L’enseigne de la tête coupée

Jeffrey Rothschild

« Passeport, Passeport »

Allah, Allah

“Eh vous, êtes-vous sourd ? j’ai demandé votre passeport.”

Allah résonnait sur chaque fibre de son être. Allah, Allah, chantait les atomes.

“Je ne vais plus vous le demander une nouvelle fois. Donnez-moi votre passeport.”

Comme une bulle s’élevant du fonds de l’océan vers la surface, il sentit sa conscience rappelée au monde terrestre.

Au cours des dernières soixante-douze heures, il avait été amené à discuter avec tant de petits bureaucrates, de jeunes fonctionnaires et de laquais politiques qu’il s’était rendu compte qu’il pouvait désormais anticiper leurs réactions avec autant de facilité que s’ils étaient les acteurs d’un film qu’il avait vu plusieurs fois de suite sur un même vol transatlantique. Il savait par exemple que le garde qui se tenait devant lui pour lui bloquer le passage était tellement irrité qu’il pouvait se servir de la mitraillette qui pendait à son épaule, au cas où il n’obtiendrait pas gain de cause dans les secondes qui suivaient.

Il déposa prudemment son passeport sur la table qu’il avait devant lui, le plus vite qu’il pouvait, à cause de la fatigue accumulée du voyage, juste au moment où le garde déplaçait la mitraillette de son épaule et en plaçait le canon à quelques pouces de son visage. Le garde prit alors le passeport de sa seconde main et la remit à l’officier en uniforme qui était assis derrière lui. Ce dernier l’ouvrit d’un air ennuyé. A mesure qu’il lisait le document, l’ennui semblait disparaître de sa face.

« Alivery Bernal » dit l’officier, lisant le nom inscrit sur le passeport.

Bien que l’officier ne lui adressa pas directement la parole, il acquiesça par mesure de prudence. Après être arrivé à ce niveau, il ne voulait prendre aucun risque qui lui fasse tout perdre à cause d’une simple erreur d’interprétation.

« Selon ce document, vous êtes né ici en Azerbaïdjan. Est-ce vrai? » demanda l’officier avec surprise.

Il acquiesça de nouveau, toujours muet. Par expérience, il avait appris qu’il valait mieux ne pas s’aventurer à livrer volontairement des informations à ce genre d’officiers; très souvent cela vous amenait à répondre à de nombreuses autres questions.

« Mais vous êtes en possession d’un passeport américain » soulevant les paupières, l’officier continua « comment cela se fait il ? »

Il savait que le moment était venu de s’expliquer s’il voulait garder quelque espoir de passer l’immigration de ce pays. Quelque soit la suite des évènements, quelques soient les risques, il devait se rendre auprès du maître. Dix ans : c’était une trop longue période d’attente pour revoir le maître; il ne voulait pas prolonger cette attente inutilement.

« Mon père était américain » il répondit enfin, juste au moment où l’officier allait perdre patience. « Il travaillait comme ingénieur pour une compagnie pétrolière et était souvent en déplacement. Il travaillait sur un projet ici à Baku quand il fit la connaissance de ma mère, une azerbaïdjanaise. Six mois plus tard, ils se marièrent et il décida de rester en Azerbaïdjan parce toute la famille de ma mère se trouvait ici et qu’il n’avait plus aucun parent en vie. Nous avons vécu ici à Baku jusqu’à mes cinq ans; puis les fonctions de mon père nous amenèrent en Iran, dans de petites villes, le long de la mer Caspienne – Rasht, Rusdar, Amol, Ardebil. Nous sommes revenus ici quand j’avais dix ans. »

« Et quand avez-vous obtenu votre passeport américain? »

« J’ai décidé d’aller au collège aux États Unis à l’âge de dix-huit ans. » Il était content maintenant de l’avoir fait. Il savait qu’à cause de son passeport américain, l’officier ne pouvait probablement pas trop le maltraiter.

« Alors, pourquoi revenir en Azerbaïdjan maintenant? » demanda l’officier avec une voix trahissant la suspicion et le scepticisme.

« Pour visiter la famille de ma mère. Je ne les ai pas vus depuis près de dix ans. Comme j’avais un moment de libre, j’ai décidé de venir leur rendre visite. Ce pays a été ma patrie »

Ceci n’était pas exactement un mensonge. Il visiterait selon toute vraisemblance la famille de sa mère avant son retour au pays. Par contre raconter la véritable raison de sa présence ici serait interprété comme une folie. Dire qu’il était venu rendre visite à un maître soufi ne lui aurait causé que des problèmes.

L’officier ne dit rien pendant un long moment pendant qu’il alternait son regard du passeport à son propriétaire. Il prit ensuite son tampon administratif et l’apposa sur le passeport.

« Bienvenu au pays! » lança-t-il avec un large sourire, en lui rendant son passeport.

De l’aéroport, il prit un taxi pour le centre ville de Baku où il avait réservé une chambre à l’Hôtel Azerbaïdjan. L’étape suivante était de trouver le moyen de voyager à l’intérieur du pays. A une époque le maître vivait à Baku. Ensuite il avait décidé soudain de quitter la ville pour la campagne, loin du monde, pour se retirer dans le désert où il habite depuis ces dernières années.

Peut-être que la meilleure chose, pensa-t-il en regardant la chambre d’hôtel obscure qu’il occupait, serait de louer une voiture sans chauffeur. Il y avait une chose à savoir sur l’Azerbaïdjan : malgré le trésor de milliards de barils de pétrole inexploités sous la mer Caspienne ce pays avait l’air de n’avoir jamais rien eu, d’être pauvre et sale, mais il possédait suffisamment d’essence à bon marché, à dix centimes le gallon. Trouver une voiture en bon état de marche ne sera probablement pas une chose aisée, pensa-t-il avant de s’endormir.

Quand il se réveilla quelques heures plus tard, la nuit était tombée et tout était obscur autour de lui. Il alla à la fenêtre et souleva le rideau usé, laissant les lumières de la ville illuminer la chambre d’une tendre et étrange luminosité. Il ouvrit ensuite son sac à dos et en sortit le petit tapis de prière en peau de mouton que lui avait donné le maître, le jour de leur première rencontre. Après l’avoir disposé avec attention dans le coin de la chambre, il s’assit jambes croisées et s’efforça de vider son esprit pour laisser le zikr que le maître lui avait prodigué, emporter ses pensées, le vidant de lui-même et du monde, et l’ouvrant à Allah.

Il s’était souvent assis sur ce tapis, s’efforçant de s’oublier et de se souvenir de Dieu depuis quelques vingt ans maintenant, un peu plus de la moitié de son âge. Sa dernière rencontre avec le maître remontait à dix ans en arrière, et la seule autre rencontre qui avait précédé celle-ci remontait encore dix ans plus tôt, alors qu’il n’avait que dix-sept ans. La périodicité de dix ans était le choix du maître bien-entendu. « Te voir avant qu’une décennie ne s’achève serait une perte de temps et sans objet. » lui avait dit le maître dès leur première rencontre. « Si tu es sérieux sur cette voie, tu dois comprendre que le chemin du retour à Dieu se parcourt lentement, plus lentement que tu ne peux accepter si tu savais. Tu as presque vingt ans. Pendant presque vingt ans donc, tu as modelé ta personnalité, en tissant une barrière illusoire entre toi et Dieu. Comment espères-tu détruire cette barrière sans plusieurs années d’effort et de lutte? Es-tu capable d’une telle dévotion? Moi, je ne sais pas, mais tu dois apprendre à être patient si tu es réellement sincère dans ton engagement de retourner à Dieu. Je te laisserai rester ici avec moi pour quelques jours. Après cela cependant, tu dois partir. Si après dix ans tu es encore sur la voie tu pourras venir me voir à nouveau.»

« Serai-je livré à moi-même durant toute cette période? » demanda-t-il avec appréhension. Il ne savait pas s’il pouvait être capable du dévouement décrit par le maître.

« Tu n’es jamais seul tant que tu voyages sur cette voie » lui répondit le maître d’une voix douce. « Allah sera toujours avec toi, que tu aies conscience de Lui ou pas ».

Plus tard pourtant, peut-être ayant eu pitié de lui, le maître lui remit l’adresse d’un sheikh en Amérique qui supervisait une khanéqah à moins de cinquante kilomètres de la ville où Alevery suivrait ses études supérieures, et qui, ajouta le maître, pourrait l’aider à le guider sur la voie : tout ce qui adviendrait après cela serait du ressort de Allah.

Comme toujours, le maître savait mieux ce qui était bon pour lui, et il s’est avéré que sans la guidance du sheikh, Alivery ne savait pas s’il aurait été en mesure de rester sur la voie aussi longtemps. C’était une des innombrables choses pour laquelle il devait une forte reconnaissance au maître, à Dieu.

Le lendemain, en début d’après-midi, Alivery réussi à louer une voiture, si on pouvait encore l’appeler ainsi. C’était une Chevy-nova de 1976, vert olive, presque méconnaissable, tellement elle avait été cabossée. Mais à son grand étonnement, la voiture était encore en état de marche et l’homme qui la lui avait louée jura qu’il n’y aurait aucun problème pour faire le voyage à travers le désert à condition d’avoir suffisamment de réserves d’essence et d’eau pas seulement pour l’automobile mais aussi pour son conducteur.

Après avoir rassemblé toutes les provisions dont il avait besoin et vérifié de nouveau la carte routière annotée que le maître lui avait envoyée en Amérique, il paya sa facture d’hôtel et se dirigea vers l’autoroute qui l’amenait à l’ouest de Baku. Selon ses prévisions, cela lui prendrait un peu plus de deux jours pour arriver chez le maître, en conduisant directement et en ne s’arrêtant que pour dormir sur le bord de la route quand cela serait absolument nécessaire.

Mais il s’avéra qu’il arriva à destination après moins d’un jour et demi de voyage. Il était tellement empressé de rencontrer son maître, qu’il ne s’arrêtât qu’une seule fois pour quelques heures, après s’être endormi au volant et évité de justesse de percuter l’arrière d’un camion chargé de poulets. Cette destination, marquée au crayon de la main du maître était connue sous l’appellation « L’enseigne de la tête coupée.» Il n’avait aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler un lieu appelé « L’enseigne de la tête coupée ». Mais c’est à cet endroit qu’il devait rencontrer le maître selon le message qu’il avait reçu avec le plan, et c’est là-bas qu’il se dirigea donc.

Selon le plan, il devait suivre une route secondaire pour arriver à destination à quelques kilomètres du point où il se trouvait à présent, ceci lui demanda une plus grande concentration au volant. Dix années se dit-il tout haut, tout en tournant vers la route secondaire, dix longues années : c’est incroyable qu’elles soient passées aussi vite. Après avoir parcouru une courte distance sur la route secondaire, il atteignit un bâtiment en forme de dôme qui ressemblait à une mosquée. Mais il était certain que ce n’était pas une mosquée. A l’entrée, accrochée à la branche d’un arbre, balançait une peinture faite sur du bois rudimentaire, représentant un homme qui semblait flotter en l’air, avec la tête coupée de son corps par une grande hache en forme de croissant lunaire. Il en conclut qu’elle représentait l’enseigne de la tête coupée.

A la porte, il fut accueilli par un jeune homme de forte stature tout habillé de blanc. Alivery allait se présenter à lui et expliquer la raison de sa visite quand le jeune fit un signe de la tête l’invitant à rentrer. Une fois à l’intérieur, l’homme le dirigea le long d’un corridor menant à une petite chambre au fond du bâtiment. Il en déduit que c’était une sorte de caravansérail. Derrière la porte, Alivery était certain de la présence du maître. Il prit une profonde respiration, essaya de se concentrer de tout son cœur sur la présence de celui qu’il allait revoir et frappa doucement à la porte. Après un long moment, une voix distante mais puissante demanda qui était là.

« C’est toi », répondit Alivery, souriant à lui-même.

Il percevait le rire du maître dans la pièce, un rire qui éclairait tout ce qui l’entourait et finalement la voix lui demanda de rentrer.

« Bienvenu » dit le maître avec un large sourire pendant que Alivery entrait dans la pièce. « Je t’attendais.»

N’ayant eu que peu ou aucune expérience de la communication ou de l’interaction d’un niveau autre qu’externe, physique ou verbale, la plupart des gens pourraient penser inconcevable que pendant les trois semaines que Alivery passa avec le maître, rien d’important n’eut lieu entre eux, car pendant la majeure partie du temps qu’ils passèrent ensemble, ils restèrent silencieux ou jouèrent aux cartes en se taquinant et en faisant des blagues. Bien que cela paraisse inconcevable, la réalité était tout autre : en ce qui concerne le maître, ce qui était perceptible dans le monde extérieur n’était qu’une infime partie de ce qui se passait en vérité, la grande partie se déroulait hors de portée de l’esprit ou de la conscience humaine. Plus encore, même les actes en apparence les plus mondains du maître ont un but ainsi qu’un effet et peuvent aboutir à la connaissance s’il l’on y prête attention. A mesure que les jours passaient, Alivery se sentait de plus en plus détaché de sa vie en Amérique, comme s’il avait toujours été là, avec le maître. Rien ne semblait l’intéresser à présent : ni ses préoccupations ordinaires, ni ses propres responsabilités. Ce qui importait était l’instant présent : être avec le maître. Deux jours avant son départ, il décida d’essayer de dormir le moins possible pendant le restant de son séjour, afin de ne pas gaspiller même un instant s’il pouvait l’éviter. Dix ans était une longue période et il aurait suffisamment le temps de dormir dans l’avion qui le ramènerait dans son pays. Cette nuit pourtant, après avoir travaillé toute la journée à l’extérieur, au soleil, sous la supervision du maître dans son jardin, et après avoir avalé un copieux dîner, Alivery s’endormit aussitôt qu’il s’étendit pour faire ce qu’il pensait être une courte sieste.

Peu avant le lever du jour, de même qu’il s’était endormi sans en être conscient, il se retrouva brusquement éveillé. Il n’avait aucune idée de ce qui l’avait réveillé, ni pourquoi, mais il savait de manière certaine qu’il devait se lever. Sans y penser, il s’assit, se couvrit le corps avec un drap et commença à faire son zikr, le souvenir, le rappel à Dieu. Jusqu’à lors, il croyait encore que c’est lui qui se souvenait de Dieu. Plus tard, il comprit que c’est tout le contraire, c’est Dieu qui se souvient de lui et si Dieu ne se souvenait pas de lui en premier, il n’aurait jamais eu le pouvoir de se souvenir de Lui. Il n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé car à ce moment le temps n’avait aucune importance. Tout ce dont il pouvait se souvenir c’est que soudain, tout son être avait commencé à lui échapper. C’était comme si son être n’avait jamais existé et s’était tout simplement évanoui dans le néant. Il était encore conscient mais cette conscience n’était plus la sienne; la seule Réalité qui subsistait était la Sienne. Toutes ses préoccupations dans ce monde étaient devenues aussi superflues qu’une traînée de fumée emportée par le vent. A certains moments il pouvait éclater de rire, emporté par une joie inexplicable, de la Réalité dans laquelle il était immergé, l’instant suivant se trouver entrain de pleurer de frayeur, de peur de revenir au monde, de revenir à lui-même. L’expérience en elle-même était si intense qu’il ne savait plus s’il pouvait en supporter de plus terrible. Pendant toute cette période, il ne comprenait rien de ce qui se passait; il savait juste que cela se passait. Rien n’existait en ce moment en dehors de l’expérience elle-même. Après tout cela néanmoins, essayant de comprendre cette expérience, il découvrit qu’il savait en son cœur ce qui se passait bien que ce soit difficile à croire : Dieu venait de lui faire un clin d’œil. Dieu venait de le regarder furtivement, un rapide clin d’œil qui annihila toute son existence. Il comprit désormais que le tu et Lui ne peuvent co-exister. Quand Il est, tu ne peux être. Il sut aussi sans le moindre doute d’où il venait et vers où il reviendrait, et que tout ce qui sépare ces deux endroits n’était qu’une sorte de rêve ou une scène de théâtre, exceptionnellement brefs.

Il sut d’autres choses en plus : ce n’était pas une simple allégorie qui était racontée lorsque Moise avait imploré Dieu de Se découvrir et qu’Il l’avait prévenu que s’il le faisait, lui Moise serait anéanti, réduisant la montagne en poussière, pour le lui prouver. Dieu n’avait jeté qu’un rapide clin d’œil sur Alivery et ceci était insupportable pour lui. Si Dieu l’avait regardé, Se révélant à lui dans toute Sa Beauté et Sa Majesté, toute Sa Miséricorde et Sa Colère, il ne pouvait même pas imaginer ce qu’il serait advenu de lui.

Rien qu’à y penser, il se mit à rire. Durant tout le temps qu’il avait passé sur la voie, il avait cru qu’il désirait réellement être annihilé pour atteindre Dieu. Maintenant il s’aperçut que tout ceci n’était qu’absurdité. Si Dieu nous faisait parcourir toute la voie en un instant dans notre état normal, nous serions littéralement pulvérisés, plus fortement que le mont de Moise. Dieu, dans Sa miséricorde et Sa sagesse, fait parcourir a chacun le voyage de retour vers Lui d’une manière unique et supportable par lui – lentement, étape par étape, souffle après souffle, un instant après l’autre, défaisant chaque fibre de notre personnalité selon Son désir. Lui Seul sait et décide de ce qu’Il attend de chaque voyageur et la durée du voyage.

Le jour suivant était son dernier jour en compagnie du maître. Cette nuit-là, sachant qu’il partirait le lendemain, il voulait absolument répéter l’expérience de la veille et encore faire l’objet du regard de Dieu. Après avoir fait ses bagages et mis de côté les habits qu’il porterait le lendemain, s’assurant ainsi qu’il était prêt et n’avait plus du temps à perdre, il étala sa couverture et régla l’alarme de son réveil de voyage à trois heures et demie. Cela lui donnerait le temps de se réveiller et de faire son zikr afin d’être préparé pour le bon moment. Mais quand l’alarme de son réveil sonna à trois heures et demie, il faisait encore sombre et froid dehors et il décida alors que quinze minutes de sommeil supplémentaire l’aideraient à se lever plus en forme. Après avoir réglé de nouveau le réveil, il se recoucha, tira sur lui la chaude couverture et s’en recouvrit la tête.

Lorsqu’il se réveilla le matin, ouvrant les yeux et regardant autour de lui, il se rendit compte qu’il avait dû arrêter la sonnerie du réveil et se recoucher de nouveau. Il comprit qu’il n’était pas trois heures quarante-cinq du matin. La seule question qui le préoccupait était de savoir l’heure qu’il était. Il se précipita sur son réveil et constatant qu’il était neuf heures du matin, il s’en voulut profondément en réalisant ce qu’il avait fait. Il avait gaspillé et perdu des heures précieuses qu’il aurait pu passer avec le maître, ses dernières heures. Enragé contre lui-même pour sa stupidité, il sauta hors du lit et enfila précipitamment les habits qu’il avait mis de côté avec tant de précautions la veille. Il faillit tomber et se cogner la tête en enfilant la jambe gauche de son pantalon. Au rez-de-chaussée, recherchant le maître, il se dirigea vers le salon, l’endroit où il pensait avoir le plus de chance de le trouver à cette heure, mais se rendit à l’évidence en voyant qu’il était vide.

« Il est allé faire une promenade dehors » lui dit l’ un des compagnons du maître « il y a juste quelques instants qu’il est parti ».

Dehors, malgré tous ses efforts, il ne le trouva nulle part. Se maudissant toujours pour sa stupidité, il retourna à l’intérieur du bâtiment pour attendre le retour du maître. Il consulta sa montre : 10h23 du matin. Il ne restait plus beaucoup de temps. Dans quelques heures il devait prendre la route de Baku. Le maître avait été très précis sur ses heures d’arrivée et de départ.

Environ quarante minutes plus tard, le maître revint finalement de sa promenade et trouva Alivery en méditation dans le couloir menant au salon. Il s’arrêta en face de lui :

« Je t’ai cherché en vain ce matin quand je suis sorti» dit le maître lentement, articulant avec précaution chacun de ses mots « mais tu étais encore endormi » ajouta-t-il en riant.

Alivery se leva précipitamment et resta debout tête basse.

« J’ai dormi plus qu’il ne fallait» répondit-il d’une voix à peine audible, tout penaud.

« Je sais » dit le maître avec une solennité feinte. « Ne t’en fais pas, ce n’est pas grave. Viens, allons à l’intérieur prendre un thé ».

Dès que le maître eût demandé à être servi et qu’il se fût installé à sa place habituelle, sur un matelas placé contre le mur, il fit signe de la tête et Alivery s’assit jambes croisées sur le sol, face à lui.

« Je sais que j’ai commis une faute ce matin » concéda-t-il, s’adressant plus à lui-même qu’au maître. « je suis désolé ».

Le maître ne dit rien jusqu’à ce que le thé fût apporté et servi. Il en prit une gorgée et déposa lentement la tasse de thé.

« Une faute? Tu n’as commis aucune faute – en tout cas pas dans le sens que tu crois. C’est Dieu qui t’a fait dormir plus qu’il ne faut. Après tout ce que tu as appris, comment peux-tu ignorer cela? »

Alivery garda le regard fixé sur sa tasse et ne dit rien.

« Si tu veux tout savoir, cependant » continua le maître « tu n’as pas commis qu’une faute, mais au moins trois »

« Trois? » hurla Alivery, ne pouvant pas se contenir.

« Oui, trois. Bir, iki, uç, confirma le maître en comptant lentement avec ses doigts, le visage grave. Puis il éclata de rire. « Tu t’inquiètes trop. Tu réfléchis trop. Bois ton thé et sois heureux.»

Alivery prit sa tasse et en prit une gorgée, s’efforçant d’obéir au maître. Mais c’était inutile. A tort ou à raison, il savait qu’il finirait par demander.

« Pourriez-vous me dire les trois fautes que j’ai commises? ».

Le maître ne dit rien pendant un long moment. Juste au moment où Alivery commençait à perdre espoir d’entendre la réponse à sa question, le maître parla.

« Cela ne changera rien en fait : ce qui s’est passé ne peut être défait ou recommencé. Mais comme tu dois partir, je te le dirai si tel est ton désir. »

Alivery acquiesça.

« Dis-moi, quand tu t’étais réveillé l’autre nuit, avais-tu réglé l’alarme de ton réveil? Avais-tu même l’intention de te réveiller? »

Alivery secoua la tête.

« Mais pourtant tu t’es réveillé sans aucun problème ou aucun effort, n’est-ce pas? »

« Oui »

« Même si quelqu’un s’enfermait hermétiquement dans le coin le plus obscur du monde, si Dieu désire réveiller cette personne, aurait-Il la moindre difficulté à le faire? Mais tu as pensé que tu devais mettre l’alarme, agissant de ton propre chef pour t’assurer de te réveiller, n’est-ce pas? »

Alivery ne dit rien car il savait que rien de ce qu’il pourrait dire ne pouvait le défendre.

« Il ne te suffisait pas que Dieu, dans Sa Miséricorde, t’ait accordé une extraordinaire bénédiction, une bénédiction que certains sur la voie n’ont jamais connue, une bénédiction qui ne dépendait pas de toi. Tu as pensé que tu pouvais, par ton propre désir et ta volonté, essayer de recréer cette bénédiction. Au lieu d’accepter le don de Dieu et te contenter de ce qui t’a été accordé, tu es devenu gourmand et tu as agi pour ton seul intérêt et non dans Son intérêt. C’est pour cela que tu n’as pas pu te lever. »

Le maître prit une pause afin de prendre une autre gorgée de thé.

« Ta deuxième faute c’est de t’être emporté contre toi-même quand tu n’as pas pu te réveiller, quand les choses ne se sont pas déroulées conformément à tes plans. Qu’est ce que la voie a à voir avec ta volonté? Plutôt que d’accepter ce qui s’est passé, que cela soit la miséricorde ou la colère, que ce soit ton désir ou pas, tu as laissé ton ego prendre le dessus de nouveau et oublié que tout ce qui t’arrive sur cette voie vient de Lui.

Tu devrais te réjouir d’avoir dormi, d’avoir reçu en retour le contraire de ton désir égoïste rendu nulle par Sa Volonté à Lui. Tout comme tu devrais voir Le dispensateur de bénédictions à travers Son regard sur toi et non la bénédiction elle-même, de même tu devais voir Le dispensateur d’infortune au lieu de voir la supposée infortune. Pire, tout ce que tu voyais était ton propre échec de n’avoir pas obtenu ce que tu voulais. »

Le maître s’arrêta à ce point pour réajuster son manteau de laine sur ses épaules. Alivery aurait voulu qu’il poursuive son explication, mais le maître s’étendit sur son oreiller ne disant plus rien. Alivery ne savait pas du tout en quoi pourrait consister la suite des explications mais en aucun cas il ne pouvait en rester là.

« Et la troisième faute? »

Le maître se pencha en avant et parla cette fois d’une voix plus douce.

« La troisième erreur était de loin plus difficile à discerner, beaucoup plus subtile. Une fois que tu as reconnu la futilité de ta colère, tu as persévéré dans ton erreur en continuant à te réprimander, te culpabilisant davantage et L’oubliant. Tant que tu te souviens de toi, tu ne peux pas te souvenir de Lui. C’est seulement en t’oubliant complètement qu’il t’est possible de te rappeler Lui.

« La seule chose que tu as réussi à faire en te culpabilisant est de prolonger ton erreur. Tant que tu te laisses préoccuper par un instant passé et perdu, tu ne peux te préoccuper de l’instant présent et par conséquent cet instant aussi est perdu, parti pour de bon. Quelle que soit la durée que tu passes sur cette voie, tu ne peux jamais revenir ou comprendre un instant qui est déjà passé. Seul l’instant présent compte, existe réellement.

« Valorise chaque instant, chaque souffle, comme étant unique et précieux et lutte pour qu’aucun ne soit perdu. Tout le reste est sans importance et découle de là. Comprends-tu maintenant? »

« Oui, je crois»

« Qu’il en soit ainsi par la grâce de Dieu. Nous verrons. »

Le maître prit sa tasse et but le reste de son thé. Puis, pointant son doigt vers la tasse d’Alivery, il demanda :

« As-tu fini? »

Alivery soupira.

« Je ne pense pas que je finirai un jour » répondit-il avec lassitude.

Le maître secoua la tête « Tu finiras » dit-il d’un ton sérieux. « Mais » continua-t-il après une brève pause « pas avant une très longue période. Après une très longue période. Peut-être quand tu auras l’âge de quatre vingt ou quatre vingt dix ans » ajouta-t-il en riant bruyamment. « A présent, le moment est venu pour toi de partir ».

Alivery se leva et s’inclina devant le maître, se sentant totalement mal à l’aise.

« Dois-je encore attendre dix ans avant de vous revoir? »

« Non. Cela n’a plus d’importance. Désormais tu connais sans le moindre doute d’où tu viens et où tu retourneras. Maintenant tu te connais réellement, tu sais ce que tu es véritablement. ‘Quiconque se connaît’ a dit le Prophète ‘connaît son Dieu’. Mais comme le sait si bien le Prophète, nous ne sommes que des êtres transitoires, des fantômes de passage dans le néant, et le transitoire ne peut jamais connaître ou comprendre l’Éternel. Donc, tu dois te connaître comme inexistant pour pouvoir Le connaître comme le Tout. C’est que le Prophète voulait dire par là. »

« Malheureusement, comme tu l’as remarqué, devenir inexistant est la chose la plus difficile et peu y réussissent car tant qu’une trace de ton être subsiste, tu n’as pas totalement annihilé ton être dans ton Seigneur, dans Son Être. Dans ce qui est la seule Réalité.”

« Le reste n’est qu’imagination ».


Traduit de l’anglais “The Sign of the Severed Head” SUFI Journal N°24

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