En attendant à la porte de l’amour

Sara Sviri

Dans les biographies de Abu Said Abi al- Khayr, un des grands maîtres soufis du 11° siècle, on raconte l’histoire suivante.

Un jour, alors que Abu Said voyageait avec deux compagnons dans la province du Khurasan les trois ressentirent le besoin d’aller visiter le mausolée d’un Maître Vénérable. La tombe était entourée de champs. Alors qu’ils se rapprochaient, ils remarquèrent au loin, un vieux paysan qui poussait de grands cris et faisait d’étranges mouvements tout en semant du millet. Son comportement étrange attira leur attention et lorsqu’ils s’approchèrent pour lui demander la raison de ces grands cris voici ce qu’il leur répondit :

Je me disais que si à la création de l’univers, Dieu n’y avait mis aucune créature et qu’il l’avait recouvert de graines de millet d’est en ouest, de la terre au ciel. Puis, s’il avait créé un seul oiseau auquel il offrirait un seul grain de millet à chaque millénaire et après cela il créait un homme auquel il disait que celui-ci n’atteindrait pas son but tant que cet oiseau unique n’aurait pas mangé tout le millet de l’univers et que jusqu’à ce qu’il en soit ainsi il endurerait la douleur brûlante de l’amour ; je me disais que même une telle situation ne durerait qu’un instant dans l’éternité et que ce serait une chose vite accomplie. ‘’ ( Nicholson 1921,p.18 in Asrar al-tawhid, 44,12)

Ceci est une ancienne histoire sur une vieille histoire d’amour. Elle nous est parvenu comme elle est arrivé à Abu Said et à ses compagnons au delà des contrées, à travers des âges et des pays qui n’existent peut être plus ou qui ont changé au point d’être sauvages ou méconnaissables ; à travers des endroits où les gens ont parlé des langues étranges, mystérieuses et inconnues de la plupart d’entre nous.

Cependant quand nous écoutons cette histoire elle évoque quelque chose en nous. Ce quelque chose en nous sait et se souvient. Mais qui sait ? Qui se souvient ? De quoi se souvient-on ? Quel est ce savoir qui est convoyé si mystérieusement à travers le paradoxe troublant d’une parabole ? Quelles sont les mémoires évoquées ? Et qui est l’étrange vieil homme si lointain et pourtant si familier avec ses propos pas très cohérents ?

C’est l’amoureux en nous qui sait et se souvient, c’est dans l’amant en nous que l’intimité primordiale avec le Bien-aimé est évoquée et éveillée ; cette intimité pré-éternelle dans laquelle le Bien-aimé nous gardait tous dans Son ETRE qui englobe toute chose avant que le temps ne soit, avant que la création ne soit créée. Tout a commencé dans une union. L’amant se souvient et prend conscience de son existence incomplète dans ce monde éphémère : un croissant qui veut devenir une pleine lune, une plage qui languit d’être recouverte par l’océan,

Un océan qui a une envie irrésistible de faire un avec la plage, une montagne qui languit de s’unir un soir avec son propre reflet dans le fleuve au clair de lune. La situation fait penser à un amour non partagé :



Sur ma couche, dans les nuits, j’ai cherché celui qu’aime mon être.

Je l’ai cherché, mais ne l’ai pas trouvé.

Je me lèverai donc, je tournerai dans la ville, dans les marchés, sur les places.

Je chercherai celui qu’aime mon être. Je l’ai cherché mais ne l’ai pas trouvé.

Les gardes qui tournaient dans la ville m’ont trouvée. « Celui qu’aime mon être, l’avez-vous vu ? »


(Cantique des Cantiques 3 :1-3)

Ainsi parle l’amante dans le Cantique des Cantiques. Chercher sans trouver. C’est si souvent le cas que cela finit par ressembler à un amour non partagé, insatisfait, non réciproque. Mais il en est ainsi à cause des voiles, les voiles innombrables qui nous entourent. Et c’est souvent ainsi que les choses doivent se passer car quelque chose en nous doit apprendre à attendre comme ce vieux paysan persan dans l’histoire, à attendre, attendre et attendre jusqu’à ce que nous soyons prêts pour que les torrents de l’amour soient déversés sur nous par le Bien-aimé. Avant cela nous devons apprendre à attendre et à contenir notre désir, nous nourrir de cet ardent désir et à être pendant un très très long temps- et parfois on a l’impression que c’est pour toujours- une question sans réponse, un appel sans écho, quelque chose qu’on voudrait saisir…mais quoi ? Quelque chose de si éphémère, si inaccessible, si hors de portée et pourtant… nous attendons. Tout ceci ne vient il pas de notre perception limitée ? Un amour insatisfait, non réciproque et sans espoir ? Les anciens poèmes soufis la plupart en persan, Urdu et Turc dont certains ont été traduits par Bhai Sahib pour Mme Tweedie lorsque son cœur brûlait sans consolation et qu’elle réunira plus tard dans son livre ‘’L’abîme de feu’’, ces vieux poèmes si étrangement familiers ne nous préviennent ils pas : reste loin du territoire de l’Amour ! C’est un domaine de solitude ! C’est une voie à sens unique ;pour celui qui s’y engage il n’y pas de retour.



Le domaine de l’amour n’est pas un passage publique

une fois empruntée cette voie

Tu ne peux pas faire qu’y passer

A présent que puis je faire ?

Je suis impuissante…


(Tweedie 1986,P.266)

Et pourtant il y a neuf siècles, ce vieux paysan dans ce village isolé des régions du nord-est d’Iran, ivre du vin de l’amour, extasié, incapable de contenir sa douleur et sa passion semait ses grains de millet en proclamant avec certitude : ‘’ Je me disais que même une telle chose serait très vite accomplie.’’

Ceci est le message de la voie : attendre, attendre, endurer, persévérer contenir notre désir et attendre… semer nos grains de millet ; parfois être emporté ailleurs par notre désir, par notre passion, par notre fragilité humaine, par l’image de notre mortalité et pourtant attendre…et d’une façon ou d’une autre lorsqu’on attend ‘’ une telle chose serait très vite accomplie’’. Un jour en une fraction de seconde, soudainement, le temps d’un battement de paupières, les tables tourneront et dans un état de pur bonheur intemporel, d’union sans limites, totalement absorbé dans Ce en quoi toutes choses cessent, l’amant et le Bien aimé se rejoignent à nouveau et l’amant subsistera dans le Bien-aimé.

Lorsque “toutes choses cessent”– correspond à l’état connu dans la tradition soufie sous le nom de fana – cessation, annihilation ; “alors l’amant subsistera dans le bien aimé”, est un état de subsistance infinie connue dans la tradition soufie sous le nom de Baqa. Dans cet enlacement, lorsqu’il retourne à ‘’l’état dans lequel nous étions avant’’ l’amant boucle la boucle : il réalise ainsi ce qu’un humain peut accomplir de plus élevé et il sait comme Rûmi l’a su, que “Les amants ne se retrouvent pas finalement en un endroit quelconque, ils sont les uns dans les autres ”

Et Rûmi pour nous consoler dit aussi :



Ne Désespère pas

Si le bien aimé te rejette ;

S’il t’éconduit aujourd’hui,

Il te rappellera demain !

Sil te ferme la porte au nez,

Ne t’éloignes pas ;

Reste patient à sa porte,

Car si tu attends patiemment

Après, Il te fera asseoir à la place d’honneur.

Et s’il te ferme tous les passages et toutes les voies,

Il t’indiquera une voie secrète que nul ne connaît.


(Rûmi 1968,p.82)

Ainsi l’attente doit se faire de même que la frustration et le désarroi, le doute et la déception, la fatigue et le désespoir, en raison de tous les voiles qui recouvrent notre existence temporaire. Ce sont les voiles de la perception qui ont été tissés avec la conscience de notre ego, avec notre ‘’moi’’. Nous disons ‘’voiles de la perception’’ mais ce sont plutôt des “voiles d’illusion” qui nous séparent de la réalité, de la vérité, du véritable Bien aimé. Ces voiles sont nos cerveaux toujours impatients de s’imprégner sans cesse de tous ces fascinants phénomènes et des idées qui nous entourent ;ces voiles sont nos caractères, nos tempéraments, nos modèles de comportement, les formations de notre pensée, nos codes génétiques, notre désir inhérent de nous conformer et de plaire à nos ancêtres, professeurs, collègues, partenaires, progénitures, employeurs ou inversement notre besoin de défier toutes ces personnes et de nous rebeller contre elles. Chaque chose dans la nature et dans la société agit contre l’éveil du vrai amant en nous. Nos signes astrologiques, nos fantasmes et projections hautaines, et même nos expériences mystiques lorsque la conscience de notre ego s’identifie à de telles expériences.

Tout ceci constitue nos voiles de la perception, le maya de notre existence temporelle, les séduisantes illusions qui parfois viennent de ces authentiques expériences émanant des royaumes suprêmes connues dans la tradition soufie comme étant les Attributs Divins de Jamal (beauté) et Jalal (majesté).Même cela pourrait en fin de compte nous séparer de l’océan de la bonté totale : « J’ai placé des centaines de milliers de voiles de lumières et des centaines de milliers de voiles d’obscurité entre Moi et Mon serviteur » dit Allah dans une tradition authentique ; et pourtant Il dit dans le Coran « Je suis plus proche de vous que votre veine Jugulaire » ( 50 :15).

L’attente doit se faire. La nature, la société et particulièrement l’étrange mécanisme de nos esprits qui a besoin de la conscience de l’ego comme centre de perception ont tous pris un long moment pour tisser et fabriquer ces voiles, pour créer nos personnalités, nos conforts, nos concepts, nos attachements particuliers et cela prend beaucoup de temps pour les dissoudre, pour défaire tous ces voiles.

Dans l’Abîme de Feu, BHAI Sahib, citant et traduisant un vieux poème persan dit à Mme Tweedie : « Bien que ce soit un droit de naissance pour chaque être humain de savoir comment aimer nous ne savons pas comment le faire a cause de la personnalité, ce petit moi, qui ne veut pas s’en aller. Tant qu’il ne part pas, le vrai amour est impossible. Car le vrai amour est la négation du moi. Le Gourou est très conscient des difficultés de la voie et je cherche refuge à ses pieds. Je dois traverser la rivière et la nuit est obscure et orageuse. Je vois des gens sur les deux berges qui semblent hors de danger. Je suis seul, au milieu du courant, à être ballotté en tout sens, incapable de résister » ( Tweedie 1986,p.134)

Donc l’attente doit se faire. Soit me dis-je, j’attendrai, j’accepterai le désir sans satisfaction, je persévérerai, je serai comme un cadavre entre les mains du Bien aimé. Mais quel est ce vent chaud, ce vent passionné et incontrôlable, qui se répand dans mes reins et mes veines ? Quelle est cette énergie qui me tient éveillée la nuit, qui fait battre mon cœur à la folie, qui m’empêche de me tenir droit sur mes jambes, qui fait trembler la terre sous moi, qui secoue toute ma personne ? Pour pouvoir la contenir, je dois m’étendre, m’étirer à tel point que j’ai l’impression d’exploser et d’être dispersé, éparpillé en petits morceaux. Quel est ce cri sauvage qui surgit des profondeurs de mon être ? Le cri rauque et sauvage d’un lion affamé ou d’un loup traqué atteint par la flèche du chasseur ? Un cri sauvage comme une lamentation désespérée qui fait voler en éclats mes limites physiques. Comment puis je maîtriser mon désir en silence quand ce vent brûlant souffle dans mes veines ? Ceci n’est pas un vent, c’est du feu dit Rûmi…et pourtant je sais que ce souffle sauvage est en train de me libérer de mon inertie, de ma complaisance, de ma répugnance à me réveiller.

Cela doit aussi être accepté.

Cela est aussi une ancienne histoire bien connue dans les tavernes par les derviches, ces gens qui se sont vidés de leurs propres personnes, ceux qui se sont libérés d’eux-mêmes. Cette histoire à été dite et redite, chantée et rechantée tellement de fois depuis la nuit des temps !

Voici ce que nous dit Attar, l’un des vieux sages d’orient:



L’amant est un homme

Qui s’enflamme et brûle

Dont le visage est fiévreux

Absorbé dans des lamentations frénétiques

Il ne connaît pas la prudence

Et même si on lui offrait une centaine de mondes…, il les enverrait joyeusement au bûcher


(Attar 1984,p.172)

Ce vieux sage, rempli de la sagesse que l’on obtient par l’expérience et la vision intérieure, nous dit : nous savons, nous y sommes passés avant toi, nous sommes tous des fous existants dans le monde sans être du monde. Nous vivons vigilants et souples, aussi attentifs qu’un acrobate parcourant une corde raide sur la pointe des pieds pendant qu’au même moment nous tournons intérieurement sans cesse comme une toupie, nous brûlons intérieurement en fondant comme une bougie consumée par le feu… Viens, assois-toi avec nous disent-ils, reste en notre compagnie ; souvent la brûlure interne est tellement intense que l’on ne peut la supporter tout seul. Écoutons l’histoire du papillon de nuit, une de ces vieilles histoires que l’on répète depuis des millénaires dans le cercle des vrais amants :



Une nuit les papillons se réunirent pour apprendre la vérité sur la lumière de la bougie.

Et ils décidèrent que l’un d’entre eux devrait aller recueillir des nouvelles de ce rougeoiement qui les intriguait. L’un d’eux s’envola jusqu’à ce qu’il discerne au loin une bougie brûlant à la fenêtre d’un palais. Il ne s’approcha pas et revint dire aux autres ce qu’il croyait savoir. Le chef des papillons écarta son témoignage en disant : « Il ne sait rien de la flamme. »

Un papillon plus passionné que le précédent partit et franchit la porte du palais. Il voleta à la lueur de la bougie ; confus, désireux d’en savoir plus mais craintif et il s’en retourna pour raconter jusqu’où il avait été et tout ce qu’il avait subi et vu ; après son récit, le mentor dit :

« Tu n’as pas les signes de celui qui sait pourquoi la bougie a une telle lueur. »

Un autre papillon s’envola d’un vol vertigineux, se mit à tournoyer ardemment près de la lumière, il s’élança et plongea dans une transe frénétique vers la flamme, son corps et le feu se mélangèrent. Le feu engloutit le bout de ses ailes, son corps et sa tête. Son être s’embrasa d’un rouge violent et translucide. Et lorsque le mentor aperçut ce flamboiement soudain ainsi que la forme du papillon perdue dans les rayons rougeoyants, il dit alors :

« Il sait, Il sait la vérité que nous cherchons,

Cette vérité cachée dont nous ne pouvons rien dire »


(Attar 1984,p.206)

Et souvent tu viens te joindre à notre compagnie disent les derviches, et tes ailes sont coupées, tu viens à nous parce que le feu qui brûle dans tes reins n’est plus que cendres. Ta tête est baissée, tu as l’impression d’étouffer, d’être étranglé, ta gorge paraît obstruée, ta poitrine ploie sous la douleur, tu as l’estomac noué et un étrange frémissement dans tes intestins. Tu es seul marchant dans un désert vaste et aride: pas d’inspirations, pas de désirs, pas d’aspirations, pas d’envies, pas d’extase, pas d’amour ; seulement le vide et l’anxiété.

Où sont passés tous mes acquis, mes atouts ? Où se cache ce feu qui brûlait en moi ? Qui suis-je ? Qu’est ce que je veux ? Pourquoi et de qui je me soucie ? Pour rien, de personne. Même prendre la fuite ne m’intéresse plus, je n’ai même plus la force de fuir. Je me sens simplement abattu, vide, brisé, bouleversé, ruiné, insignifiant, un zombie. Est ce juste l’autre face d’une anxiété et d’une peur profondément ancrées ?. Une grande déprime ? En qui puis-je avoir confiance ? Que vais-je devenir ? J’avais l’habitude de lire des livres, d’aller au théâtre, j’aimais faire l’amour, porter de beaux vêtements, être en compagnie d’amis, manger de bons repas, écouter la musique, les conversations amicales, jouer au ballon avec mon enfant, et maintenant ? Rien ! au fond de moi : un désert sauvage, la confusion, la fatigue, le vide, l’ennui.

Oui mon bon ami, les derviches assis à l’entrée de la taverne buvant à petites gorgées leur thé rouge comme du vin te diront : tout cela est une histoire aussi ancienne que familière. Nous la connaissons très bien. Viens t’asseoir avec nous et vide ton cœur, sois mendiant comme nous, avec rien à offrir sauf ta douleur, ton vide intérieur, ta confusion, tes peurs, ta pauvreté. Si tu souhaites parler, parles, si tu veux garder le silence, reste silencieux. Nous savons ce que c’est, car nous sommes passé par là d’abord. C’est une étape de la voie. Tu as vécu si longtemps dans le désert de l’illusion que tu expérimentes à présent le désespoir du manque. Peut-être as-tu voyagé à travers des paysages d’une beauté à couper le souffle, peut être as-tu connu le plaisir et la beauté, peut être croyais-tu être à l’abri derrière tes amis et ta famille, peut être croyais-tu être en sécurité grâce à une belle profession, un bon revenu, des biens considérables…Mais nous savons: une fois que tu as été ficelé par le serpent venimeux de l’éveil intérieur de ton Vrai Moi, une fois que tu as senti une bouffée du parfum du Vrai Bien aimé, une fois que tu as été caressé par la plume tombé du royaume de la Vraie Beauté, une fois que tu as touché l’ourlet du vêtement du Bien aimé, rien d’autre ne peut te satisfaire désormais ; tout le reste s’évanouit tout simplement. Est-ce cela ou non ? Comment faire la part des choses ? Comment ? On a l’impression de ne pas trop avoir le choix et pourtant d’une façon ou d’une autre le choix existe. Quelque chose en toi connaît la différence entre un vrai bijou et un faux et tu ne marchanderais pas pour une imitation. Pour toi qui est venu à nous les ailes brisées, le cœur abasourdi et dérouté au-delà de tous mots, pour toi nous avons une histoire en réserve :nous allons te raconter l’histoire de l’Arabe en Perse :



Un Arabe s’en fut un jour en Perse

Où les coutumes étrangères le consternèrent

Il rencontra un groupe de derviches qui avaient renoncé au monde et qui lui paraissaient quasiment fous (mais ne te laisse pas abuser car s’ils ont l’air de fieffés voleurs

Ils sont de loin plus purs que ce que le monde croit

Et bien que dans l’ivresse ils donnent l’impression de s’écrouler

L’extase qu’ils connaissent ne provient pas de la boisson)

L’arabe vit ces hommes et perdit connaissance et s’écroula au sol-

Ils aspergèrent rapidement son visage pour le ranimer

Et crièrent alors :

’’Entre, toi-qui-n’es-personne, entre ici’’

Et il y entra bien que déchiré par le doute et la peur.

Ils le rendirent ivre, il perdit toute traces de lui même, et aussitôt son esprit sombra dans l’extase

Son or, ses bijoux tous ses moyens d’existence furent volés et disparurent pour de bon-

Un derviche lui donna encore plus de boisson puis

Ils le jetèrent dehors tout nu

Les lèvres asséchées et démuni

L’homme fut obligé d’errer et

Mendia nu jusqu’à ce qu’il atteigne sa demeure

Et là, les arabes lui demandèrent : ‘’ qu’est ce qui t’es arrivé ?’’

Où est passé ta richesse, où étais tu passé pendant tout ce temps ? Tu as perdu tout ton or et ton argent comment vas tu faire à présent ?L’expédition en Perse t’as complètement ruiné !

As tu été attaqué par des voleurs ?

Tu ne dis pas un mot, tu as l’air si différent dis nous ce qui s’est passé’’

Il dit : ‘’ j’y suis allé comme d’habitude- plein de fierté- puis j’ai aperçu un derviche au bord de la grande route. Je ne sais rien de tout ce qui est arrivé après : tout ce que je sais c’est que mon or et mon argent ont disparu et à présent je suis pauvre.

Ils dirent :’’décris l’homme qui étais en travers de ta route.’’

Il dit :’’ je l’ai déjà fait, je n’ai plus rien d’autre à dire’’

Son esprit était encore ailleurs et tout ce qu’il entendait n’était à ses yeux que des paroles creuses, inutiles et absurdes. Entre dans le chemin ou cherche un autre but

Mais fais le de toute ton âme :

Mets tout en jeu, prends tous les risques

Et comme un mendiant qui erre sans aucun habit

Si tu entends ce ‘’Entre’’ qui t’appelle vers la maison…


(Attar 1984, pp.176-7)

Ainsi nous sommes ficelés par un serpent venimeux et nous ne le tuons même pas. Nous cherchons à être piqués encore. Quelque chose en nous sait intuitivement et le poète soufi l’a dit et redit plusieurs fois que ce venin ou poison est à la fois le mal et le remède, l’affection et son antidote, le bourreau et le médecin. Sa’di un poète du 13 siècle originaire de Shiraz en parle dans un poème qui depuis sept siècles est populaire parmi tous les amants.



Je boirai le poison avec tendresse

Car le témoin est l’échanson.

J’endurerai volontiers tout cela de bon cœur

car ce traitement vient de Lui.



C’est cette expérience de totalité, l’engagement ferme que notre moi- élevé attend de nous, Un engagement qui nous submerge et nous effraie lorsque nous comprenons que c’est à une telle entreprise qu’il faut se consacrer ou alors qu’il vaut mieux laisser tomber. Nous ne sommes pas habitués à un si total engagement dans notre culture. On nous a toujours dit de faire un compromis avec la soi disant réalité, les circonstances ou les conditions. “On ne peut pas tout avoir” nous disent nos mentors culturels. Et là même à l’entrée de cet étrange réalité, même à l’entrée de ces chambres inaccessibles, nous savons que ceci est une aventure totale. Perdre toute illusion pour arriver à l’essence. Ceci a toujours été une quête de la Perle Rare, l’Essence de L’Essence, Le Secret des Secrets. Mais le chemin est épineux. Et nous sommes assez à l’aise dans notre confort, notre réalité peu compromise, dans notre sécurité illusoire. Mais au fond pourquoi pas ? Sauf lorsque la faim intérieure refait surface, le manque intérieur de la vraie nourriture et lorsqu’elle est couplée comme c’est toujours le cas-avec le souvenir de ce pacte pré-éternel, alors cette faim se transforme en un formidable désir, une aspiration douloureuse qui nous plonge dans des états extatiques, des révélations qui nous transportent de joie, signes de l’amour véritable mais aussi dans des abîmes de solitude, de confusion et de désespoir.

Les manuels soufis du 10 siècle et certains écrivains soufis antérieurs ont donné une description détaillée de ce terrain cahoteux que le chercheur doit traverser dans sa quête de l’essence. Ils ont dressé la carte des stations de la voie. Ce sont toujours des stations intérieures des états du psyché, les stations que l’ego conscient doit parcourir dans le but de perdre les couches, les peaux, les enveloppes, les voiles (toutes ces métaphores sont tirées des manuels soufis) qui nous séparent du noyau intérieur de l’Etre. Lorsqu’on acquiert le langage – et je ne parle pas seulement du langage littéral à savoir l’ Arabe ou le Persan – lorsqu’on acquiert le langage de la perception subtile avec lequel les vieux manuels soufis ont été écrits, composés et rédigés, alors on réalise avec quelle clarté, avec quelle précision, les anciens maîtres soufis ont décrit les stations de la voie pour leurs disciples. Il nous est difficile de lire ces descriptions avec la clarté et la précision de leur rédaction pas seulement en raison du fait que très peu parmi nous aient accès à l’Arabe ou au Persan, à l’Urdu ou au Turc mais parce que les maîtres soufis utilisent une terminologie spéciale, une sorte de langage scientifique. Et ils l’ont fait délibérément, ; Qushayri un maître du 11° siècle qui rédigea ‘’ L’épître’’ (un texte écrit en Arabe qui est devenu le livre de chevet de plusieurs générations de soufis dans divers cercles et endroits) nous dit pourquoi les premiers maîtres soufis ont élaboré une telle terminologie : afin que ce à quoi il est fait référence ne soit compris que des adeptes ou initiés ! Cette terminologie et ses implications a fait froncer les sourcils et a été férocement condamnée par les dirigeants orthodoxes musulmans pendant plusieurs siècles. Les anciens manuels donnent une sorte de description des processus intérieurs que les adeptes doivent suivre. Ils décrivent ou plutôt font allusion aux états intenses qui font passer l’adepte sincère d’une émotion extrême à une autre presque sans transition. Ouvrez un livre de Rûmi, de Attar, de Ibn Arabi ou de Hafez et vous comprendrez que ces changements d’états ont toujours été pareils quelque soit l’époque, le lieu ou la langue. Celui qui a expérimenté ces formidables fluctuations entre transport de joie et dépression dans la quête de l’Essentiel , du Pur, ce qui n’est contaminé par aucune illusion, aura acquis une véritable connaissance et ne pourra plus jamais être le même!

Les manuels soufis entendent par le mot bast ( littéralement ‘’expansion’’) tous les états de transport de joie et d’extase; et ils désignent les états de dépression de confusion, d’obscurité totale, de nuit noire de l’âme par le mot qabd ce qui signifie littéralement ‘’contraction’’.

Meme si nous ne connaissons pas le langage, nous reconnaissons la saveur de l’expérience et ‘’savourer’’ ou goûter dans cette tradition, c’est le véritable maître: l’expérience authentique, immédiate.

Ibn Ata Allah un poète soufi du 13° originaire d’Egypte écrit :



Souvent Il te fait apprendre dans la nuit de la contraction ce que tu n’as pas appris dans l’éclat du jour de l’expansion ; « vous ne savez pas lequel des deux vous est le plus bénéfique »
( Coran 4 :11)

Il te dilate au point où tu n’as plus souvenir de la contraction, et te contracte au point où tu oublies même l’expansion, puis il t’arrache à ces deux états afin que tu n’appartiennes à rien d’autre que Lui

( Ibn Ata Allah 1979,pp85 et 68)

Le voyage dans la mesure où il est fait de véritables expériences n’est rien de plus qu’un passage incessant d’un état à un autre ; des sommets de l’intoxication, de la proximité de la beauté, des révélations intimes inexprimables aux abîmes de l’obscurité, aux trous les plus profonds de notre existence.

Dans l’Abîme de Feu, un livre contemporain qui décrit la détermination désespérée d’une femme dans sa quête de l’union avec le Bien aimé Divin, Mme Tweedie décrit avec candeur les oscillations entre différents états de l’être. Sans se soucier de l’ancienne terminologie voici comment elle décrit un état de ‘’contraction’’ :

« Tellement de tristesse en moi qu’il n y a aucun mot pour la décrire. Pas envie de lui parler. Suis allé là-bas le matin et me suis assise. Vers 10 heures il m’a demandé de rentrer chez moi. Je me sens vide. J’ai l’impression que tout est mort. Plus aucun désir. Seul un…seulement cet horrible et cruel désir. Mais cela semble désespéré. C’est une sorte de paix faite d’obscurité. » (Tweedie 1986,p.170)

Rûmi décrit un état similaire:

Nos déserts n’ont pas de limites

Nos âmes et nos cœurs n’ont aucun répit

Le Monde a été enterré dans le monde par les images et les traits

Laquelle de ces images est à nous ?

Quelles sont tes traits ?

Si tu rencontres sur la route une tête tranchée roulant avec insouciance vers notre terrain

Demande lui, demande lui

Les secrets de notre cœur

Elle t’apprendra le mystère qui est enfoui au plus profond de nous

Que puis-je dire ?

Que puis-je savoir ?

Cette histoire est au-delà de nos limites et de nos forces

Comment puis je rester silencieux quand par moments notre angoisse devient plus forte

Oublie cette histoire

Ne nous interroge pas

Car notre fable est celle de la ruine totale

Hier…j’ai piqué ma poitrine avec une étoile

Je lui ai montré la blessure qu’elle a causée

J’ai dit : donne des nouvelles de moi au Bien aimé dont la boisson est le sang

je me suis balancé d’avant en arrière afin d’apaiser l’ enfant qui est mon cœur

Un enfant s’endort lorsqu’on le berce dans son berceau

Donne du lait à ce bébé qui est le cœur

Dispense nous de ses pleurs

Oh toi qui à chaque instant aide des milliers de cœurs affaiblis comme le mien

Depuis toujours et jusqu’à la fin des temps la demeure du Cœur est et reste l’union,

Pendant combien de temps laisseras-tu ce cœur solitaire en exil ?

Rûmi touche nos cœurs et nos âmes avec ses lamentations angoissantes car c’est nous qu’il chante et il chante pour nous. Sa poésie nous touche avec son intransigeante sincérité, sa nudité, son abandon total, sa liberté totale à se servir de tout, peu importe que ce soit grossier grivois, salace ou non conventionnel tant que cela peut servir de support à son enseignement : l’enseignement des chemins du cœur sur la voie de l’Amant- Bien Aimé Divin. Et bien sûr, c’est aussi par son humour sa poésie nous touche, ce don qui est issu de la profusion de la Générosité et de la Sagesse Divines. Cette poésie libre de toute sophistication philosophique est un lien entre notre histoire personnelle, notre propre désir ardent, notre manque et la tradition de la religion de l’amour, une tradition si ancienne que son origine se perd dans les annales de l’histoire de la conscience humaine. Cette tradition est en fait au-delà du temps et de l’espace bien qu’elle soit visible dans le temps et dans l’espace, autrement dit en nous-même.

Comme beaucoup d’entre nous, Rumi est un déraciné. Originaire de Balkh, la capitale d’une province située au nord-est de l’empire musulman, il émigra au début du 13ème siècle avec sa famille vers l’ouest, en Anatolie, cette partie du monde connu a l’époque parmi les musulmans sous le nom de Rûm et qui est l’actuel Turquie.

Un siècle plus tôt, l’Anatolie avait été annexée par l’empire musulman. A la fin du 11ème siècle, les Seljuks, une dynastie musulmane venu des steppes d’Asie centrale et de Mongolie reprend l’Anatolie au vieil empire Byzantin. Konya, la romaine Ikonium, devint la capitale de ce que l’on peut appeler le nouvel empire musulman. Djalal al-Din et sa famille, ces nouveaux arrivants de l’Est, s’y installent et en deviennent très vite des citoyens respectables. Ils furent de diverses façons les pionniers des territoires nouvellement acquis à la cause de l’Islam. A l’Est qu’il venait de quitter une catastrophe était imminente : les hordes effrayantes de mongols des steppes de Mongolie étaient sur le point de ravager les plaines agricoles d’Asie centrale, d’exterminer sans pitié des communautés entières, d’asservir et de violer les femmes et les enfants, de détruire les foyers de rayonnement culturels de Perse et d’Iraq, de détruire les anciens systèmes d’irrigation de ces pays et ;en 1258, quarante ans à peine après le départ de la famille de Rûmi de l’Est, ils mirent fin pour toujours au Califat islamique dans sa capitale Baghdad.

C’était comme si le père de Rûmi avait prévu ces catastrophes à venir et la famille s’installa dans un nouveau pays-Rûm. Là le petit Djalal al-Din grandit s’adaptant à une nouvelle culture un nouvel environnement, une culture qui était un mélange hybride de plusieurs traditions : grecque, byzantine, Persane, Turque, Arabe. ;dans un pays où depuis des millénaires, l’on pratique le culte des mystères- helléniques, gnostique, chrétien un territoire où la terre même le sol témoigne par des images et des paraboles des grandes œuvres héroïques de l’esprit. Dans ce laboratoire alchimique Djalal al-Din traite ou travaille sur sa propre matière psychique, il passe au peigne fin et affine son don inimitable pour les mots, la musique, la poésie et pour l’amour. Et Ainsi depuis lors sa poésie est devenue une source d’inspiration et de consolation pour plusieurs générations d’amants qu’ils soient musulmans ou non. Sa poésie porte en elle la saveur, le parfum, l’arôme de liberté des vastes steppes d’Asie centrale, le courage du renoncement, comme le fit Abraham mille ans auparavant et l’appel à accomplir notre destinée. Elle porte en elle l’engagement à suivre pour toujours passionnément la voie des tribulations du cœur, la suivre jusqu’à la fin, être dans un changement permanent, devenir de plus en plus fluide, de plus en plus ‘’incolore’’ et ‘’effacé’’, libre de tous jugements envers qui que ce soit ou quoi que ce soit en s’astreignant cependant à observer l’éthique et la morale les plus élevées, en sachant que si tu ruses tu ne trompe que ton moi le plus haut, c’est à dire toi-même. Lui-même musulman dévoué, Rûmi incluait toute personne qui possède un cœur sincère dans la religion de l’Amour : païens, chrétiens, juifs, hindous, hérétiques. Si le but ultime est ’’ d’être incolore et effacé’’, quelle est l’importance de ces dénominations ? Sa poésie ne parle pas de ‘’la forme’’ mais de ‘’l’essence’’, la vraie source de toutes les formes d’êtres et de l’Etre au delà des formes.

Je voudrais terminer avec d’autres vers de Rûmi ;si nous les écoutons attentivement, nous nous rendrons compte qu’il nous a laissé un conseil pratique et utile qui rendra plus supportable notre attente à la porte de l’Amour :

Le nuage pleure

Et le jardin se couvre de verdure

Le bébé pleure

Et le lait s’écoule du sein de la mère.

La Nourrice de la création a dit :

‘’Laisse les pleurer beaucoup’’.

[ comme pour la végétation] la pluie de larmes des nuages et la chaleur du soleil brûlant s’unissent pour nous faire grandir.

garde brûlant le soleil de ton intelligence

et tes yeux brillants de larmes de douleur

ainsi ta vie restera fraîche.

pleure sans retenue comme un petit enfant

laisse les besoins du corps diminuer

et les décisions de l’âme grandir.

diminue ce que tu donne à ton moi physique,

ton œil spirituel commencera à s’ouvrir.

lorsque le corps se vide de l’ordure

Dieu le remplit de musc et de perles ravissantes.

C’est ainsi qu’un homme abandonne sa souillure et obtient la pureté.

Reste avec les amis qui peuvent t’aider en cela et,

Menez vos affaires ensemble en prenant conseil les uns des autres


(Barks 1990,pp.80-81 ;Mathnawî V :1-149,163,167)

Extrait du journal « sufi N°21 ».


A propos de l’auteur…

Sara Sviri a étudié et enseigné l’Arabe et les Etudes Islamiques en Israël. Elle s’est ensuite installée à Londres et Oxford ou elle a enseigné le Judaïsme Médiéval, et en particulier l’histoire et la littérature des Juifs en terre d’Islam. Ses travaux sur le soufisme, publiés dans de nombreuses compilations et journaux, portent sur la formation et les caractéristiques des premières écoles mystiques de l’islam, avec un intérêt particulier pour le mouvement Malâmâti de Nishapour et les travaux de al-Hakîm al-Tirmidhî et Ibn Arabi. Elle a présenté ses divers travaux en Europe, en Israël, et aux Etats-Unis. Son livre, “The Taste of Hidden Things: Images on the Sufi Path” a été publié en 1997 par le Golden Sufi Center en Californie. Sara vit actuellement à Jérusalem et enseigne a l’Université Hébreu de Jérusalem.

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