Llyod Ridgeon
L’insaisissabilité ou l’instabilité de la vérité ou réalité ou autrement dit, tenter de saisir Dieu à l’ aide de concept ou de l’intellect, est comme essayer de pêcher une carpe à l’aide d’une gourde.
– D.T Suzuki, Zen and Japenese Culture, p.15
Dans la citation d’introduction de D.T Suzuki, la plus importante autorité du Zen au Japon a mis le doigt sur un problème auquel fait face l’étude de l’expérience mystique. Si l’Absolu est au-dessus de toute intellection, est-il possible de Le décrire avec précision, à partir du moment où toute description humaine est le produit d’une pensée rationnelle et limitée ?
Ce type de problème est connu dans toutes les religions du monde. Par exemple, Lao Tse a dit: « Celui qui sait ne parle pas; celui qui parle ne sait pas ». Jésus Christ a exprimé les mêmes sentiments quand il fit le commentaire suivant : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants. » (Math.11 : 25). Le Bouddha a démontré la même réalité sans prononcer la moindre parole lorsqu’il fit sortir de terre une fleur devant une assemblée de moines sur le Mont Grdhrakuta; il n’y eut pas de réponse de la congrégation à l’exception du moine vénérable Kashya qui lui sourit en retour (Blythe 1942, p. 391). Le Coran aussi a exprimé l’incapacité humaine à appréhender Dieu : « Aucune vue ne peut Le saisir car Il est le parfaitement connaisseur et Le Tout-Conscient » (6 :103). En plus de cette incapacité à décrire La Réalité Ultime, un autre problème auquel se confronte l’étude du mysticisme est que les mystiques eux-mêmes ont parlé de plusieurs formes de vision de sorte qu’on s’interroge sur le fait de savoir si une expérience mystique est véritablement une contemplation de l’Absolu ou non.
Dans le monde islamique, ces difficultés ont commencé à préoccuper les esprits des Soufis dès la fin du 9e siècle, à la veille des propos extatiques (shathiyat) comme « Gloire à moi; que Ma Majesté est grande », de Bayazid Bastami (d. 874) et « Je suis La Vérité » de Mansour Hallaj (d.922) ou « Sous mon manteau, il n’y a rien sauf Dieu » de Abou Said Abi l-Khayr (d. 1049).
Pour les esprits exotériques des oulémas , ces shathiyat avaient un fort relent d’auto déification, en contraste avec le paradigme Coranique du Créateur (Netton 1989), qui décrivait Dieu au paradis, séparé de Sa création. Les Soufis envisageaient cette relation (Création – Créateur) de manière plus intime; malgré cela, ils étaient divisés sur la déclaration de Bayazid, qui semblait exprimer une identification de Dieu à l’homme. Junayd (d. 910) était un représentant orthodoxe de l’islam mystique et qui est considéré comme « le pivot dans l’histoire du soufisme » (Schimmel 1975, p.57). Il soutenait que les mots de Bayazid étaient ceux du débutant et qu’il lui manquait en ce temps des étapes pour atteindre la vérité suprême (Zaehner 1960, p.128). Au contraire, d’autres comme Abou Hamid al-Ghazzali pensaient que Bastami et Hallaj avaient atteint l’étape ultime de l’unité (tawhid).
Le développement de l’irfan (gnose) par les mystiques comme Ibn Arabi (1165-1240) et Najm Al-Din Kubra (1145- 1221) créa les structures à partir desquelles les visions et les déclarations extatiques pouvaient être interprétées, déterminant ainsi dans quelle mesure les expériences mystiques pouvaient être considérées comme l’expression véritable de la réalisation de l’Absolu. Aziz Nasafi (d. c1300) suivit la tradition des mystiques mentionnés plus haut et ses travaux (qui étaient rédigés dans la deuxième moitié du treizième siècle) ont révélé la riche variété des visions mystiques. Il donnait la description des visions par lesquelles le voyageur du soufisme pouvait connaître sa station spirituelle, les visions reflétant la vie de l’au-delà, les visions impliquant la rencontre avec des esprits, les rêves visionnaires et les visions prémonitoires des évènements futurs. Ces descriptions faites par Nasafi sur les expériences mystiques constituent la base de la présente étude.
L’analyse scientifique faite par les Soufis du treizième siècle était également très importante parce qu’elle permettait de préserver le caractère véritablement mystique du Soufisme et d’éviter ainsi sa confusion et son identification avec les superstitions et les pratiques d’un ‘soufisme populaire ou folklorique’. Cet aspect sera discuté vers la fin de notre étude. En outre, l’attitude des Soufis envers les autres religions fut connue à travers leurs discours et la tolérance des mystiques comme Nasafi peut avoir été un facteur qui a contribué à l’extension de l’Islam dans des régions comme l’Asie Centrale et l’Inde.
Le rôle de la constitution physique et la réceptivité à l’expérience visionnaire
A partir du douzième siècle, le mysticisme islamique devint méthodique avec la croissance des ordres (tariqat) qui développèrent les techniques pour permettre aux Soufis d’être réceptifs au Divin. La pratique de certaines techniques avait pour objectif de soumettre l’âme inférieure (nafs) et réduire les effets des cinq sens externes. Ces exercices comprenaient le souvenir de Dieu (dhikr), la contemplation (fikr), l’isolation et la retraite spirituelle de quarante jours (chilla), l’audition mystique (sama), les litanies (wird), les jeûnes et les prières. Chaque ordre avait ses propres techniques comme le sama des derviches tourneurs de l’ordre de la Mawlanawiyya ou l’usage du café dans l’ordre de la Shadhiliyya, pour rester éveillé pendant la récitation des litanies qui peuvent durer toute la nuit (Schimmel, 1975, p.254). Les conseils de Nasafi pour affaiblir les sens et soumettre le nafs consistaient à manger peu, parler peu et dormir peu. Il décrivit son conseil sur la nourriture de la manière suivante :
Notre Maître [Sa’d al-Din Hamûya]remettait une quantité de nourriture de moins de cinquante dirhams et un autre maître pouvait en donner plus. Il commandait du pain pour quarante dirhams, un morceau de viande de quarante dirhams et un bol de sauce (ab-i gûsht). Si je ne les mangeais pas, je souffrais et à présent, il est plus clair pour moi que le Maître avait raison… D’autres avalaient quarante bouchées la première nuit de la chilla et en mangeaient une bouchée de moins chaque nuit de sorte que la dernière nuit, ils ne mangeaient qu’une bouchée. D’autres mangeaient une man (environ trois kilos) de nourriture pendant toute la chilla, consommant l’équivalent de sept dirhams chaque nuit, comme certains ne mangeaient pas du tout pendant la chilla. Notre Maître disait que tout ceci n’avait pas d’importance parce que c’est le progrès qui est le plus important. La quantité de nourriture qu’un individu devait manger et sa réduction dans le temps relevaient du Maître (Nasafi 1965, p. 134).
L’élément distinctif de plusieurs maîtres soufis de l’Ordre Kubrawi était l’attention qu’ils accordaient au symbolisme des couleurs et l’analyse psychologique des visions et des expériences extatiques. Dans les travaux de Nasafi, il ne traitait pas du symbolisme des couleurs; par contre il attirait l’attention du lecteur sur les images du Maître Invisible (shaykh al-ghayb) familières à l’ordre Kubrawi, sur le soleil, la lune et les étoiles. Selon l’exégèse Kubrawi, la réalité ésotérique de ces visions (si elles sont bien comprises) permettait au mystique de savoir s’il est éloigné ou proche de sa propre réalisation de la Réalité Absolue. Le novice soufi n’avait pas la capacité de comprendre ces visions et pour cela un Maître expérimenté était nécessaire pour le guider et interpréter ses visions et rêves.
Nasafi considérait que la connaissance tirée des visions est supérieure à toute autre forme de connaissance parce qu’on ne peut pas toujours faire confiance aux sens humains; de même on ne peut pas compter sur la connaissance rationnelle parce qu’elle est basée sur la connaissance empirique. La véritable connaissance du Divin ne peut être obtenue que par l’expérimentation directe :
[La connaissance] ne peut pas être comprise ou clarifiée par la lecture des livres ou des discussions ou des débats parce que cette connaissance est dans la destinée des Gens du Dévoilement Spirituel et cet état est dans la destinée des Gens du Goût. Qui n’a jamais vu le sucre, en réalité, ne saura jamais la forme du sucre quelque soit la description qu’il en a et quiconque n’a jamais goûté au sucre, n’en saura jamais le goût malgré la description qu’il en aura eue (Nasafi 1962, p.269).
L’acquisition d’une telle connaissance réelle dépend de deux facteurs qui sont liés : les éléments et la nature des choses. La constitution (mizaj) d’une chose est un mélange de quatre éléments simples qui sont la terre, l’eau, l’air et le feu. Ces éléments contiennent en eux-mêmes leurs natures et quand ces natures sont mélangées entre elles, elles constituent la nature de la chose. Selon Nasafi, toute chose dans l’univers a une forme et une nature et plus la forme et la nature sont en équilibre, plus la chose est proche de la perfection. Le sommet de la création est l’homme, dont la composition est apparentée à un miroir, parce qu’il est en mesure de refléter la connaissance du monde invisible. La nature de l’homme est qualifiée par différents attributs ou noms; en fait au niveau humain, sa nature est nommée par ‘esprit’, indiquant l’attribut particulier de l’homme ou sa réceptivité (qabiliyat).C’est à cause de la réceptivité de l’homme qu’il peut contrôler ses cinq sens externes et s’évertuer à rechercher les réalités supérieures de connaissance en transformant sa constitution physique en miroir. Ainsi, même si une personne a une constitution physique déficiente à la naissance, il a des chances d’atteindre une connaissance supérieure de la réalité car :
Certains des attributs et qualités de l’homme sont accidentelles et non dans son essence; Ainsi la nourriture , l’association, la discipline ascétique et l’effort spirituel sont des qualités accidentelles et non inscrites dans l’essence de l’homme. (Nasafi, 1965, p. 116)
En effet, Nasafi nous fait comprendre qu’une personne ayant une faible disposition physique peut augmenter ses chances d’atteindre la perfection en améliorant sa réceptivité et en polissant son cœur pour en faire un miroir, par la discipline ascétique et l’effort spirituel. Et, si la réceptivité est forte dans un corps physiquement faible, l’effet des visions et états mystiques prend la forme d’une ivresse :
Quand ils [les esprits] retournent au corps, ils [les mystiques] relatent les choses qu’ils ont vues s’ils sont sobres, en fait lorsqu’ils reviennent de là-haut; certains voyageurs sont ivres parce qu’ils ont goûté au vin pur dans des gobelets débordants servis par un échanson qui est leur Dieu. Pour cette raison, ceux qui sont faibles ne voient pas leur extérieur et se comportent avec ivresse, négligeant les aspects extérieurs de la Loi Divine; cependant, d’autres sont plus forts et peuvent surveiller leur extérieur; bien qu’ivres, ils ne se comportent pas comme tels et respectent les règles externes de la Loi Divine. (Nasafi 1962, p.109).
Cette inobservance de la Loi Divine était une des raisons de l’hostilité de certains membres du collège des ‘ouléma’ au soufisme. Il convient de mentionner que dans la citation qui vient d’être faite, quand Nasafi parle de personnes plus faibles, il entendait par là les soufis à faible constitution physique. Ce point est soulevé ailleurs dans un autre de ses travaux :
Et le signe de cet état [celui qui est causé par une faible constitution physique] chez une personne est la production de sons et mouvements involontaires de sa part, de même il ou elle ne se souvient pas de ce qu’on lui a dit , et oublie la personne qui l’a touché ou qui lui a parlé; chez la plupart des derviches qui participent aux ‘sama’ , le fait de crier et de bouger involontairement et, d’avoir des bras et des jambes convulsifs ou recroquevillés, est un état dû à une faible constitution physique (Nasafi, 1965, p.140).
Dans certains cas, les attributs essentiels peuvent être si faibles qu’aucun niveau de discipline ascétique ou d’efforts spirituels n’arrivent à transformer leur constitution physique en miroir, comme le dit Nasafi :
Oh Derviche! Les voyageurs sont différents les uns des autres et chacune de leurs compositions physiques est différente. Certains voient ces effets (i.e visions etc) leur arriver avec un minimum d’effort en discipline ascétique quand d’autres passent plusieurs années de pratique ascétique sans effet (Nasafi, 1962, p.90).
Selon Nasafi, ces effets sont fonction de quatre ‘temps’ critiques dans le développement de l’individu du fœtus à la naissance; ces temps sont la base des différences entre les gens. Ainsi,
La raison de la rotation des cieux et des étoiles et leurs variations est qu’à chaque fois, une qualité particulière est manifestée et chaque moment est favorable pour une action donnée. Étant donné que tu as compris cette introduction, sache maintenant qu’au moment où la semence tombe dans l’utérus, le moment où la forme de l’enfant devient manifeste, le moment où la vie est connectée à l’enfant et le moment où l’enfant quitte l’utérus de la mère, ces quatre moments ont un important effet sur l’état de l’enfant. S’il arrive que ces quatre moments apportent la connaissance et la sagesse à l’enfant et que celui-ci déploie aussi de grands efforts et est entreprenant tout en jouissant de conditions favorables, il sera sans égal dans la connaissance, peut-être même deviendra t-il un guide en connaissance et en sagesse ou sera t-il le dirigeant d’une école religieuse (madhhab) ou le chef d’une communauté religieuse (millat). (Nasafi, 1962, pp.208-209).
L’origine de l’idée selon laquelle la rotation des cieux affecte les quatre moments n’est pas certaine mais Nasafi nous donne un indication en disant que Ayn al-Qudat Hamadani croyait aux influences des cieux sur l’état de l’homme (Nasafi, 1965, p. 114). Selon Nasafi, les cieux sont en mouvement perpétuel, ce qui signifie que leur effet sur les quatre moments de chaque individu est différent. Généralement, chacun des quatre moments produit des qualités différentes et rarement elles sont les mêmes. Mieux, ceci n’arrive qu’à une seule personne dans une région climatique, ceci impliquant qu’il est possible à une personne d’être parfaite sous chaque climat (si les qualités produites par les cieux sont ainsi disposées) (Nasafi, 1962, p.210).
Cette croyance a amené Nasafi à la conclusion que les autres religions possèdent légitimement une valeur spirituelle, ce qui explique aussi la tolérance dont il fait preuve dans tous ses travaux.
Types de visions et expérience mystique
Le symbolisme du voyage vers Dieu.
Depuis les débuts de l’Islam, l’expérience mystique a été discutée et débattue parmi les soufis. La croyance à l’expérience mystique n’était pas basée uniquement sur leurs propres expériences mais aussi sur un passage du Coran décrivant l’Ascension de Mohammed : « Gloire à Dieu qui transporta Son serviteur dans un voyage nocturne de sa Mosquée Sacrée à la Mosquée La plus Éloignée, dont Nous avons béni l’enceinte, afin que Nous lui montrions certains de Nos signes » (17 :1).
Certains Soufis étaient convaincus que les Amis de Dieu pouvaient avoir une ascension similaire, comme l’exprime Nasafi :
Et il est dit que l’esprit des prophètes peut monter jusqu’au Trône. Un groupe de Soufis pensent que les ‘sceaux’ peuvent monter aussi jusqu’au Trône, c’est à dire le sceau des prophètes et le sceau des amis de Dieu.(Nasafi, 1962, p.110).
L’ascension de l’âme vers l’Absolu était décrite par Nasafi et les Soufis de l’ordre Kubrawi en termes d’analyse psychologique des visions et des rêves. Les travaux des maîtres comme Najm al-Din Kubra, Najm al-Din Razi (1127-1256) et Aziz Nasafi ont décrit cette ascension sous la forme d’images du soleil, de la lune et des étoiles. Il n’est pas surprenant que les mystiques témoignent de ces images car ce sont des symboles qui ont été utilisés dans le Coran, or les Soufis passaient des heures entières à la méditation des sens ésotériques des versets dans lesquels ces symboles étaient utilisés. En témoigne la dissertation de Nasafi, basée sur la sixième sourate du Coran concernant le Prophète Abraham :
Il y a trois anges dans le Monde Spirituel qui dirigent les autres anges et ils sont dénommés les Grands Anges. Parmi ces trois, l’un est tel que la forme de l’existence provient de lui et ce Grand Ange possède quatre rangées d’anges, chaque rangée constituée de milliers d’anges occupés à l’obéissance et à la soumission à Dieu. Ce sont les anges terrestres, ainsi chaque partie de chaque particule de la terre a un ange avec lui le premier regard d’Abraham a été vers ce Grand Ange, ce que explique le passage suivant : Quand la nuit l’eût couvert, il vit une étoile et il dit : « Voici mon Seigneur » mais quand celle-ci disparut il dit ‘je n’aime pas les choses qui disparaissent’ (6 :76). De ces trois anges, l’un est plus grand que le premier ange et la vie de toute forme provient de lui. Et cet ange a neuf rangées d’anges et dans chaque rangée, il y plusieurs milliers d’anges occupés à l’obéissance et à la soumission à Dieu et tous ces anges sont équivalents. Le second regard d’Abraham tomba sur ce Grand Ange : Quand il vit la lune s’élever en splendeur il dit :’Voici mon Seigneur’ mais quand il vit la lune décliner, il dit ‘Si mon Seigneur ne me guide pas, je serai certes du nombre des gens égarés’. (6 :77). Mais il y a un troisième Grand Ange supérieur aux deux premiers et ce Grand Ange a dix rangées d’anges et dans chacune des rangées, il y a plusieurs milliers d’anges qui languissent pour Dieu Le Saint et Tout-Puissant et ils sont absorbés dans le Seigneur des créatures. Ce Grand Ange n’a aucune information du ciel et de la terre. Quand le troisième regard d’Abraham tomba sur lui, ceci équivalut à : Quand il vit le soleil levant en splendeur, il dit :’Voici mon Seigneur, celui-ci est le plus grand de tous’. Mais quand le soleil se coucha, il dit : ‘Ô mon peuple, je désavoue tout ce que vous associez à Allah’ (6 :78). Cet ange guida Abraham vers le Seigneur des créatures de manière à le libérer du polythéisme et quand il atteignit le monde de l’unité, il dit : ‘Je tourne mon visage exclusivement vers Celui qui a créé (à partir du néant) les cieux et la terre; et je ne suis point de ceux qui Lui donnent des associés ‘ (6 :79). La raison pour laquelle le regard d’Abraham tomba sur le Monde Spirituel est décrite dans le verset : Nous avons ainsi montré à Abraham les pouvoirs et les lois du ciel et de la terre pour qu’il en ait la certitude (6 :75). Et il est écrit que Quand il la nuit l’eut couvert, il vit une étoile (6 :76); ceci nous informe de la gloire de l’état qu’a atteint Abraham et en donne les détails (Nasafi 1965, pp.61-62).
L’explication de Nasafi révèle les fondements coraniques et hiérarchiques des exégèses des visions du soleil, de la lune et des étoiles. Un demi siècle avant Nasafi, Najm al-Din Razi avait donné une explication similaire des expériences mystiques d’Abraham, reliant ces visions à l’ascension mystique et l’état de son cœur.
En ce qui concerne ces lumières qui sont vues sous la forme d’objets célestes – étoiles, lune et soleil- ils dérivent des lumières spirituelles qui apparaissent dans le ciel du cœur, selon son degré de pureté. Quand le miroir devient aussi pur qu’une étoile, la lumière de l’esprit devient aussi apparente que celle d’une étoile… il arrive parfois que l’âme atteigne un tel niveau de pureté qu’il ressemble au ciel et alors le cœur qui y est logé, est vue comme la lune. Si la pleine lune y est vue, le cœur est devenue complètement pur; s’il s’agit d’un croissant de lune, alors une certaine impureté est encore présente dans le cœur. Quand le miroir du cœur atteint la pureté parfaite et commence à recevoir la lumière de l’esprit, cette lumière est perçue comme une lumière solaire. L’éclat du soleil est proportionnelle à la pureté du cœur jusqu’à ce que soit atteint le point où le cœur est mille fois plus éclatant que le soleil physique. Si la lune et le soleil sont perçus ensemble, cela veut dire que la lune est le cœur illuminé par le reflet de la lumière de l’esprit, et le soleil est l’esprit. (Razi, 1982, p.296).
Le point final d’une telle expérience visionnaire a été décrit par Shaykh Sa’d al-Din Hamuya de la manière suivante :
J’atteignis la lumière et vis la mer de cette lumière. C’était une lumière sans limite et sans frontière, et c’était une mer sans fin et sans bordure, et elle n’ avait ni dessus, ni dessous, ni droite, ni .gauche, ni avant, ni arrière. Je n’avais ni sommeil, ni appétit et plus aucune préoccupation d’ordre matériel et je ne pouvais rien dire. (Nasafi, 1962, pp. 286-287).
Il est donc clair que l’Ordre Kubrawi a développé une technique d’interprétation des étapes de visions mystiques. Les étoiles représentaient la réalité du Monde Sensuel, la lune représentait la réalité du Monde Spirituel et le soleil représentait le Monde Divin. Au-dessus de tout ceci règne l’inconnaissable aspect de Dieu, c’est à dire la Présence Divine qui est incompréhensible par les facultés rationnelles de l’homme et impossible de décrire (sauf en passant outre la règle qui interdit de Lui associer quelque attribut que ce soit).
Visions de l’au-delà.
Dans leur ascension vers Dieu, tous les mystiques n’ont pas atteint le stage ultime de la contemplation de l’Absolu. Nasafi a décrit un autre type de vision qui permettait au mystique de contempler l’état de l’esprit après la mort naturelle :
Sache que l’ascension pour les Soufis, signifie que l’esprit du voyageur quitte le corps dans un état de santé et d’éveil et que l’état qui lui sera révélé après la séparation du corps lui est révélé maintenant, avant la mort. Il dépasse le ciel et l’enfer et atteint le niveau de quintessence de la certitude après le niveau de connaissance de la certitude, et il voit tout ce qu’il a compris (Nasafi, 1962, p.108).
Notre Maître [Hamuya]a dit : ‘Mon esprit passa treize jours dans les cieux et revint à mon corps. Et pendant ces treize jours, mon corps était comme celui d’un mort et n’était préoccupé par rien. Ceux qui étaient présents à ce moment ont certifié que mon corps était dans cet état pendant treize jours.’ Un de mes proches a dit ceci : ‘Mon esprit resta là-bas pendant vingt jours et revint à mon corps’. Et un autre bon compagnon a dit : ‘Mon esprit passa quarante jours et revint à mon corps.’ Il se souvenait de tout ce qu’il vit pendant ces quarante jours. (Nasafi 1962, p. 109).
Rencontres des esprits, évènements futurs et rêves.
Quand le cœur devient comme un miroir, il est capable de refléter la connaissance qu’il reçoit du monde spirituel. Celle-ci comprend la communication avec les esprits des personnes décédées comme les Amis de Dieu. Nasafi décrit le processus de pèlerinage aux tombes de la manière suivante :
Si quelqu’un entreprend le pèlerinage après la mort d’un Ami de Dieu, pour demander secours, il aura satisfaction. La manière dont il faut effectuer le pèlerinage et faire les prières est la suivante : il faut marcher autour de la tombe et être très attentif. Pendant ce temps, il faut être libéré de toute préoccupation et purifier le cœur au point de le transformer en miroir afin que l’esprit du pèlerin rencontre le décédé dans la tombe. Puis, si le pèlerin désire la connaissance ou la sagesse, la solution au problème sera manifestée dans son cœur dans la même heure. S’il possède la réceptivité à la découvrir, si la demande du pèlerin est pour une aide, la satisfaction de sa prière sera manifeste dans d’autres affaires après le pèlerinage et ses importantes préoccupations seront résolues de façon satisfaisante. Ceci est dû au fait que l’esprit de la personne décédée bénéficie de la faveur de Dieu et que son esprit a demandé que les préoccupations du pèlerin trouvent une solution appropriée Si l’esprit du décédé n’avait pas une telle faveur auprès de Dieu mais auprès de ceux qui sont estimés de Dieu, il peut leur demander que Dieu fasse que les préoccupations soient résolues. (Nasafi 1962, pp. 236-237).
En plus de tout ceci, le miroir du cœur peut refléter les images relatives au monde des personnes vivantes et les états de futurs évènements :
Il y a certaines personnes qui peuvent dire les noms des gens qui sont en face d’eux ou de n’importe quelle autre personne en précisant les noms des parents de cette personne, ceux de tous ses proches et des membres de sa tribu . De telles personnes sont en outre informées du passé et du présent des autres… et il y des gens qui voient dans leur sommeil la réalisation d’une chose avant qu’elle ne se passe dans la vraie vie. (Nasafi 1965, p.107).
Et il y a certaines personnes qui voient ces choses en état de veille et il existe plusieurs types de ce genre de vision; soit sous l’aspect d’une illustration qui se forme en dehors de l’esprit qui décrit un événement passé ou futur, soit c’est une image qui apparaît sur le cœur. (Nasafi 1965, p.107).
La manifestation des visions telle que mentionnée plus haut dépend de l’anéantissement des cinq sens; cela arrive naturellement pour certaines personnes pendant le sommeil. Ainsi durant le sommeil, les occasions de réaliser des visions sont plus nombreuses que pendant l’état de veille, car
…le monde invisible a des niveaux et entre les niveaux, il y a des différences tandis que l’intérieur du voyageur a aussi des niveaux et entre ces niveaux il y a aussi des différences. Le premier niveau du monde extérieur peut être extrait du premier niveau du monde intérieur et le dernier niveau du monde extérieur peut être extrait du dernier niveau du monde intérieur. La connaissance et l’intuition du voyageur sont obtenues de la même façon, le rêve véridique (khwab-i rast) est un exemple de ceci et l’extase et l’expérimentation d’inspiration divine en est un autre. Toute personne qui purifie son cœur peut expérimenter ces effets. Cela se retrouve dans les rêves de nombreuses personnes mais arrivent moins souvent à l’état de veille, parce que les cinq sens sont inactifs pendant les rêves. En plus, les désagréménts [provoqués par les sens , la colère et les passions] sont plus réduits à l’intérieur. C’est pour cette raison que l’intérieur est en mesure d’acquérir la connaissance venant du monde à ce moment là. Donc, isolation et réclusion en plus de la discipline ascétique du voyageur et son effort spirituel ont pour objectif de faire en sorte que même en état de veille, le corps ressemble à celui de quelqu’un qui dort et qu’il soit même plus propre et plus pur (Nasafi, 1962, pp. 89-90).
Lorsque les sens sont réduits par le sommeil, le cœur trouve les conditions appropriés pour être en phase avec les anges célestes tout comme deux miroirs disposés l’un en face de l’autre. Le reflet de toute chose connue des anges apparaît sur le cœur du dormeur. (Nasafi 1962, p. 246).
Il est intéressant de voir que Nasafi croyait que le polissage du cœur pour lui donner l’aspect du miroir n’est pas confiné aux Musulmans seuls et par là, la possibilité d’expérimenter des visions ou d’avoir des expériences mystiques comme la communication avec les esprits du monde des vivants ou des morts était ouverte aux Chrétiens et aux autres confessions :
Oh Derviche! Cette manifestation des reflets ne dépend pas de la mécréance (kufr) ou de la croyance (Islam); elle exige un cœur sincère et pur. Ces reflets peuvent apparaître en une personnes réalisée ou non ,on peut les retrouver chez un pieux tout comme chez un obscène.(Nasafi 1962, p. 243)
Mieux, cette forme de connaissance n’est pas confinée seulement au genre humain :
Et en dehors des voyageurs de la voie, il y a des gens dont les cœurs ont été purifiés et ne sont pas terni et cette connaissance se manifeste sur leurs cœurs. Et certains disent que cela est aussi accessible aux animaux. Certains animaux informent les gens de l’approche d’une calamité ou d’un heureux événement dans ce monde, avant leur réalisation. Il y a des gens qui comprennent et d’autres pas. (Nasafi 1962, p. 174).
Najm al-Din Razi a aussi indiqué que les non musulmans peuvent réaliser des visions mystiques mais il a stipulé qu’ils ne peuvent pas contempler Dieu car ceci est réservé seulement aux musulmans. En effet, il a classifié les visions en deux catégories : il y premièrement la vision de l’esprit et ensuite il y a la vision mystique dans lequel Dieu Tout-Puissant se révèle au mystique dans la forme la mieux appropriée pour que ce dernier puisse L’appréhender comme Dieu, La Réalité (Razi 1982, p289).
Les différents niveaux d’expériences mystiques.
Les différents niveaux de mysticisme que distingue Najm al-Din Razi lui permettent d’écarter les non musulmans car ils ne peuvent pas réaliser « les lumières des attributs de l’unité » et donc ils ne peuvent pas transcender l’état humain. Selon Razi, la raison de l’incapacité des adhérents aux autres croyances (Hindus, Chrétiens et les philosophes) à atteindre l’étape ultime provient du fait que leur pratique est déficiente. Par exemple, ‘l’extrême mortification de l’âme’ peut conduire seulement à un certain degré de dévoilement, et ils ne sauront pas quand leur ego les a égarés au cours du voyage, car ils n’ont pas compris la nécessité d’avoir un maître (Razi 1982, p . 239).
Nasafi appuie cette division du mysticisme à différents niveaux :
Oh Derviche! La vie, la sagesse, la volonté, le pouvoir, l’entendement, la vue, la parole sont des attributs du Premier Intellect, dont les actions comprennent la création, le don de la vie et l’instruction. Personne, sauf Dieu, ne connaît la grandeur et la splendeur du Premier Intellect. Plusieurs grands personnages parmi les éminents Maîtres sont arrivés au niveau du Premier Intellect sans pouvoir aller plus loin, car ils ont vu ses actions et attributs ne trouvant rien de plus grand que son jugement et aucune œuvre meilleure à la sienne, comme il est dit Quand Il désire une chose, Il dit « Soit! » Et elle est (Coran 36 :82).Ils croyaient peut-être que c’était Dieu et ils l’adoraient pendant une période jusqu’à ce que la Toute-Puissance Vérité leur parvienne et qu’ils voient un jugement et des œuvres supérieures à ceux du Premier Intellect. A ce moment, il leur devenait plus clair que ce n’était pas Dieu mais plutôt le calife de Dieu; ce n’était pas Dieu mais c’était le lieu de la manifestation des attributs et des actes de Dieu. (Nasafi 1962, p.225).
En conformité avec ce qui vient d’être décrit, la première réalisation des maîtres était l’unité de l’existence observée dans le Premier Intellect (c’est à dire le domaine du pouvoir Divin (jabarut) – pour utiliser la terminologie préférée de Nasafi). La réalisation supérieure est l’unité de l’existence qui se situe au-delà du Premier Intellect et s’étend de l’homme jusqu’au niveau de Dieu. C’est le niveau de ahadiyya (‘Unicité’) qui ne peut qu’être expérimentée et ne saurait être compris des facultés intellectuelles humaines.
Ayant cette perspective à l’esprit, nous pouvons retourner à la question de savoir si oui ou non les non-musulmans peuvent bénéficier des mêmes niveaux d’expérience que les musulmans. Nous savons que cette possibilité a été écartée par Najm al-Din Razi. Il n’y a aucun doute que Nasafi soutenait la nécessité de suivre les lois révélées de Dieu et aussi de s’engager dans la discipline ascétique et l’effort spirituel pour comprendre les enseignements ésotériques de la loi divine. La Loi Divine, pour les musulmans est le Coran, et Nasafi décrit la voie qui mène à la perfection individuelle dans le passage suivant :
Sache que selon ce faible [Nasafi], il n’y a qu’une seule voie qui mène au but. Au début, c’est l’éducation et la répétition et à la fin c’est la discipline ascétique et le dhikr. Il faut aller au collège religieux et apprendre la matière nécessaire de la Loi Divine. Ensuite il faut lire ce qui est nécessaire au sujet de cette connaissance ce qui sera bénéfique jusqu’à ce qu’on devienne intelligent et capable de comprendre les discours, dont la compréhension est un fondement essentiel. Ensuite, il faut aller à la Khanaqah et devenir le disciple d’un maître et apprendre cette connaissance de la voie Soufie qui est nécessaire. Après il faut lire quelques histoires racontées par le maître qui concernent l’effort spirituel et la discipline ascétique, la piété et l’abstinence et ce qui touche les états et stations du maître. Enfin, il faut abandonner les livres et ne s’occuper que de ce que le maître juge approprié. (Nasafi 1962, p. 92).
A l’évidence Nasafi donne la priorité à la voie Soufie; en effet dans le même ouvrage, il dit que la voie de ‘ulema’ conduit à l’annihilation en Dieu (fana) alors que la voie soufie permet au mystique de jouir de la permanence en Dieu (Baqa) (Nasafi 1962, pp. 54-55).
Ainsi, la voie de la perfection pour les musulmans était de suivre la Loi Divine musulmane et de s’engager dans la pratique spirituelle; mieux, il apparaît que les non-musulmans pouvaient aussi expérimenter l’Absolu en suivant leurs lois divines et en s’engageant dans les exercices spirituels. Cette conclusion reflète la pensée de Nasafi selon laquelle la perfection humaine dépendait des quatre ‘moments’ cités plus haut, chacun d’eux portant des qualités des cieux et des étoiles qui apparaissent à un moment donné. Il était possible que les quatre ‘moments’ apportent les mêmes qualités pour une personne dans chaque région climatique, ce qui signifie qu’une personne en dehors du Dar al-Islam pouvait atteindre la perfection.
Un tel point de vue s’accorde avec les versets du Coran qui expriment la tolérance envers les autres religions comme par exemple : « A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous; alors il vous informera de ce en quoi vous divergiez .» (5 :48). Mieux, Nasafi a inclus une section dans son Insan-i Kamil, intitulée ‘En ce qui concerne le voyage par les membres du peuple Hindou (Ahl-i Hind’) (Nasafi 1962, p.24) dans lequel la voie pour la perfection de l’individu est identique à celui des musulmans. Nasafi conseille aux novices Soufis de prêter attention à ce discours car,
Comprendre ce discours est très important, car les disciplines ascétiques et l’effort religieux des Hindous en sont les principaux fondements. Ceci veut dire que ce discours est très bénéfique et que sa compréhension permet de résoudre de nombreux problèmes . (ibid).
L’essence de la voie Hindoue telle que décrite par Nasafi ressemble à la voie Soufie qui est inspirée du Verset de la Lumière du Coran : « Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. Sa Lumière est comparable à une niche ou se trouve une lampe; la lampe est dans un verre » (24 :25). Nasafi a décrit la voie Hindoue de la manière suivante :
Le monde est fait de deux choses, la lumière et les ténèbres c’est à dire la mer de lumière et la mer des ténèbres. Ces deux mers sont mélangées et il est nécessaire de séparer la lumière des ténèbres pour que les attributs de la lumière deviennent visibles. En effet, cette lumière peut être séparée des ténèbres au niveau d’une créature, car il y des travailleurs dans le corps d’une créature… L’alchimie que réalise l’homme consiste à prendre ‘l’âme’ de tout ce qu’il mange c’est à dire qu’il prend ce qu’il y a de meilleur dans la quintessence de la nourriture. De cette manière, la lumière est séparée des ténèbres d’une façon telle que la lumière sait et se voit comme elle est. Seul un Homme Parfait peut faire cela. (ibid)
Oh Derviche! Il n’est pas possible de séparer complètement cette lumière des ténèbres parce que la lumière ne peut exister sans les ténèbres… La lumière doit co-exister avec les ténèbres de la même manière que la lampe dans la niche, afin que ses attributs soient reconnus. Quand la lumière s’élève à des niveaux donnés et que chaque travailleur du corps a achevé sa tâche, en ce moment la lumière qui arrive au cerveau ressemble à la lampe dans une niche. La réalité de l’homme est cette lampe. (Nasafi 1962, p.25)
Quand cette lampe devient puissante et pure, la connaissance et la sagesse [qui est cachée dans son essence] deviennent plus apparentes. (Nasafi 1962, p.26)
Oh Derviche! Du début à la fin, ce discours a été une explication du voyage des Hindous. (ibid).
Conclusion
L’exégèse de l’Ordre Kubrawi concernant les visions a joué un important rôle dans le développement du ‘irfan’ pendant le douzième et le treizième siècles en Iran et en Asie Centrale. Il y a deux raisons qui peuvent expliquer la formulation particulière de techniques et méthodologies dans les ordres Soufis. Premièrement, c’était en réaction à la popularité dont le Soufisme jouissait à cette période et deuxièmement, c’était un moyen de reconnaître la station correcte des Soufis, dont certains pensaient à tort, avoir atteint la station ultime, proférant des shathiyyat ‘Hallagiens’ qui suscitaient la colère du clergé exotérique.
La popularité du soufisme était en effet un problème causé par les profanes qui désiraient une forme populaire de mysticisme islamique qui en réalité masquait l’essence du soufisme. En effet, Nasafi lui-même était opposé à une telle ‘popularisation’ du soufisme et sur ce point il disait ceci :
Oh Derviche! C’est devenu une coutume aujourd’hui que l’élite et le vulgaire s’asseyent côte à côte pour faire le sama, mais ceci n’est pas la vraie voie du derviche et ce n’est pas la tradition des maîtres Soufis; c’est plutôt les habitudes et les coutumes des gens vulgaires. Les maîtres Soufis ont dit que les derviches ne devraient pas participer à ce genre de sama. Selon le misérable [que je suis], le Peuple du Discernement Mystique ne devrait pas être présent à ces rassemblements de sama parce que ces personnes ne participent pas aux choses enfantines. Le jeu est le passe-temps des enfants. (Nasafi 1962, p.126).
Cela ne veut pas dire que Nasafi était opposé au sama comme tel, au contraire, il pensait que cela était permis mais seulement dans les circonstances appropriées, c’est à dire dans les limites des cercles Soufis, en disant ceci :
Le derviche doit conserver le sama en accord avec les heures, les lieux et les frères de manière à ce qu’il demeure en ligne avec la tradition des maîtres Soufis. (ibid).
Le propre maître de Nasafi, Sa’d al-Din Hamuya souhaitait que le sama soit une pratique légitimée, déclamant dans le vers suivant :
Lorsque la musique est entendue, l’âme sent le parfum du Bien-Aimé; la mélodie, comme une barque mystique, la transporte vers les plages de l’Ami. (Talbot-Rice 1964, p. 100)
Le problème de Nasafi en ce qui concerne le sama et la popularisation du Soufisme a été succinctement exprimé par Trimingham qui a dit ceci : « Le but pratique du Soufisme pour la majorité était devenu l’atteinte d’une extase trompeuse qui était plus une sorte de faqd al-ihsas ou perte de sensibilité externe que le wajd (la rencontre avec Dieu) des Soufis; c’était en fait une dégénérescence que les premiers maître Soufis ont perçu et contre laquelle ils ont fait des mises en garde en ce qui concerne le sama. Pour les masses,
La perte de conscience était considérée comme l’union , une identification émotionnelle du chercheur et du cherché. Pour certains, cette expérience est devenue une drogue dont l’âme et le corps sont assoiffés. Pour le membre profane ordinaire, la participation au rituel du dhikr, peut conduire occasionnellement à une transe extatique normale, qui lui permet au niveau le plus bas de s’échapper des difficultés de l’existence quotidienne, et, à un niveau plus élevé, lui procure la libération des limites de la vie humaine et un aperçu de l’expérience transcendantale (Trimingham 1971, p. 200).
Nasafi fit allusion à ce problème soulevé par Trimingham, en disant :
‘l’imitation de l’extase’ (tawajud) caractérise un personne qui n’est pas extatique mais qui veut ressembler à une extatique, car imiter l’extase est la même chose que feindre d’être malade. (Nasafi 1965 p. 174).
Un autre point essentiel pour évaluer l’apport de Nasafi au soufisme persan du moyen-âge est la tolérance qu’il montrait envers les autres religions
Oh Derviche les actions et signes des Gens de la Vérité sont de dix ordres. Le premier est qu’ils sont arrivés à Dieu et qu’ils ont reconnu Dieu et après cela ils ont vu toutes les essences des choses telles qu’elles sont. Le second est qu’ils sont en paix avec tout le monde. La preuve que le voyageur est arrivé à Dieu est qu’il est en paix avec les créatures du monde et qu’il n’a plus besoin de critiquer ou de renier la Loi. Il n’a pas d’ennemi, au contraire il aime tout le monde.
Oh Derviche!, chaque personne vient d’un lieu et pour cela un nom lui est donné. Ainsi quelqu’un peut être appelé ‘Hanafi’, un autre ‘ Shafi’i’ ; un autre est appelé ‘païen’, un autre qualifié de ‘Juif’ et un dernier étiqueté de ‘musulman’. Le sage les voit tous comme lui-même, misérable et impuissant, cherchant Dieu . (Nasafi 1973, p. 216)
Cette tolérance peut être due à des évènements qui se sont produits pendant la vie de Nasafi lui-même comme la première invasion mongole de la Transoxiane et de l’Iran en 1221, la déstabilisation de l’islam comme religion d’état au Moyen Orient et le pillage de Bukhara en 1271, qui força Nasafi à fuir au sud vers le plateau iranien. Cette réflexion de Nasafi sur l’unité de base des religions prépara la voie plus tard à des mouvements soufis comme l’Ordre de la Chishtiyya en Inde, dont la ‘négation du concept de l’islam monolithique basé sur l’obligation commune de la shari’a, ouvrit la voie à un dialogue interculturel et supra- religieux, avec les croyances non-islamiques (Alhaq 1994, p. 23). En vérité, Fritz Meier avait raison de décrire Nasafi comme le « précurseur de la religion comparée moderne » (Meier 1960).
Traduit de l’anglais “Aziz Nasafi and Visionary Experience” , SUFI, numéro 24, P.22.