Llewellyn Vaughan-Lee
Au commencement, la flamme d’Amour n ‘était pas si brûlante;
Cependant, quiconque vint à passer, essaya de l’attiser un peu plus.
Hajj Molla Hadi Sabewar
Disciple et successeur d’Irina Tweedie – qui relata son expérience du soufisme dans un livre célèbre, L’abîme de feu -, Llewellyn Vaughan-Lee a fondé en Californie le Golden Sufi Cen ter pour transmettre l’enseignement de la voie Naqshbandi, dans laquelle il est engagé depuis plus de trente ans. Il expose ici la subtilité des phases et modalités du « voyage de l’âme ».
Suite au bouleversement intérieur de l’éveil, rappel soudain de notre nature véritable, naît une passion folle qui ne peut être contenue dans la conscience ordinaire. Dans cette exaltation, le risque est grand de se laisser entraîner par les fantaisies et illusions spirituelles suscitées par l’ego et par l’inconscient. Seul un maître spirituel éprouvé est à même de canaliser et de rythmer cette respiration nouvelle dans la bonne direction. Grâce à lui, et à nos efforts, une vie spirituelle authentique peut se déployer. Le travail psychologique, qui consiste à confronter et à intégrer l’ombre, procure un psychisme équilibré et élabore un contenant pour notre conscience élevée. Inondé par la lumière du Soi : l’ego devient plus apte à transmettre cette nouvelle conscience, le mental s’adapte à cet état, le corps physique et la nature instinctive évoluent. On atteint alors la maturité spirituelle, qui consiste à vivre, chacun selon sa singularité, comme un mystique dans le monde.
« Quand le temps est au calme, être calme ;
en temps de partage, partager ;
à l’endroit de l’effort, faire l’effort.
Tout en temps et lieu. »
Proverbe Naqshbandi
Une révélation infinie s’étend tout autour de nous. A chaque instant le divin renaît. Cependant, ce moment de notre histoire marque le début d’une ère nouvelle ; un nouveau schéma de vie se dessine. Notre conscience spirituelle est au centre de cette nouvelle naissance. En nos cœurs, en notre conscience, et à chaque souffle, nous sommes les sages-femmes de ce nouvel éveil de la terre ayant lieu maintenant. Afin de participer pleinement à cette naissance, nous devons laisser les anciens schémas derrière nous, les anciennes manières de marcher sur la terre et de regarder vers le ciel. Nous entrons dans une ère d’union qui réunira matière et esprit, féminin et masculin, et notre pratique spirituelle doit refléter ce nouvel alignement. Nous ne pouvons renoncer à la terre ou suivre un modèle patriarcal de progrès spirituel. Le voyage de notre âme fait partie du voyage de la création tout entière. Notre cœur est relié au cœur du monde. Notre mémoire est la mémoire du monde. Grâce à notre propre éveil, le monde peut s’éveiller. Et cependant, le voyage individuel de l’âme vers sa Source, de l’amant vers le Bien-Aimé, continue depuis toujours. Tout change et rien ne change. Le voyage d’une âme rentrant « chez elle », c’est comme le battement de cœur spirituel du monde. Lorsque qu’un chercheur se tourne vers le Bien-Aimé, toute la création se réjouit car cela représente le voyage final de toute une vie. Chaque atome aspire à être réunit avec son Bien-Aimé et, en tant que voyageurs spirituels nous vivons cette aspiration de tout notre être. Ce voyage est notre plus grande contribution à la vie et au Bien-Aimé. Nous nous offrons sur l’autel de Son Amour et nous vivons Son drame de séparation et d’union.
Tandis que nous élargissons notre conscience spirituelle afin d’y inclure toute la création, il est important de se souvenir de la simplicité et du caractère ordinaire du voyage de l’âme. La nostalgie de Dieu qu’éprouve le cœur appartient à l’essence primordiale de la vie. De même qu’un tournesol tourne avec le soleil, ainsi notre âme se tourne-t-elle vers sa Source. Vivre et respirer cet appel véritable signifie souvent devoir laisser derrière soi bien des illusions que nous avons pu avoir sur la vie spirituelle.
L’innocence de l’éveil
Au début du voyage, une étincelle d’amour pur touche notre cœur et, pour un instant, nous nous éveillons au miracle de notre nature réelle et de notre profonde relation au divin. Sans ce don d’amour, il n’y aurait pas de voyage, pas d’aspiration à retourner à Dieu. Nous resterions dans les nuages de l’oubli sans jamais connaître notre être véritable. Cette étincelle nous ouvre à la vie et porte notre attention sur le voyage de l’âme, la plus belle des aventures.
Appelé traditionnellement « la conversion du cœur », cet éveil à l’amour est comme une première romance, sauf qu’il n’y a pas d’amant idéalisé, pas de fantaisie romantique ; c’est la grande histoire d’amour de l’âme avec Dieu s’imposant à la conscience. Cependant, ceci évoque dans l’amant une qualité similaire à l’impétuosité de l’adolescence, créant des fantaisies spirituelles qui, comme leurs contreparties romantiques, échappent souvent à notre contrôle. Ce n’est pas toujours facile de réconcilier cet éveil à l’amour véritable avec les mondanités de notre vie quotidienne, ou de contenir cette profonde aspiration dans notre conscience ordinaire.
La conversion du cœur éveille un feu en nous. Finalement, c’est ce feu qui va nous brûler et nous consumer, qui transformera notre plomb en or. Mais au commencement, ce n’est qu’une passion folle qui ne peut être contenue. Nous pouvons l’identifier avec « la nostalgie de Dieu », mais nous n’avons pas idée de la réelle dynamique du voyage, ni du travail douloureux sur notre ombre, ni du lent pétrissage de l’ego, choses qui appartiennent aux premières années de la quête. De même que l’expérience romantique de tomber amoureux ne nous prépare pas à la difficulté réelle d’une relation, l’étincelle qui nous touche au plus profond de notre cœur ne nous permet pas de pressentir la nature vaste et dangereuse de ce qui survient. Nous sommes jetés dans cette histoire d’amour avec Dieu comme un aveugle dans un océan infini.
Il en a toujours été ainsi. Nous arrivons avec notre innocence et notre aspiration, troublés par les doutes et le sentiment d’insécurité, emplis d’un désir pour quelque chose que nous ne comprenons pas. Nous ne savons pas non plus que faire de l’intensité et de la passion de notre âme. Que pouvons nous faire si ce n’est créer des fantaisies spirituelles, des images d’un monde spirituel rempli de ce qui reste non réalisé en nous ?
Peut-être que le voyage va nous donner le partenaire dont nous avons toujours rêvé, le travail que nous méritons. Nous projetons si aisément nos besoins personnels sur le potentiel inconnu de la quête, cherchant un parent pour nous aimer, un amant pour nous embrasser, des amis pour nous comprendre, un travail pour nous réaliser nous-même. En Occident, cette tendance naturelle à la projection est augmentée par le conditionnement qui promeut la satisfaction instantanée et qui nous dit que nous avons droit au bonheur personnel. La longue et dure route de notre entraînement spirituel véritable tient peu de place dans notre conscience collective.
La difficulté est augmentée du fait qu’au commencement il nous est montré quelque chose d’immédiat, appartenant à l’éternel Maintenant. Il nous est donné d’apercevoir ce qui est toujours ici : notre Bien-Aimé éternel.
A ce moment là, le temps n’existe pas, ni même de voyage long et ardu. Au lieu de cela, il y a quelque chose de spontanément et d’entièrement vivant. Il nous séduit en nous donnant un goût de ce qui déjà est en nous : le don de nous-mêmes tels que nous sommes de toute éternité. Comment l’ego avec ses limitations de temps et d’espace peut-il comprendre ou vivre cet éternel Maintenant ?
Le voyageur ne comprend pas tout de suite que le vrai labeur sur le chemin n’est pas d’avoir accès aux expériences spirituelles ou mystiques ; celles-ci sont données par la grâce. La tâche est de créer un contenant pour elles afin qu’elles puissent se concrétiser dans notre vie quotidienne. Une des qualités de ce contenant est de pouvoir discerner une expérience intérieure réelle d’une illusion spirituelle créée par l’ego. Sans ce discernement, le voyageur s’égare facilement et perd l’énergie et le potentiel de son éveil.
Illusions spirituelles
Ceci ne signifie pas que l’on doive refuser l’exaltation et le feu de son propre éveil. Traditionnellement, c’est la renaissance spirituelle personnelle, le moment où la vraie vie de l’âme commence. Le « oui » qui jusqu’à présent avait été caché dans l’âme monte à la surface, explosant parfois dans notre monde extérieur. Joie et intensité appartiennent à ce moment et doivent être vécues. L’amour véritable est né, la vraie lumière est là. Quelque chose de très fort a commencé. Cela peut être comme un sentiment de « retour au pays » pour la première fois de sa vie ; c’est comme se sentir être ici, vraiment « chez soi ».
Chaque étape du chemin est nécessaire : « Il y a un temps pour chaque chose sous le soleil. »
Je me souviens de l’intensité de mon propre éveil, du monde qui étincelait soudain d’une lumière cachée ; cela tenait de la joie et du miracle. Je me souviens de mes premières expériences de méditation, de mes premières expériences d’une Réalité au-delà du mental. Il m’était donné une chose à laquelle j’avais toujours aspiré sans savoir qu’elle existait. Il m’était donné un goût de la réalité au milieu d’un monde d’illusions et de mensonges. Le désir pour la Vérité avait été allumé et je savais alors ce que je voulais. Je n’avais pas de contenant pour la folle passion qui me possédait ; elle me conduisit presque à la folie. Je jeûnais au-delà de ce que mon corps pouvait supporter. Mais, pour la première fois, j’étais complètement vivant.
Il est à espérer que l’on trouve un instructeur ou un chemin pour commencer le labeur spirituel qui est de créer un contenant, de canaliser le feu dans la bonne direction, afin de pouvoir vivre une vie équilibrée.
Trois ans se passèrent avant que je trouve le chemin qui me ramènerait « au pays », et j’y arrivai dans un état bien éloigné de l’équilibre, résistant grâce à la volonté et à la détermination, aminci, affamé, mes pieds touchant encore à peine le sol. Mais nous recevons tous les expériences dont nous avons besoin et je ne regrette pas la folie de ces premières années, même en sachant maintenant qu’une grande partie de mon énergie et de mes actions fut mal dirigée. Par exemple, j’avais réalisé qu’on ne peut atteindre la perfection par le jeûne du corps ou bien atteindre à la Réalité par la force de la volonté.
Un des dangers des premières années est l’illusion spirituelle. Nous sommes saisis par une aspiration, par une faim primordiale pour une chose que nous ne pouvons pas nommer et que nous ne connaissons même pas. Nous sommes éveillés pour un instant à une Réalité qui rencontre peu d’écho dans les schémas de notre vie extérieure comme dans ceux de notre pensée. Nous n’avons pas de concept pour ce qui est vraiment en train de se passer, alors, naturellement nous créons des images et des attentes qui nous viennent du passé. Dès que je vis la lumière des yeux de mon maître, je voulus être dans cet espace au-delà des limitations d’un monde que je trouvais de plus en plus aliénant et rempli de problèmes. J’imaginais que la vie spirituelle c’était de vivre dans cette dimension sans forme, de présence et d’amour. Je n’imaginais pas comment la voie allait me ramener de force dans ce monde de limitations.
Au début, bien des chercheurs tombent dans cette illusion qui est de vouloir s’échapper de la réalité ordinaire.
Un ami décrit ainsi ce qu’il en fut pour lui: « Je pensais que j’allais être soulevé hors de la vie. Je pensais que la vie ordinaire extérieure allait se dissiper d’une manière ou d’une autre et que je n’aurais plus à être responsable dans cette vie. Je pensais que j’allais me perdre dans l’amour, que je n’aurais plus à exister en tant qu’individu “séparé”, que je serais toujours balayé, emporté par l’amour. Je pensais que j’allais être emmené de plus en plus profondément dans des états d’amour et de félicité, que ce serait comme d’aller toujours de l’avant dans la méditation. Je ne pensais vraiment pas avoir à retourner dans la vie normale, ou dans un état de conscience normal. »
Tandis que nous travaillons sur nous-mêmes, nous commençons à comprendre que bien des illusions au début du chemin sont en rapport avec le fait que notre ego semble être le seul acteur de notre vie.
Une amie a compris que ses illusions étaient toutes nées du fait évident que c’est une « personne » qui s’engage sur la voie ; il s’en suit que tout ce qui est attendu dès le commencement se réfère au niveau personnel. Par exemple, elle pensait que le « je » ou le « moi » personnel allait être amoureux tout le temps. Elle dit : « Je ne réalisais pas encore que l’amour “est”, tout simplement, et qu’il n’a rien à voir en fait avec le “moi”, mais que simplement il existe. »
Au début, tout ce que nous connaissons c’est l’ego, alors nous imaginons la voie avec toutes ses expériences à travers les yeux de l’ego qui est plein de désirs et d’idées d’assouvissement. Même si nous avons lu ou si l’on nous a dit que l’ego « doit disparaître », qu’il nous faut « mourir avant la mort », nous ne pouvons pas imaginer un état dans lequel le « je » ne serait pas au centre. Quand nous pensons au Soi, nous imaginons un ego spiritualisé. Nous sommes rarement préparés à la simplicité de ce qui est. Le Soi peut bien avoir une dimension cosmique, mais son essence est aussi des plus ordinaires et des plus simples ; c’est une qualité d’être qui est présente en tout et partout. Nous ne pouvons pas comprendre les états de non-être qui existent au-delà du Soi à l’aide d’une conscience centrée sur son propre sens de l’existence. Comment pouvons nous imaginer un état dans lequel nous sommes là où nous ne sommes pas ?
Alors que certaines illusions sont centrées sur l’intériorité spirituelle, d’autres reflètent un désir de manifestation, de concrétisation ; par exemple, on aimerait devenir guérisseur ou instructeur spirituel, on aimerait avoir une destinée qui reflète notre nature spirituelle unique. Bien que certains voyageurs spirituels puissent être appelés à s’engager sur la voie, leur désir n’est souvent qu’une nouvelle forme d’auto-satisfaction ; l’ego s’approprie une énergie ou une intention pure et l’utilise à ses propres fins. L’ego aime à se gonfler, aime à se faire l’acteur principal sur chaque scène. Cela peut nous désillusionner de réaliser que le Soi n’a bien souvent pas besoin de forme extérieure spécifique ou de rôle à manifester, que c’est un état d’être plutôt qu’une « destinée manifeste ».
Une autre forme commune d’illusion spirituelle c’est l’idée de vivre une « vie guidée » ou d’être dans un état dans lequel les actions naissent d’elles-mêmes sans que nous ayons besoin d’être « l’acteur ». Bien que de tels états existent, dans lesquels le Soi ou notre nature divine vit à travers nous, un discernement conscient pour appréhender ces états est bien plus nécessaire que tout ce que nous aurions pu penser au début. Excepté dans les rares cas d’êtres hautement évolués spirituellement, notre nature supérieure à besoin de se manifester à travers notre ego et notre nature inférieure, qui se plaît à faire dévier de ses buts et intentions même la plus haute énergie. « L’ego épie à chaque coin », cherchant à pervertir notre vraie nature. Il nous faut apprendre à distinguer entre le réel besoin du moment et un désir caché ou un système d’auto-protection qui aurait pris une forme spirituelle. Souvent l’illusion d’être guidé n’est qu’un moyen d’éviter d’endosser les responsabilités de notre vie et de nos actions. C’est une excuse parfaite pour quiconque ne voudrait pas faire face pleinement à la vie quotidienne avec ses difficultés et ses demandes. La spiritualité patriarcale a peut être mis l’accent sur la nature transcendante du Soi, mais le Soi est aussi une partie intrinsèque de la vie et il ne peut être pleinement incarné et vécu que lorsque nous prenons nos responsabilités pour la vie, telle qu’elles se présentent. On ne peut réaliser le Soi qu’en acceptant complètement sa vie et son destin. Comme l’a dit le maître soufi Abû Sai’îd ibn Abî-l-Khayr : « Quel que soit votre destin, faites-y face ».
Finalement, la voie nous emmène vers un lieu où l’ego se donne et s’abandonne ; là, le Soi règne alors. Puis, la vie prend la qualité d’une feuille de papier blanche que le Bien-Aimé utilisera comme bon Lui semblera. Lorsque nous atteignons cette étape, nous avons déjà pris l’entière responsabilité de notre vie, de notre ego aussi, avec ses besoins et ses demandes. Nous sommes devenus des voyageurs arrivés à maturité qui n’utilisent pas la voie pour éviter les difficultés de la vie. Nous avons appris les valeurs du sens commun et nous avons appris à vivre dans les deux mondes. Nous avons développé une vigilance constante envers l’ego et les ruses dont il se sert pour se tromper lui-même.
La vie ordinaire
Aucune illusion n’est peut-être aussi commune et aussi insidieuse que celle qui fait croire que la vie spirituelle va éloigner le chercheur de la vie ordinaire. La vie quotidienne sera toujours incluse. En fait, nous nous immergeons de plus en plus dans l’ordinaire : « Nous coupons du bois et nous portons de l’eau ».
Nous sommes souvent le moins préparés pour cette mondanité de la voie. Après avoir goûté à la passion de l’âme qui initialement semble tellement « autre » par rapport à notre expérience ordinaire, nous avons tendance à attendre que la banalité de la vie s’efface dans l’exaltation ou dans l’extase du voyage intérieur. Nous imaginons peut-être une vie spirituelle remplie de défis dangereux et d’états spirituels. Mais c’est seulement l’ego qui une fois encore accapare l’expérience pour ses fins propres. Il n’est pas satisfaisant de n’être qu’un simple voyageur marchant dans la poussière en direction de sa maison !
Le caractère vraiment unique de notre nature apparaît souvent tout à fait ordinaire et simple.
Une amie décrit ainsi son expérience : « Je suis toujours choquée de constater à quel point les choses sont ordinaires, à quel point je redescends encore et encore vers l’ordinaire. Je m’attendais vraiment à ce que les choses soient “extra-ordinaires”. »
Une autre amie qui vint vers mon maître s’attendait à vivre une simple vie de méditation, mais après quelques années elle se retrouva en train d’enseigner à trente enfants qui demandaient toute son attention tout au long de la journée, dans une école primaire au centre de la cité. Ce n’était pas ce qu’elle avait imaginé !
Souvent, l’attachement à l’« extraordinaire » de la vie spirituelle est un autre moyen de nous protéger contre la vie et contre nous-mêmes, de même qu’une fantaisie romantique peut nous protéger contre la vulnérabilité et les demandes d’une vraie relation. L’amour vrai nous met à nu et nous rend vulnérables car les schémas qui nous protègent sont alors dissous ou brûlés. Contrairement à bien des illusions, la vraie nature de la voie c’est de nous rendre de plus en plus vides, c’est de nous aider à avoir moins plutôt que plus. Alors que les illusions gonflent le plus souvent l’ego, lui faisant croire qu’il est spécial, sur la vraie voie nous devenons plus ordinaires et plus simples.
Lorsque nous vivons la passion de l’âme, déchirés par l’amour, il se peut que nous oubliions trop aisément l’importance de payer nos factures à temps ou de prendre soin de nos besoins humains et de nos responsabilités. Il se peut que nous traversions la vie sans bien faire attention à la façon dont nous traitons les autres et nous-mêmes. Mais, sans une base solide dans le quotidien, sans apprendre à traiter la vie avec l’attention et le respect dont elle a besoin, il ne nous est pas possible d’y vivre pleinement l’énergie de l’âme. Se centrer sur la vie quotidienne donne une base à l’énergie rencontrée sur le chemin, de plus cela rend difficile à l’ego de créer des fantaisies spirituelles. C’est pourquoi, traditionnellement, quand un jeune homme venait pour la première fois au tekke (ou khânqâh – ce qui signifie centre ou refuge soufi, en turc ou en persan), on lui donnait à faire les tâches les plus mondaines ou les plus basses, par exemple : nettoyer les toilettes ou balayer la cour. Il était possible que les premières années on ne lui donne aucunes pratiques spirituelles, mais à leur place, de simples tâches de service.
Il est important de ne pas rejeter la dimension ordinaire de notre expérience, car la nature de l’âme est simple et ordinaire et s’exprime souvent dans ce qu’il y a de plus ordinaire. L’âme est une qualité d’être dans laquelle les choses « sont », tout simplement. Là, la paix « est », l’amour « est », même le pouvoir « est », tout simplement. Nous ne remarquerons jamais, nous vivrons encore moins ces qualités de l’âme si nous suivons nos désirs afin d’échapper à l’ordinaire, si nous créons des drames inutiles ou des fantaisies.
Les haïku Zen reflètent souvent cette simplicité. La rosée sur l’herbe est présente, ici et maintenant, sans faire d’histoire. La pleine lune de la moisson reflétée sur l’eau est à la fois simple et profonde. Le contenant que nous créons sur le chemin est une relation de maturité avec la vie. Nous ne serons jamais capables de vivre le paradoxe de l’ordinaire rencontrant l’extraordinaire si nous ne sommes pas prêts à accepter la vie telle qu’elle est.
La vraie tâche, c’est de rester fidèle à soi-même dans tous les défis de la vie quotidienne, de s’intérioriser ne serait-ce que cinq minutes par jour alors même qu’il y aurait des distractions nombreuses.
L’acte de se souvenir n’a plus lieu dans l’isolement, mais au bureau et au supermarché. Il se peut que la voie soit l’opposé de ce à quoi on s’attendait ; il se peut qu’elle soit paradoxale, troublante et contraire à notre conditionnement, mais elle doit être vécue dans le monde, elle doit faire partie de la vie quotidienne.
A cette phase particulière de l’évolution de l’humanité, la nature ordinaire de la vie a une autre signification. Dans cette ère qui commence, cet ordinaire va être capable de refléter le numineux de l’âme d’une autre façon. Mais, afin de permettre à la vie de refléter la richesse et la nature éternelle de l’âme, nous devons abandonner les schémas, personnels et collectifs, qui nous éloignent de l’ordinaire. Nous devons apprendre à discerner entre une fantaisie de la vie spirituelle du type Disneyland avec toutes ses montagnes russes et ses barbes à papa, et la vraie manière par laquelle Il se révèle Lui-Même.
Apprendre le discernement
Nous ne pouvons pas éviter les illusions à propos de la voie. La puissance de l’aspiration et du désir de Vérité utilise notre imagination pour nous amener à une expérience plus profonde, de même que l’énergie du désir physique crée des images sexuelles pour nous attirer. L’imagination crée des fantaisies spirituelles que nous devons réconcilier plus tard avec la réalité de notre expérience, de même que nous devons réconcilier la romance avec une relation vraie ; mais ces fantaisies nous entraînent au-delà de nous-mêmes. En fait, l’énergie sexuelle fait partie de cette puissance qu’est la kundalini et qui nous hisse vers la Réalité.
Certaines fantaisies spirituelles et sexuelles ont cette même qualité d’amour et de félicité, cette qualité qui nous captive et nous emporte. Nous ne pouvons pas échapper à la puissance de l’imagination qui d’un désir sans nom crée des images correspondant à son assouvissement. Il faut que le désir nous tire hors de nous-mêmes dans le vaste océan de l’amour véritable ; les illusions que l’imagination crée à partir de ce désir pourraient être un leurre.
Je citerai Ibn al-Fârid :
« Car dans le rêve brumeux de l’illusion
l’ombre fantôme
te conduit à ce qui chatoie
à travers les voiles. »
Nous projetons notre désir de l’inconnaissable à travers notre imagination. Nous créons des images qui peuvent nous tenter d’entrer dans la voie. Le danger survient lorsque nous prenons les images pour le vrai but, lorsque nous prenons le relatif pour l’absolu. Alors, nous sommes piégés par nos fantaisies au lieu d’être menés au-delà d’elles jusqu’à leur source véritable, ce qui est le plus profond désir du cœur.
Au début, nous ne reconnaissons pas les vraies qualités de la voie, nous ne faisons pas la différence entre ce que nous devrions cultiver, ou ce à quoi nous devrions aspirer, et ce qui n’est qu’illusion. Nous ne pouvons pas discerner les fantaisies, qui nous entraînent plus avant dans l’histoire d’amour du cœur, des stratagèmes de l’ego qui veut nous arrêter. Nous sommes si facilement attrapés par les mirages subtils de l’ego et du mental ! L’inconscient, qui peut comploter avec l’ego, possède aussi des moyens puissants et séduisants pour nous empêcher de devenir plus conscients, pour nous garder sous son charme et dans ses schémas de dépendance. C’est une des raisons pour lesquelles il est nécessaire d’avoir un maître qui nous aide à traverser ce labyrinthe que nous avons nous-mêmes créé.
Graduellement, nous développons notre propre discernement ; nous apprenons à distinguer entre les voix de l’ego et celles du Soi. Mais au début nous sommes naïvement trompés par les nombreuses illusions créées par l’ego, par les nombreuses fausses images rencontrées sur la voie. Nous ne réalisons pas combien l’ego peut aisément se déguiser en notre nature spirituelle et nous tromper encore et encore.
Il y a des outils que nous pouvons développer pour nous aider à discerner, à regarder sous la surface de ces images. Par exemple, on peut se demander : gagner ou perdre telle ou telle chose m’aidera-t-il vraiment, ou bien cela me permettra-t-il seulement de me sentir bien ? « Qui » veut vraiment cela ? Cela est-il à sa place dans mes schémas psychologiques, dans mes mécanismes de défense, ou bien cela m’emmène-t-il au-delà de moi-même ? Cela me rend-t-il plus libre, peut-être plus vulnérable, m’aide à participer plus pleinement ? Il est souvent utile de discerner entre un besoin et un désir. Ai-je vraiment besoin de ceci, soit pour ma vie ou pour la voie, ou bien cela appartient-il à la nature créatrice de désirs de l’ego ?
Malheureusement, il n’y a pas de règles exactes ; chacun de nous est unique et la voie reflètera ce caractère unique. Il y a un temps pour lutter afin d’accomplir ce que nous voulons et un temps pour abandonner tout désir, un temps pour être fort et un temps pour soumettre sa propre force. Parfois, ce qui semble spirituel est la plus grande des tromperies, tandis que ce qui peut sembler être une illusion mondaine, le désir d’une carrière réussie par exemple, peut nous aider à revendiquer ce qui appartient à notre vraie nature. Parfois, même le désir de vacances ou d’une nouvelle voiture est justement ce dont nous avons besoin à ce moment-là. Peut-être sommes-nous fatigués, peut-être avons-nous besoin d’un changement ou peut-être ne pouvons-nous pas continuer à mettre notre énergie dans une voiture qui ne cesse de tomber en panne. Le simple sens commun est souvent notre meilleur guide.
Patience
Graduellement, la voie et le maître arrachent nos illusions, nous laissant face à nous-mêmes. C’est ce que T.S. Eliot appelle :
« Une condition de simplicité totale
qui ne coûte pas moins que de tout donner. »
L’ego demeure car on ne peut pas facilement vivre en ce monde sans un ego, sans un sentiment d’être un « je » séparé. Avec l’ego demeure aussi notre paquet de problèmes psychologiques, les difficultés de la vie et les conflits de ce monde. Peut-être entrevoyons-nous une autre réalité dans laquelle ces problèmes n’existent pas, peut-être ressentons-nous l’éternelle présence d’une dimension dans laquelle les conflits n’existent pas, où seuls subsistent la paix et l’amour. Mais tout comme dans ce monde nous demeurons dans le corps physique avec ses douleurs et ses maux, nous restons aussi avec un ego imparfait. Le vrai labeur sur le chemin est d’harmoniser l’ego avec une plus vaste réalité qui se trouve en nous et tout autour de nous.
La voie nous aide à développer les qualités dont nous avons besoin pour remplir cette tâche, les qualités qui nous donnent la force et la compassion nécessaires pour vivre dans un monde imparfait dans lequel Sa présence est souvent voilée. La patience, avec les qualités similaires de tolérance, d’endurance et de constance, est au centre des qualités requises pour franchir les déserts infinis de la Voie. Le soufi met l’accent sur la valeur de la patience ; l’acquisition de la patience (sabr) est une étape de la voie soufie. L’étape de sabr est associée avec la maturité spirituelle dont nous avons besoin pour un long voyage durant lequel nous avons à porter le fardeau des difficultés d’une vie en apparente séparation.
Une histoire racontée par Saraj, un maître soufi du Xe siècle, illustre la patience qui est d’endurer Son absence comme la plus difficile forme de patience.
« Un homme se tenait devant Shîblî (que la compassion de Dieu soit sur lui !) et il lui dit :
« “Quel acte de patience est le plus ardu pour un être patient ?” Shîblî dit : “La patience en Dieu”. “Non”, dit l’homme. Shîblî dit : “La patience pour Dieu”. L’homme dit : “Non”. Shîblî dit : “La patience avec Dieu”. “Non”, dit-il. Shîblî se mit en colère et dit : “Sois damné, quoi alors ?…” L’homme dit : “La patience sans Dieu Le Très Haut.”
« Shîblî poussa un cri qui déchira presque son esprit. »
Sommes-nous préparés à attendre pendant des jours infinis, des mois, des années même tandis qu’Il se voile Lui-Même à nous ? Sommes-nous prêts à continuer nos dévotions à travers ce désert ? Sommes-nous prêts à ne rien vouloir pour nous-mêmes, sachant qu’Il viendra vers nous quand Il le voudra ? Ou demeurons-nous pris dans des schémas d’autosatisfaction, ne connaissant que nos désirs personnels, nos propres dynamiques de contrôle ?
Une amie trouvait dur d’accepter que même en ayant trouvé un maître et en ayant travaillé à développer toutes les attitudes correctes, il n’y ait pas de garantie qu’Il se révèle, que les portes de l’union s’ouvrent. L’histoire d’amour avec Dieu est très différente de celle que l’on peut avoir avec un parent que l’on veut contenter, et où il suffit d’avoir le comportement correct pour recevoir amour et attention. La voie ne dépend pas de nos propres efforts ; Il nous amène à Lui à la manière qui Lui est propre et comme Il le veut. Mais, accepter que nous soyons vulnérables et dépendants d’un Autre, accepter qu’« Allâh mène à Allâh celui qu’Allâh veut », cela peut être difficile, surtout pour une conscience occidentale qui est conditionnée pour valoriser l’effort individuel plus que le don de soi.
Pendant de nombreuses années sur la voie nous devons apprendre à attendre, ne connaissant que notre ego et ses insuffisances. Ceci peut être une partie douloureuse et éprouvante du voyage, pour lequel nous avons besoin de patience et de persévérance. Parfois, lorsqu’il y a des défis évidents auxquels nous devons faire face dans notre monde intérieur ou extérieur, il est plus aisé de rester centré sur la voie et sur ses propres pratiques. La monotonie infinie des jours passés sans Lui peut être difficile à supporter, tandis qu’il nous reste seulement la vie quotidienne n’ayant que peu de contenu spirituel apparent. Mais, c’est en ces moments-là que beaucoup de nos anciennes illusions disparaissent car il ne reste presque rien à l’intérieur ou à l’extérieur de nous-mêmes qui puisse les soutenir.
Le véritable labeur
Le véritable labeur sur la voie est de vivre l’énergie et la conscience élevée du Soi dans la vie de tous les jours. Initialement, le Soi, avec son énergie de réalisation de soi, éclate dans notre conscience ordinaire, créant parfois un déséquilibre psychologique. L’ego et le mental répondent à cet influx d’énergie en créant des illusions, souvent des images non fondées de la vie spirituelle. Puis, peu à peu l’ego cesse d’être gonflé par cette nouvelle énergie ; la voie et le travail psychologique qui consiste à confronter et à intégrer l’ombre, ainsi que d’autres dynamiques internes, procurent un psychisme équilibré, un contenant pour notre conscience élevée.
La complète soumission de l’ego au Soi prend des années, et tout le monde n’atteint pas ce stade-là. En fait, c’est plutôt la structure de l’ego qui est transformée afin qu’il apprenne à co-exister avec le Soi. Il ne combat plus constamment ni ne sabote notre vraie nature, il n’est plus autant qu’avant influencé par des schémas inconscients. Il cesse d’être un centre de conscience autonome mais commence à vivre une vie de service en relation avec le Soi. Nous apprenons à écouter, à discerner et à nous laisser guider par le réel. L’ego aussi change subtilement tandis qu’il est inondé de la lumière du Soi, il devient plus transparent, plus apte à transmettre au lieu d’obscurcir notre conscience élevée.
Le mental aussi s’adapte à un état plus élevé de la conscience. Le travail soufi, qui consiste à « marteler le mental pour le faire entrer dans le cœur », décrit un processus par lequel le mental apprend à œuvrer dans le cœur avec notre conscience élevée afin d’être attentif à ses indices plutôt qu’à les rejeter. Lorsque nous ne sommes plus autant dominés par des schémas de pensée rationnels, alors nous devenons plus réceptifs à l’intuition. L’intuition vraie ne suit pas des processus de pensées intermittents mais vient du Soi le plus haut où toute la connaissance existe comme dans un état d’union. La pratique spirituelle sur les rêves aide dans cet entraînement, nous enseignant l’attention aux images et aux messages qui viennent du mental inférieur. Tandis que nous apprenons à écouter ces rêves, nous nous mouvons au-delà des limitations de l’ego et de la pensée rationnelle.
De même, notre corps physique et notre nature instinctive se transforment, car eux aussi vont être inondés par la lumière du Soi. Parfois, des exercices de purification sont nécessaires, des changements de nourriture ou d’habitudes aussi. Par exemple, il est important de ne pas se livrer sans discernement à la sexualité, à l’abus de boissons alcoolisées ou à la fréquentation des bars. Mais trop d’exercices de purification, c’est-à-dire trop de jeûnes, voire même trop de méditation, peuvent aussi être un obstacle car cela peut nous rendre trop sensibles pour être capables de participer à la densité du monde matériel du temps présent. La maturité spirituelle, c’est d’apprendre à vivre une vie équilibrée.
Il faut espérer que nous fassions les nécessaires expériences de la vie et que nous apprenions l’habileté dans les petites choses afin que le Soi puisse se manifester dans le monde ; nous apprenons en quelque sorte l’art de vivre. Par exemple, si le Soi peut rendre le maximum de services dans le domaine de la psychologie, alors nous apprendrons cette discipline. Ou bien si le Soi a besoin de nous pour œuvrer dans les affaires, alors peut être devrons-nous passer un diplôme commercial ou faire un apprentissage dans les affaires. Le Soi ne nécessite pas un véhicule plein de fantaisies spirituelles mais un véhicule reposant sur une discipline pratique qu’Il pourra utiliser, que ce soit en tant que banquier, musicien ou thérapeute. C’est un malentendu de croire qu’une forme « spirituelle » extérieure est nécessaire pour réaliser sa propre destinée spirituelle. Le Soi n’est pas limité par les façons dont nous percevons le spirituel. Il embrasse la totalité de la vie et nous attire vers le juste véhicule correspondant à notre plus haute nature.
Au beau milieu de la vie, notre ego, en fait notre nature entière, se transforme, devenant subtilement imprégné par le présence du Soi ; notre nature prend alors une tout autre qualité qui n’a plus rien à voir avec les demandes et les désirs. Au début, il se peut que nous ne reconnaissions pas cette autre qualité parce qu’elle semble toute simple et toute ordinaire. Ceci est notre nature véritable, à chaque instant vivante. Souvent, ce sont les autres qui d’abord remarquent une transformation. Ils peuvent constater que nous sommes plus en paix avec nous-mêmes, que nous ne sommes plus aussi affectés par les conflits et les émotions négatives. Cela vient si graduellement qu’un certain temps peut se passer avant que nous puissions réaliser que quelque chose de fondamental est différent. Tant d’attentes par rapport à la voie se sont dissipées ; nous avons peut-être dû abandonner certaines d’entre elles avec peine. Alors la vraie voie prend vie en nous. Nous avons développé le sens de notre propre nature, sens qui n’est plus fondé sur l’ego avec ses peurs et ses incertitudes, mais sur des qualités plus profondes et plus réelles.
Parfois, il se peut que l’impétuosité des premières années nous manque, ainsi que l’intensité et l’exaltation de l’éveil, les rêves des états spirituels aussi peut-être. Et après avoir perdu tant d’illusions, qu’avons-nous trouvé ?
Nous avons tous à découvrir ce qui nous a été donné, ce qui est vrai en nous, nous avons à savoir « qui nous sommes, d’où nous sommes venus et où nous allons. »
Au-delà de l’ego
Par la grâce de la Voie et par nos propres efforts nous créons un contenant qui nous permet de vivre relié à notre Soi le plus haut. L’ego et le Soi sont alors en équilibre. Bien que nous puissions encore rencontrer des obstacles, des résistances qui requièrent toute notre attention, nous vivons la vie de l’âme au lieu de vivre uniquement celle de l’ego. Nous avons accepté les limitations de la vie et nous savons que le véritable service c’est de répondre au besoin du moment, et non pas de vivre une sorte de destinée spirituelle imaginaire. Nous avons renoncé à nos chimères d’illumination afin de nous enraciner dans la vie de tous les jours. Peut-être que pendant la méditation ou bien au beau milieu de la vie nous avons des aperçus occasionnels d’une réalité différente : nous ressentons une paix qui nous inonde ou bien encore une joie profonde. De temps en temps notre cœur se remplit d’une douceur inexplicable ; nous voyons l’amour en chaque feuille de chaque arbre. Puis, le voile retombe et nous sommes de retour dans le monde de l’ego.
Le voyage ne serait-il que cela ?
Quand Dhu’l Nun demanda : « Quelle est la fin de l’amour ? », on lui répondit : « Ô, simplet, l’amour n’a pas de fin puisque le Bien-Aimé n’en a pas non plus. » Les états de l’amour se transforment continuellement. Lorsque nous avons finalement accepté le caractère ordinaire de la voie, alors parfois Il rit et nous déconcerte, mettant notre monde sens dessus dessous, nous ouvrant à Sa grandeur et à Sa majesté. De nouveau l’image que nous avions de la voie est brisée et nous sommes emportés hors de nous-mêmes. De nouveau nous réalisons que le don de soi, toujours plus grand, ainsi que la non-connaissance sont requis.
Une amie décrit comment cela lui arriva :
« Dans un rêve, on me dit que je devais me préparer à mourir maintenant, tout simplement. Je n’eus aucune réaction ; il en était ainsi. Lorsque je me rappelai ce rêve, ce fut encore comme une pensée toute simple.
« Puis, quelques jours plus tard j’eus une expérience dans laquelle on me dit : “Tu vas bientôt mourir ; prépare-toi.” De nouveau, je n’eus aucune réaction, je ne ressentis aucune émotion. Je pris cela sérieusement. Je pensai à régler quelques affaires afin de ne pas laisser trop de chaos derrière moi. J’avais à trier des choses, des papiers… bientôt. J’avais l’impression d’être envoyée en voyage pour une certaine mission.
« Mais, le jour suivant, j’eus une expérience dans laquelle je me mouvais à travers l’espace à une vitesse incroyable, extrêmement rapide.
« Qui étais-je ? “Je” n’étais plus moi mais une énergie ou une sorte de conscience à laquelle je participais. J’allais vers un soleil noir qui irradiait intensément. C’était le centre le plus profond, absolu, et il m’attira. Je réalisai que c’était l’intensité de cette attraction qui engendrait la vitesse qui m’emmenait. Je me rapprochais de plus en plus et commençais à me dissoudre. Il ne restait que la douceur infinie d’une “faiblesse” légère, et puis même cette impression fut absorbée, tout fut absorbé. Mais, au même moment, et je ne sais pas comment cela pût avoir lieu, “je” fus brisée, soufflée, j’éclatai en milliers de morceaux. Je m’évanouis, perdis connaissance et, en revenant, je “me” retrouvai, “moi”, cette conscience que je pouvais ressentir de toutes parts. Vraiment, partout, dans chaque goutte d’eau de l’océan, dans chaque visage, dans les pierres et dans les étoiles.
« Je fus choquée, même physiquement. Dans les jours qui suivirent, je me mis à trembler. Ayant des vertiges, je pus à peine garder mon équilibre. Lorsque j’allais acheter de la nourriture, je devais me tenir au comptoir ; tout tournait autour de moi, et cela dura des jours. Et ce n’était pas seulement l’équilibre physique que j’avais perdu. J’étais tiraillée entre des états émotionnels extrêmes, parfois je me sentais très vulnérable et qui plus est je ressentais une grande souffrance, parfois je ressentais une joie extatique, un sentiment de retour “au pays”, un sentiment de liberté…
« Maintenant, il y a des moments où je pense être vraiment démente, où je crois devenir folle. Mais rien en moi ne veut réellement changer cela. Tout comme dans l’expérience relatée, je me sens fortement attirée et je ne veux pas résister.
« Il m’est impossible de penser avec le mental à ce que j’ai vécu alors ; j’ai essayé pourtant, afin de comprendre l’incompréhensible. Dans la profondeur de l’union, de l’unité, de la vacuité, il y avait comme des cassures, des éclatements comme si du néant surgissait la création, dans une explosion. Ce fut un grand choc !
« Tout semble différent maintenant. L’existence entière est une chose si ténue, comme un voile très fin, similaire au corps physique que je ressens comme très fragile…
« Je ne sais pas pourquoi j’essaie d’écrire ceci, tout ce que je tente d’exprimer en mots ne correspond pas à la réalité. »
Ceci n’est pas une fantaisie spirituelle mais une réelle expérience de laquelle vous ressortez sans plus savoir ou poser vos pieds. Tout ce que vous saviez, même votre sens du moi et votre stabilité, tout cela est détruit en un instant.
S’il n’y avait pas auparavant toutes ces années de préparation pendant lesquelles on apprend à être enraciné, pendant lesquelles on crée un contenant subtil mais résistant, sans tout cela on deviendrait complètement fou. Alors, on ne pourrait pas vivre cette expérience, ce serait juste comme être projeté hors d’une orbite, loin, au-delà des étoiles, incapable alors de revenir à une vie équilibrée.
Cette amie a une famille, des enfants qui ont besoin de toute son attention. Elle ne pourrait pas se retirer dans une grotte pour s’y asseoir immergée dans un état de non-être, dans un état béatifique de complète absorption. Elle doit se lever le matin, emmener les enfants à l’école, les aider à faire leurs devoirs, préparer le dîner…
La voie vous prépare à une telle expérience qui survient quand vous vous y attendez le moins. Lorsque le maître, ou bien un être élevé, sait que vous êtes prêt, que vous êtes capable de supporter l’expérience, à ce moment vous allez être complètement attiré hors de l’ego vers le centre réel de votre être et bien au-delà. Cela est-il vie ou mort ? Vous revenez de cette expérience tout étourdi et sans en avoir bien pris conscience. Mais quelque chose de fondamental a changé. Le centre obscur du non-être, le soleil noir vous a absorbé. L’ego en tant que centre de la conscience a été à jamais annihilé et vous réalisez alors la fragilité de son existence, la fragilité de la vie telle que vous l’avez connue.
Cela marque-t-il la fin ou le commencement ? Tout ceci n’est que mots.
Etre là où vous ne vous trouvez pas, ceci semble paradoxal jusqu’au moment où vous vivez cet état ; alors cela prend tout son sens. Pourtant, vous revenez à la vie de tous les jours et bien que l’ego soit transformé il est toujours là.
La maturité spirituelle c’est de vivre comme un mystique dans le monde, tout à fait responsable dans notre vie quotidienne bien que sachant que la vie n’est qu’une fragile illusion.
Dans notre monde intérieur coulent d’autres courants comme des forces puissantes qui viennent d’au-delà des étoiles. Parfois ces courants apportent avec eux de doux parfums, parfois ils sont froids et désolés et ils hurlent à travers nous. Il y a de vastes étendues d’obscurité et des océans de lumière. Mais, nous avons appris à rester centrés, nous retenant au fil ténu qui est suspendu entre les mondes.
On demanda à Al-Kharaqânî, un maître du XIe siècle :
« Quelle est la personne appropriée pour parler de fanâ (annihilation) et de baqâ (permanence) ? »
« Il répondit : “Lorsqu’un gros cyclone surgit, emportant arbres, maisons, montagnes, les jetant dans l’océan jusqu’à le remplir, celui qui se tiendrait suspendu à un fil de soie entre les cieux et la terre sans être remué par ce cyclone, celui-là a la connaissance et peut parler de fanâ et de baqâ.” »
Traduit de l’américain par Uma Lacombe
Extrait de la revue Terre-du-ciel N°74
Version anglais sur http://www.goldensufi.org/a-spiritualmaturity.html
Publié en anglais dans Sufi Journal, Issue 67, Autumn 2005
Pour aller plus loin :
Llewellyn Vaughan-Leele : « Visage d’avant ma naissance »
The Golden Sufi Center
http://www.goldensufi.org