regarda, avec un visage à la fois sérieux et plein de bonté, les yeux illuminés par une intelligence pénétrante et dit :
Si c’est l’amour que tu cherches
Alors ne fais aucun cas de toi même
Seul l’amant sans ‘’moi”
Connaît l’amour
A partir de ce jour je commençai à découvrir que ma voie s’était élargie, elle se déployait devant moi à travers une étroite voûte de lumière. Ce n’était plus juste un mince passage de persévérance mais elle s’était étendue au point d’embrasser l’expérience illimitée de l’Amour Divin. Ma vie qui jusque là avait été strictement uni-dimensionnelle (je me battais pour me contrôler et retenir mes penchants pour l’agitation et la récrimination) s’étendit aussi à mesure que je laissais derrière moi la prison de mon être limitée et que je commençais à goûter à la beauté du royaume de l’Amour et de l’Unité. Vu que j’avais toujours eu un tempérament peu commode et que ma vie avait été gâchée par le dégoût de soi, je ressentis cette expansion nouvelle plus profondément et j’étais incroyablement reconnaissant de cette libération d’esprit. J’étais plus que jamais dévoué à Shah Ni’matullah qui m’avait guidé depuis la voie du souvenir jusqu’à la porte de l’Union en me montrant comment échapper aux propres chaînes de mon être et me noyer dans l’Océan de Son Amour.
Un jour un homme instruit arriva d’une autre ville pour rencontrer Shah Ni’matullah. La discussion porta sur les définitions de l’Unité Divine, et le savant demanda celle de Shah Ni’matullah. Le maître fit une pause et répondit : « On peut comparer la Réalité à un point. Le cercle produit à partir de ce point est issu de son mouvement et de sa manifestation dans le plan de l’Être. Ainsi l’unité englobe à la fois le point en lui même et le point dans son mouvement circulaire, car les manifestations de tous les points proviennent en réalité d’une Source Unique »
-Et comment peut on réaliser cette Unité ? demanda le savant.
– En retournant au point où tout a commencé pour nous.
– Le point où tout a commencé pour nous ? demanda l’homme plutôt perplexe.
– Le point de la première manifestation du monde phénoménal ou matériel. C’est là qu’est le point de notre retour. Dans notre affirmation de l’Unité, le commencement et la fin deviennent Un, tout comme le même point sert de départ et d’arrivée pour le cercle, et que le Vrai retourne à Lui-même.
J’essayai de saisir la signification de ces paroles et je m’assis en remerciant Dieu pour Sa Bonté.
Malgré la célébrité et la popularité de Shah Ni’matullah aussi bien auprès de la noblesse que des gens ordinaires, il vivait simplement, sans ostentation. La courtoisie et la dignité avec laquelle il traitait toujours les gens m’impressionnait. Son comportement était irréprochable et ses manières attentionnées et pleines de compassion. j’appréciais particulièrement cela vu que je n’avais pas été traité ainsi auparavant.
A travers son exemple, j’appris à vivre de façon plus apaisée, en étant plus à l’aise avec moi-même et avec les autres et j’ai découvert en moi des réserves insoupçonnées de générosité. J’ai découvert à ma grande surprise une capacité à être bon et à pardonner toutes qualités latentes, enfouies en moi que sa bonté m’avait aidé à faire ressortir. Je me suis retrouvé à être gentil avec les autres et j’ai cessé de les voir comme des protagonistes de ma propre guerre intérieure. J’avais toujours eu le sentiment d’être en train de me battre pour éviter de sombrer, le sentiment d’être dans un combat incessant avec les autres pour survivre dans ce monde. Après vingt ans de service chez lui, je découvris que j’avais arrêté de me battre et que je commençais à m’épanouir en puisant dans une source profonde de joie intérieure. Ce genre d’épanouissement changea totalement mon opinion sur l’appartenance à une voie dédiée au service. Loin de voir mon service comme un moyen de progresser, je découvris qu’à travers le service je pourrais partager les nouvelles ressources intérieures que j’avais découvert et m’assurer que cette profusion d’énergie ne soit pas perdue.
Lorsque je pense à tout ce qu’il m’a appris pendant ces années, je suis frappé par la générosité de l’homme qui n’arrêtait pas de donner à tous ceux qui venaient à lui. Bien que sa bonté et son hospitalité étaient connus de tous, tout le monde ne connaissait pas la dimension intérieure de sa générosité. Ceci était connu seulement de ceux qui avaient appris sous sa direction et qui après des années de soins attentifs étaient devenus comme moi des fructueux produits de son jardins. Pour ceux qui comprirent à quel point ils avaient été transformés par ‘’l’alchimie des cœurs”, sa générosité était visible surtout à travers sa patience. Sa patience parfaite se lisait dans sa détermination à enseigner et transformer tous les aspirants que d’autres maîtres moins patients avaient renvoyés.
J’étais présent le jour de son décès. C’était un matin de printemps et la pluie tombait depuis l’aube. Il était très âgé et nous nous attendions tous à le voir quitter ce monde d’ici bas. A l’instant où il rendit son dernier souffle une brise calme et rafraîchissante parcourut toute la maison et tous ceux qui l’entouraient la ressentirent. Même avec son dernier souffle, il était tout autant généreux.
Je rêvai de lui une nuit peu après son décès. Nous marchions ensemble sur un chemin pavé de pierres blanches sous un ciel très dégagé, sans aucun nuage. La scène avait une sorte de clarté parfaite et d’éclat virginal. L’air était clair et pur, le plus pur de tous ceux que j’avais jamais respiré. Dans ce calme, seul un oiseau chantait rompant ainsi le silence des pierres blanches. Puis il se mit à parler, avec pour seul écho le chant de l’oiseau.
‘’Qu’as tu appris durant ces années passées avec moi ?”
Toujours en train de respirer dans cet endroit magnifique, j’eus de la peine à trouver des mots pour répondre. Qu’ai je appris ? Il y avait toutes sortes de réponses. A la fin je choisis la plus vraie.
‘’ j’ai appris la noblesse de votre service”
Il resta silencieux pendant un moment, puis du doigt il indiqua en face de nous un dôme bleu et doré resplendissant dans la clarté du jour, et dont la beauté transperçait la luminosité du ciel.
‘’Sais tu où nous sommes ?”
je secouai ma tête.
‘’Nous sommes dans le lieu de repos de tous les autres qui serviront après nous. Leur service sera plus noble que le nôtre.”
Il s’agenouilla, ramassa une pierre et me la tendit. Dans la pure clarté du jour il n’y avait aucun sentiment de deuil, pas la moindre trace de sang. Nous avançâmes sur le chemin de pierre en direction du dôme. Les pierres étaient tranchantes et me coupèrent aux pieds. lorsque nous arrivâmes dans la fraîcheur de l’intérieur du dôme je retins mon souffle;la voûte intérieure était une spirale éblouissante d’étoiles tournantes. Lorsque nous fumes au centre le dôme lui même se mit à tourner et en regardant dehors je vis que le jour éclatant avait laissé place à la nuit. Entouré par l’univers silencieux sous un dôme tournant, je réalisai que nous étions dans le centre spirituel de l’univers, au cœur du Dôme de la Grâce. Il prit ma main et fixant ses yeux, je vis qu’il regardait derrière moi la vie de tous ceux qui étaient partis avant lui et devant moi la vie de tous ceux qui suivront ses pas en perpétuant l’ordre qu’il avait fondé.
Revenant à moi il me dit,‘’ La richesse que Dieu fait tomber pour les amis pauvres est une pluie de bénédiction sans fin. Mes descendants savoureront le goût de cette pluie bénie. Je leur laisse à tous la bénédiction de Son Chemin, la grâce promise à ses enfants sur la voie de leur retour. Mes descendants les plus nobles perdront toutes choses pour Lui, puisqu’ils seront sacrifiés sur une voie d’Amour et de Pauvreté. Il leur paiera le prix du sang en puisant dans le trésor de Sa Bonté infinie. Cette pluie est la richesse que prendront les enfants lorsqu’ils ouvriront leurs mains pour recevoir leur héritage, un héritage de bénédiction, une pluie de Grâce Universelle”
Alors qu’il parlait, une pluie de couleur dorée se mit à tomber à l’intérieur du dôme. Au contact de la pluie les cailloux qui étaient sous nos pieds devinrent rouge et je me retrouvai nu-pieds sur un tapis de roses. Leur doux parfum emplit l’air. Je regardai dehors au delà du dôme et je vis le soleil qui se levait au loin à l’horizon. Lorsque le soleil se leva, je vis le chemin que nous avions emprunté pour arriver au dôme devenir rouge vif dès qu’il fut touché par les premiers rayons du soleil. Je regardai autour de moi et je m’aperçus que tous les chemins qui convergeaient vers le cercle où nous étions arrêtés, étaient devenus rose avec la lumière de l’aurore.
Puis le cercle dans lequel nous étions debout se mit à tourner en harmonie avec le Dôme au dessus, et tous les chemin rouge vif qui menaient à nous se mirent aussi à tourner entraînés par le mouvement de leur point central. A travers la pluie dorée, je regardai avec intimidation et respect l’aube naissante alors qu’autour de nous les chemins de roses tournaient. Je regardai mon maître avec un air émerveillé.
Il sourit et me dit gentiment : ‘’Sais tu qui est vraiment Ni’matullah ? Il est le Mémorial des prophètes et des Saints.”
A l’extérieur du Dôme j’entendis une chanson, le chant de tous les noms de tous ceux qui avaient tenu une rose. Lorsque la musique commença, Shah Ni’matullah leva ses bras et se mit à danser, une danse d’une beauté majestueuse. Il dansait en faisant le tour du cercle intérieur du Dôme. Je le suivis, levant mes bras pour me baigner dans la lumière qui descendait dans le dôme. Pendant que nous dansions je me sentis entraîné d’une façon indescriptible. La pluie devenait à présent rouge, nous dansions à travers une pluie de fleurs rouge vif. Nous dansâmes pour tous ceux qui étaient honorés dans la chanson, pour tous ceux qui avaient dansé pour Lui, pour tous les danseurs à venir. Nous dansâmes en souvenir du mariage de Mansour, qui avait accomplis la danse de l’amour véritable ; nous dansâmes comme des amants dont la vie ne peut être niée, nous continuâmes avec la danse de tous ceux qui étaient morts. Nous dansâmes pour tous les aspirants des années à venir qui danseront dans le souvenir et recevront cette abondance de grâce. Mon visage était baigné de larmes pendant que nous dansions, je pleurais sans retenue, des larmes pour le pur qui était mort pour leurs roses, des larmes pour le pauvre qui dansera pour la pluie. Des larmes de remerciement pour la bonté d’Allah.
Lorsque la musique cessa, Shah Ni’matullahi vint se reposer au centre du Dôme. Il me tendit une rose qu’il tenait. J’hésitai, ne sachant pas si je pouvais l’accepter vu que je n’avais rien fait dans ma vie pour la mériter.
‘’Garde-là en souvenir” me dit-il simplement. Je pris la rose et la gardai dans la main. Je pensai à l’époque où je l’avais pas encore rencontré, les années de désespoir. Je pensai aux années passées à son service, les années d’efforts et de douceur. Je pensai à ma vie actuelle, si remplie de la chaleur de son souvenir que je n’aurai pas pu acquérir seul.
Je regardai la pierre dans mon autre main, elle était devenue un diamant à la pureté éclatante. Je lui montrai le diamant à travers la pluie rouge et il sentit ma gratitude car j’étais sur le point de parler. Alors qu’il m’embrassait, je me réveillai.
Le matin suivant ce rêve, je pleurai de gratitude pendant des heures, heureux de l’avoir connu. Car dans sa générosité, il n’avait pas rejeté une pierre laide mais il m’avait plutôt pris dans ses mains avec tendresse et avait fait de moi un bijou qui pourrait refléter la beauté de sa grâce.
J’ai écrit cette histoire pour essayer d’expliquer un peu aux autres ce que ressent une pierre ordinaire touchée par l’alchimie de son regard. C’est aussi pour décrire ce qu’on ressent lorsqu’on met le pied sur une voie de pauvreté spirituelle en suivant les pas de ceux dont le service était plus noble que le mien et, en acceptant à bras ouverts l’infinie bonté d’un Ami.
Traduit du magazine SUFI n°21 Printemps 1994, P.21