Le Symbolisme de l’Oiseau dans le Mantiq al-tayr d’Attar

Jamil Anwarali Kassam

Les oiseaux ont longtemps été utilisés dans les cultures et les traditions religieuses pour symboliser l’esprit humain. Ils ont représenté le potentiel qu’a l’esprit humain d’échapper aux liens de la vie terrestre et d’accéder à une réalité spirituelle plus élevée (Waida 1987, 2:224-227; Mahony 1987, 5:349-353).

Dans la tradition islamique, le symbolisme de l’oiseau a été employé dans les écrits des poètes, des Soufis et des philosophes tel que Ibn-Sinâ (Avicenne), Al-Ghazzâli, Sohrawardi, Khârâqâni et Ruzbihan Baqli, (Ernst 1999, 2:353-366). Farid al-Din Attar, éminent poète mystique Persan et Soufi, a beaucoup contribué à cette tradition. Bien que les dates exactes de sa naissance et de sa mort nous soient inconnues, il est probablement né autour de 545/1145-1146 à Nishapour et mort en 618/1221 au cours du massacre des Mongols. Une de ses œuvres les plus célèbres est le Mantiq al tayr, un poème allégorique dominé par l’utilisation du symbolisme de l’oiseau. Attar y relate la quête d’une volée d’oiseau (symbolisant les âmes humaines) à la recherche du Simorg, le roi des oiseaux (le Seigneur de la Création). Attar ne traite pas la volée comme une entité globale mais donne plutôt une identité à chaque oiseau. L’emploi du symbolisme de l’oiseau représente ainsi le voyage de chacune des personnes, de l’ignorance à l’illumination.

UNE INTRODUCTION AU MANTIQ AL-TAYR

Mantiq al-Tayr doit son nom au chapitre 27, verset 16 du Coran dans lequel Salomon vante ses connaissances sur ‘le langage des oiseaux’ ( Bruijn 1997, 102). L’histoire a été inspirée par le traité Résâlat al-Tayr d’Ahmad ou Muhammad Ghazzâli et élaborée à partir de ce dernier, qui allie deux thèmes majeurs : le choix d’un chef parmi eux ; et le voyage des oiseaux jusqu’à l’oiseau-roi (Reinert 1989 3:24). Les oiseaux attendant de voir leur souverain, sont conduits par la huppe, à la recherche de leur maître dans ce lointain royaume. Plusieurs oiseaux perdent la vie au cours de la traversée des sept vallées dangereuses (stations du chercheur) de la Recherche (talab), l’Amour (eshq), la Gnose(ma’rifat), du Détachement de tout ce qui est autre que Dieu (istighnâ), l’Unité (Tawhid), l’Ahurissement (hayrat), la Pauvreté spirituelle et l’Annihilation (faqr wa fanâ). Les trente oiseaux survivants qui parviennent à la fin de leur voyage prennent conscience de l’inaccessibilité de leur Simorg, de l’indépendance de sa majesté, mais leur admission à la cour est refusée. Ce n’est qu’après avoir compris l’immensité béante de la faille qui sépare leur dépendance de l’indépendance du Simorg qu’une audience leur est accordée. À la fin, les trente oiseaux (si morg) se rendent compte à leur grand étonnement que le Simorg n’est personne d’autre qu’eux-mêmes, transformés par leur voyage. (Reinert 1989, 3:24)

LE SYMBOLISME DE L’OISEAU DANS LA LITTERATURE SOUFIE

Bien qu’il y ait une myriade de significations symboliques liées aux oiseaux dans diverses cultures, la littérature Soufie, d’une façon ou d’une autre, compare généralement les oiseaux à l’âme. Des représentations du symbolisme de l’oiseau ont été empruntées aux périodes précédentes, et intégrées aux ouvrages islamiques et Soufis. Par exemple, au Proche-Orient ancien, les oiseaux représentaient les âmes immortelles des morts. Cette idée semble avoir survécu en Islam, et elle est employée en littérature, peinture et autres formes d’art ( Waida 1987, 2 :224-227).

Les façons de comparer les oiseaux à l’âme dans la littérature Soufie diffèrent. Le mystique Soufi Ibn Sinâ compare l’âme humaine à un oiseau prisonnier dans une cage, illustrant ainsi l’emprisonnement de l’âme dans le corps et les limites de l’existence humaine (Corbin 1980, 165-203). Un autre mystique, Ruzbihân Baqli voit l’oiseau comme une image de l’esprit rationnel (rûh-i nâtiqa), ‘‘ l’essence profonde de l’humanité, toujours à la recherche de son équivalence divine, alors même qu’elle est prise au piège du corps’’ (Ernst 1999, 2 :362). Il est probable que la caractéristique de l’âme, comme l’oiseau, est d’être capable de voler jusqu’aux cieux. Le Turc, en disant ‘‘ Can kuçu uçtu ’’ (‘‘Son âme-oiseau s’est envolée’’ ), à la mort d’une personne, argumente cette idée (Waida 1987, 2 :226). Le vol d’oiseaux, également, est utilisé pour représenter l’expérience spirituelle et l’ascension de l’âme jusqu’à Dieu (Mahony 1987, 5 :349-353). A la recherche d’elle-même, l’âme s’élève et éventuellement découvre Dieu comme étant son vrai soi. Cette idée trouve un écho dans d’autres écrits littéraires Persans tel que le Sharh-i shathiyyat de Ruzbihan Baqli, dans lequel il écrit : ‘‘Quand le Simorg de l’âme vole du royaume de l’humanité au monde de la divinité, l’âme qui s’élève, se parle à elle-même dans l’écrin de rose de l’argile d’Adam; Ceux qui cherchent le reflet de cet ‘anka ombrageant deviennent l’ombre de Dieu’’. (trans. Ernst.1999, 2 :359). ‘ Mantiq al tayr d’Attar a pu être influencé par le court traité Arabe d’Avicenne nommé l’oiseau : le récit à la première personne d’un oiseau (symbolisant l’âme humaine) libéré de ses attaches par d’autres oiseaux, qui rejoint ensuite ses nouveaux compagnons pour un voyage à la recherche du ‘‘Roi Suprême’’ (Attar 1984, 16; Corbin 1980, 186-192).

 

LE SYMBOLISME DES OISEAUX DANS LE MANTIQ AL TAYR.

Attar emploie les oiseaux comme de subtils symboles polyvalents avec de nombreuses références aux sources historiques et littéraires. Il n’est pas suffisant de dire que les oiseaux d’Attar représentent simplement l’âme; que ceux de l’ouvrage de Ghazzali ne sont qu’une volée anonyme quand ils possèdent une identité propre dans le Mantiq el Tayr. Chaque espèce reflète les mêmes caractéristiques, doutes ou intérêts qu’ont les humains à propos du voyage (Attar 1984, 17 ; Reinert 1989, 3:24 ). Cependant, il est nécessaire d’observer chaque oiseau en respectant les qualités qu’Attar leur attribue et leur importance dans l’histoire. Vraisemblablement, Attar puise ces caractéristiques dans diverses cultures, religions, littératures et symbolismes historiques généralement connus ou acceptés à son époque, et pas seulement dans d’anciennes légendes proche orientales. Bien qu’il soit possible d’analyser le symbolisme et l’importance de chaque oiseau dans le Mantiq al Tayr, seuls quelques-uns ont été choisis afin de montrer que la description des oiseaux ne peut pas être dépeinte avec de grossiers coups de pinceaux[1].

 

LA HUPPE (HUDHUD )

Dans le Mantiq el Tayr, c’est la huppe qui pousse les autres oiseaux à rechercher le Simorg en répondant à leurs justifications et à leurs questions, les guidant ainsi jusqu’à Son royaume:

La huppe virevolta devant. Sur sa poitrine

brillait le symbole du chemin spirituel

et sur sa tête, la couronne de la vérité. Une huppe empennée,

éclairée, juste et intelligente.

Elle dit: ‘Mes intentions sont providentielles ;

je garde les secrets de Dieu, mondains et divins,

j’en tiens pour preuve ce signe Saint

Bismillah, que je porte gravé pour toujours sur mon bec’.

(‘Attâr 1984,32)

La huppe, qui possède les connaissances secrètes du monde spirituel, est le guide des autres oiseaux en étant capable de répondre à chacune de leur peur ou inquiétude. C’est un oiseau de bonne augure à qui la tâche a été donnée d’apporter les bonnes nouvelles et qui symbolise ‘‘ l’homme parfait ’’ et le guide ou cheikh connaissant la voie (Nurbarkhsh 1990, 154). Le statut de la huppe est unique en cela qu’il est mentionné dans le Coran. Attar dit de la huppe:

C’est sur toi que le Roi Salomon comptait

Pour porter les messages secrets entre

Sa cour et la lointaine et belle Reine de Sabah.

(‘Attâr 1984,29)

La référence ci-dessus parle du rôle d’émissaire que la huppe a dans la correspondance entre Salomon et Bilqis, la Reine de Sabah, tel que décrit dans le Coran:

Et il chercha parmi les oiseaux et dit:

Comment se fait-il que je ne vois pas la huppe

Ou alors est-elle parmi les absents?

Je la punirai d’une punition sévère

ou bien je l’égorgerai à moins qu’elle ne me présente

une bonne excuse.

Mais elle ne fut pas longue à venir, et elle dit :

J’ai découvert quelque chose que tu ne sais pas,

je t’arrive de Saba avec des nouvelles certaines.

J’y ai trouvé une femme régnant sur eux,

elle est comblée de tous les biens,

et elle possède un trône puissant.

Je l’ai trouvée, elle et son peuple, se prosternant devant le soleil

et non devant Allah ; et Satan a embelli leurs actions à leurs propre yeux

et les a écartés du chemin (de la vérité),

de telle sorte qu’ils ne sont pas dirigés;

Afin qu’ils n’adorent pas Allah, qui révèle au grand jour ce qui est caché dans les cieux et sur la terre

et sait ce que vous cachez et ce que vous proclamez,

Allah; il n’est de Dieu que Lui, le Seigneur du Trône Immense.

(Salomon) dit :’’ Nous allons voir si tu dis vrai

ou si tu es une menteuse.

Pars avec ma lettre que voici et lance-la-leur,

puis tiens-toi à l’écart et attend leur réponse…

(Le Saint Coran 1999, 27 :20-28)

Comme la représentation Coranique facilite la conversion de Bilqis et sa soumission possible à Allah, la huppe d’Attar facilite la transformation spirituelle des oiseaux qu’elle conduit. Il est intéressant de noter le parallèle entre la relation de la huppe avec les autres oiseaux et celle qu’Attar entretient avec ses lecteurs; les histoires que la huppe raconte aux oiseaux sont celles qu’Attar raconte aux hommes, et les remontrances que l’on y trouve sont adressées à l’humanité (Attar 1984, 16-17).

LE PAON (TAWUS)

Le paon est important pour beaucoup de cultures et symbolise le paradis, la vie éternelle et l’immortalité de l’âme. Certainement d’origine Indienne, il a représenté la réincarnation et l’âme de l’homme dans la mythologie Hindoue, le Bouddhisme et l’Islam (Grof and Grof 1980, 32). Dans l’Hindouisme, le paon était employé pour représenter Indra, le dieu du tonnerre, de la pluie et de la guerre. ‘‘ En récompense l’oiseau fut doté de milliers d’yeux dans ses plumes, de la capacité de réjouir quand les pluies venaient et le pouvoir de tuer les serpents. Il a été observé manifestement que l’oiseau attaque les serpents, parade et chante au début de la saison des pluies’’ ( Encyclopédia of world, mythology 1975, 221). Ceci peut nous aider à comprendre pourquoi les plumes du paon sont utilisées par certains Hindous et musulmans pour éloigner le mal (Encyclopédia of world, mythology 1975, 221 ). Attar peut avoir eu connaissance de l’importance du paon dans la mythologie Hindoue ou du moins des observations faites sur l’oiseau attaquant les serpents. D’où sa référence aux serpents :

Et bienvenue au paon, de ce paradis d’autrefois,

Qui se laissa séduire par le serpent venimeux et lisse.

(‘Attâr 1984,30)

Dans le livre Nahj al-Balâgha, ’Ali ibn Abi Talib loue la beauté et la perfection du paon, disant ‘‘ qu’Allah l’a créé dans de parfaites proportions et arrangé ses nuances avec la meilleure harmonie… Vous devriez imaginer ses plumes telles des baguettes d’argent entremêlées d’autres magnifiques plumes arrondies en forme de soleil faites d’or pur et de pièces d’émeraude. Si vous les compariez à quelque chose poussant sur terre, vous diriez qu’elles sont comme un bouquet de fleurs cueilli à chaque printemps… Elles sont donc comme des fleurs dispersées qui n’ont pas subi les pluies du printemps et le soleil de l’été’’ ( ’Ali ibn Abi Talib ; 1980, 336-337)

La beauté du paon est également décrite dans les écrits soufis. Les yeux de la queue du paon y sont comparés à ‘‘ l’œil du cœur’’ (Backhtiar 1976, 74). Selon Burckhardt, une légende soufie dit que ‘‘ Dieu créa l’esprit en forme de paon et lui laissa voir sa propre image dans le miroir de l’essence divine. Le paon fut saisi d’une peur révérencieuse (al-hayba), laissa tomber des gouttes de sueur et les autres créatures furent crées à partir d’elles. La roue du paon imite le déploiement cosmique de l’esprit’’ (Burckhardt 1976, 74).

La beauté du paon est dépeinte ainsi par Attar :

‘Le peintre du monde me créa’

Il s’exclama, ‘Mais le monde céleste que tu vois,

ne devrait pas animer ton cœur de jalousie.’

(‘Attâr 1984, 39)

Dans le Mantiq al Tayr, Attar emploie le paon comme une allusion à Adam.

‘ J’étais autrefois un habitant du paradis;

où le conseil séducteur du serpent me trompa ;

je devins son ami. Rapide fut la chute, et je fus banni de cette place.

Mon vœu le plus cher est qu’un jour béni, un guide puisse m’indiquer

le chemin qui retourne au paradis.’

(‘Attâr 1984, 39)

Tout comme Adam tenté par Satan et chassé du paradis, le paon a été également abusé par Satan. L’excuse du paon est qu’il est satisfait du paradis terrestre et que le roi est un objectif trop incertain :

‘ Le roi que tu loues

est un but trop inconnu. Mon regard intérieur

s’est fixé pour toujours sur ce beau pays.

Une chose est claire pour moi

Comment le Simorg pourrait-il être l’objet de ma quête,

alors que je me souviens du Paradis ?’

(‘Attâr 1984, 39)

L’allusion à Adam est encore plus évidente lorsque la huppe répond au prétexte du paon par l’histoire de l’élève qui demande à son maître pourquoi Adam fut obligé de quitter le paradis. Ainsi le paon est le symbole de l’Adam céleste, où l’homme qui a perdu la grâce et qui, par résignation, s’est accoutumé au paradis terrestre. Il a oublié le vrai paradis originel qui était autrefois sa demeure.

LE ROSSIGNOL (BULBUL)

L’image du rossignol amoureux de la rose rayonnante est régulièrement employée dans la littérature persane. Il représente l’humain mystique passionnément amoureux désirant la beauté transcendante et inaccessible de la divine rose, c’est-à-dire le Cœur du Bien Aimé. La rose peut symboliser la beauté, l’amour, l’Unité Divine, la poésie, la musique, la capacité d’être aimé, alors que le rossignol symbolise la multiplicité et la diversité (Ghomshei 1995-96, 23).

La rose incite le rossignol à chanter sa louange et à l’adorer sur des mélodies d’amour infiniment riches :

‘ Quand l’Amour s’exprime dans l’âme, ma voix aux accents élégiaques,

à la vue de l’océan, répond.

L’homme qui écoute ce chant, chasse le règne de la raison ;

La morne sagesse est satisfaite d’être folle d’amour.’

(‘Attâr 1984, 36)

Dans le Mantiq al Tayr, Attar diverge de la représentation traditionnelle, en cela qu’il emploie le rossignol et la rose pour symboliser un amour qui se détourne de Dieu :

‘Mon amour est pour la rose ; je m’incline devant elle ;

Je ne pourrai jamais me séparer de sa chère présence.

Si elle devait disparaître, le rossignol

en perdrait la raison et son chant faillirait,

Et bien que ma peine ne puisse être connue d’aucun autre oiseau,

un être comprend mon cœur: la rose’

(‘Attâr 1984, 36)

L’amour du rossignol pour la rose est analogue à l’amour humain pour le royaume terrestre (monde d’ici-bas) et ses séduisantes attractions. Le prétexte que donne le rossignol pour ne pas partir à la recherche du Simorg réside dans sa satisfaction pour la rose :

‘ Mon amour est ici ; le voyage que tu proposes

ne peut pas me détourner de ma vie : la rose.’

(‘Attâr 1984, 36)

Comme le rossignol, l’homme manque de désir pour chercher le Bien Aimé, car il est satisfait du monde matériel qui l’entoure.

LE FAUCON (BAZ)

Le symbolisme du faucon vient de sa rapidité, de son habileté à s’élever dans les airs et de sa férocité, même si ces qualités sont communes à tous les oiseaux de proie. Dans l’Egypte ancienne, le faucon représente l’âme, mais il est également comparé à la mort, en tant que passeur pour le ‘‘monde des âmes’’. Sa rapidité fait du faucon le messager des Dieux. Il symbolise également la Majesté Divine, la supériorité de l’intellect sur le physique, et du spirituel sur le matériel (Gray 1987, 4 :533-534).

Pour Rûzbihan Baqli, la capture de l’oiseau est comparable à l’emprisonnement de l’âme dans le corps ; toutefois, il envisage l’âme ‘‘ se libérant elle-même et atteignant au final le statut d’être faucon sur le poignet du chasseur divin’’ (Ernst 1999, 2 :361) :

Oui, si le secret du désir le pénètre, qu’il fait cliqueter la chaîne de l’amour éternel, qu’il libère l’esprit rationnel de la cage du corps et qu’il s’envole pour le jardin de la suzeraineté, ce faucon (bâsha) tournoiera dans la demeure des anges, surplombera le sérail de la puissance et ne trouvera de lui-même aucune autre place que sur le poignet du chasseur de la pré-éternité, qui attrape les oiseaux sur les montagnes avec le charme de l’amour du destin[2] ( trans-Ernst 1999, 2 :361).

Dans le Mantiq al Tayr, le faucon est un oiseau arrogant. Sa proximité avec la royauté lui a conféré un sentiment de supériorité sur les autres (Avery ; 1998, 477). Il représente donc la caractéristique humaine de l’orgueil et de la satisfaction du à sa position dans la vie.

En d’autres termes, le faucon est satisfait de la vie protégée qui lui a été donnée par son roi. Il est fier de son statut:

Le faucon s’avança la tête haute ;

La fierté de ses hautes relations remplit le ciel.

Son discours était rempli d’armée, de gloire, de rois.

Il fanfaronna : ‘L’extase que mon souverain m’apporte

a détourné mon regard des mauvaises fréquentations.

Mes yeux sont masqués et je ne peux voir,

mais je suis fièrement perché sur le poignet de mon souverain.’

(‘Attâr 1984, 45)

Les yeux du faucon sont masqués : il ne reconnaît pas qu’il est aveugle à la vue du vrai roi. Le faucon est satisfait de ce que la main du souverain lui donne. Il y a une certaine dichotomie dans sa situation d’esclave du roi. Le faucon se perche sur le bras de son maître, un faux roi. La huppe en réponse au prétexte du faucon, l’invite à s’éloigner des rois du monde et du pouvoir qu’ils consentent à lui donner, pour devenir un esclave, serviteur du vrai roi :

‘Un roi qui a des rivaux dans sa dignité n’est pas un vrai roi ;

Le Simorg règne seul n’admet aucun rival sur son trône.

Un roi n’est pas un de ces fous ordinaires

Qui essaient de saisir une couronne et pensent être les lois.

Le vrai roi règne en douce humilité,

inégalé dans sa solide fidélité.

Un roi du monde agit parfois justement,

Mais aussi tache la terre avec des crimes odieux,

Et ensuite quiconque sera proche de lui

Souffrira davantage de son caprice destructeur.’

(‘Attâr 1984, 45-46)

Le faucon qui a placé sa confiance dans un roi faillible peut obtenir la prospérité de la part d’un souverain mondain, mais peut aussi faire l’expérience des conséquences de son impiété.

LE MOINEAU OU CHARDONNERET (SAWAH)

Bien qu’il n’existe pas de termes spécifiques pour sa représentation, Rûzbihan Baqli présente le moineau sous un jour néfaste : ‘‘ Quitte cette volée de moineaux stupides car autant demander à ton âme d’effectuer le vol vers l’ ’Anqa de l’Occident avec une aile cassée. Elle ne le pourra pas’’ (trans. Ernst 1999,2 :361)[3]. Ces moineaux font référence à la mauvaise compagnie que l’âme doit éviter. Le chardonneret (analogue au moineau) d’Attar est un oiseau au corps et au caractère faible. Il symbolise la couardise, le manque d’ambition et de confiance quant à l’embarquement pour le voyage à la recherche du bien Aimé.

Il gazouilla :’ Je suis moins robuste qu’un cheveu

Et je manque du courage que d’autres, meilleurs que moi possèdent

Mes plumes sont trop faibles pour me porter

sur la distance qui mène au sanctuaire du Simorg.

Comment une pâle créature pourrait seule faire face

Devant la gloire du trône du Simorg ?’

(‘Attâr 1984, 49-50)

Le chardonneret se dévalorise, expliquant à la huppe qu’il n’est pas digne de voir le Simorg et que le voyage lui demandera trop d’efforts physiques:

‘Le monde est plein de ceux qui cherchent Sa grâce,

Mais je ne mérite pas de voir Sa face

et ne peux rejoindre cette course illusoire –

L’épuisement écourterait mes stupides journées,

Ou je me transformerais en cendre sous Son regard.’

(‘Attâr 1984, 50)

A la fin de son discours, le chardonneret se compare au prophète Jacob, faisant allusion à Joseph tombé dans le puits :

‘Joseph est caché dans un puits et

je dois chercher mon seul amour dans les puits alentours.’

(‘Attâr 1984, 50)

D’après l’histoire trouvée dans les traditions de l’Islam, du Judaïsme, du Christianisme, à la fois dans le Coran (chapitre 12) et dans la Bible (Genèse 27), Joseph était le préféré des douze fils de Jacob. Remplis de jalousie, ses frères le jetèrent dans un puits vide. Les frères firent croire à leur père que Joseph avait été dévoré par un animal féroce, laissant Jacob pleurer la perte de son fils. Jacob se languissant de son fils est une métaphore très connue dans la littérature persane, qui traduit le désir ardent de l’âme pour Dieu. Le chardonneret est la symbolique du père de Joseph pleurant la perte de son fils. Toutefois, en cherchant l’aimé, ‘‘ dans les puits alentours ’’, le chardonneret entretient la peur de perdre ce qui le lie à ce monde, et incarne ainsi celui qui est attaché au monde matériel. La huppe se rend compte de la fausse modestie du chardonneret qui veut juste dissimuler ses petits intérêts. Aux yeux de la huppe, le chardonneret montre qu’il est indigne, en se cherchant des excuses pour ne pas entreprendre le voyage à la recherche du Simorg.

La huppe dit : ‘ toi, petit oiseau taquin,

Cette fausse modestie est absurde !

Si nous sommes tous destinés au feu,

Tu dois donc toi aussi faire l’ascension du Pyré brûlant.

Sois prêt pour la route, tu ne peux me tromper

Couds-toi le bec, je déteste l’hypocrisie !

Jacob pleure le visage absent de Joseph

Imagines-tu que tu pourrais prendre sa place ?

(‘Attâr 1984, 50)

La huppe fait remarquer au chardonneret que même s’il prétend être l’égal de Jacob, son Joseph ne lui sera pas rendu pour autant.

LE SYMBOLISME DE L’OISEAU ET LE CONCEPT DU SIMORG

Les différentes cultures n’ont pas uniquement employé les oiseaux pour symboliser l’esprit de l’homme. Elles les ont également considérés comme des épiphanies de la déité (Waida 1987, 2 : 224). Dans la mythologie iranienne ancienne, le Simorg était un oiseau aux pouvoirs surnaturels et une aide pour l’humanité. Etymologiquement, le mot Simorg est lié à la figure de marayô saênô (‘‘ oiseau Saêna’’) mentionné dans l’Avesta ( les anciennes écritures du Zoroastrisme), et à la figure de sên murw (‘‘ Sên l’oiseau ’’) du persan moyen, ou du Pahlavi, considéré comme le chef de tous les oiseaux (Avery 1998, 472 ; Blois 1967, 9 :615). On trouve également le Simorg dans le très connu Shah-nâmé de Firdousi, en énorme créature protectrice de Zâl (élevé par le Simorg après avoir été abandonné par ses parents) et de son fils Rostam (Blois 1967, 9 :615). En raison de ses liens avec l’Iran ancien, le Simorg est devenu une métaphore du Divin dans la littérature Persane (Ernst 1999, 2 :359). Le Simorg est très proche de l’ ‘‘Anqa’’ du folklore Arabe (Avery 1998,471).

Sohrawardi décrit ainsi le Simorg dans ‘‘le chant du Simorg’’ :

Le Simorg vole sans bouger et sans ailes…

Il est incolore. Son nid est à l’Est et l’Ouest n’en est pas dépourvu…Sa nourriture est le feu… Et les amoureux des secrets du cœur lui confient leurs secrets intimes (trans. Razavi 1997, 73).

Il est dit que le château du Simorg trône sur le mont Qâf, qui surplombe la terre. Il se manifesta tout d’abord en Chine :

‘ C’était en Chine, tard dans cette nuit sans lune,

le Simorg apparut d’abord aux mortels.

Il laissa une plume flotter dans les airs

Et des rumeurs sur sa renommée se propagèrent partout…’

(‘Attâr 1984, 34)

Attar emploie le Simorg comme métaphore de la divinité, du Bien Aimé ou de la Réalité Absolue recherchée par les oiseaux :

Et dans les deux mondes, aucun être ne partage le trône

Qui marque le pouvoir du Simorg, et lui seul-

Il règne dans une imperturbable omnipotence,

Baigné par la lumière de sa magnificence-

Aucun esprit, aucun intellect ne peut pénétrer

Le mystère de son éternel état…’

(‘Attâr 1984, 33-34)

Les représentations du Simorg varient selon l’écrivain et le contexte dans lequel le symbole est utilisé. Par exemple, il peut aussi bien symboliser l’Etre Absolu que l’être de l’Absolu. Il peut aussi bien représenter l’homme parfait (al-insân el-kâmil) dont l’intellect a été élevé au-dessus des mondes (Razavi 1997, 73), que le vagabond dans l’union Divine. Le Simorg se rapporte à chaque niveau universel de l’invisible, et est la réalité pour ce qui se trouve en dessous ( Nurbakhsh 1990, 148).

Pour poursuivre l’analogie, le mont Qâf représente le royaume le plus bas où vit le Simorg de la réalité spirituelle. Le si de Simorg est un multiple de trois : l’Unité, l’Unicité et le royaume des anges (Nurbakhsh 1990, 150).

Une autre interprétation du Simorg est la permanence dans l’absolu où le mont Qâf symboliserait l’annihilation essentielle et le nid du Simorg, le vide primordial (Nurbakhsh 1990, 148). Le Simorg peut également être une représentation de l’Essence absolue et unique et le mont Qâf, la réalité humaine, c’est-à-dire le lieu où l’Essence absolue et unique s’est manifestée, et à travers laquelle Dieu est révélé et se manifeste avec tous ses noms et attributs (Nurbakhsh 1990, 150).

CONCLUSION

Les oiseaux du Mantiq al Tayr sont apparentés aux adeptes religieux qui, bien que désireux de voir le roi, sont hésitants à cause de leurs faiblesses individuelles. Ce n’est que lorsque leurs réserves sont dissipées qu’ils sont prêts et volontaires pour partir en quête du Bien Aimé. En dépit du fait que chaque oiseau personnifie une imperfection humaine qui l’empêche de partir en quête, il est créé à l’image du grand Simorg et est donc susceptible de voler jusqu’à son royaume. En d’autres termes, parce qu’ils sont des oiseaux comme leur roi, ils incarnent tous la possibilité d’atteindre l’unité avec la Réalité Absolue. Après avoir traversé les sept vallées et supportés maints tourments, les oiseaux finissent par s’annihiler dans le Bien Aimé (Nurbakhsh 1990, 151). Le symbole du Simorg devient un jeu de mot amusant et approprié: les trente oiseaux survivants (si morg) réalisent que le Simorg qu’ils ont cherché n’est rien d’autres qu’eux-mêmes (Ritter 1967, 1:753).

Le symbolisme utilisé par Attar pour chacun de ces oiseaux n’est pas seulement une réflexion sur un passé historique ou même une curiosité littéraire, mais une exhortation pour ses lecteurs: chaque personne a en elle le potentiel lui permettant d’atteindre le Bien-Aimé. Cependant, cela requiert courage, dévouement et don de soi afin d’endurer les épreuves du voyage. Ainsi, l’histoire est un appel à l’action, encourageant tous ceux qui désirent ardemment trouver le Bien Aimé, à surmonter leurs peurs et à entreprendre le voyage qui mène à la perfection.

L’auteur souhaiterait remercier de tout son cœur Dr Leonard Lewisohn pour ses encouragements et son aide, ainsi que Franchina Gifuni, Zakiah Kassam, Parvin Kassam, Alnoor Merchant, et Dr Amjad Shah pour leurs excellentes suggestions. Il n’oublie pas Maryam Kassam et Farshid Mirshahi dont l’aide a été précieuse dans la traduction des documents en langue persanne.

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[1]Attar nomme plus d’une douzaine d’espèces différentes d’oiseaux dans le Mantiq al Tayr parmi lesquelles la huppe (hudhud), le paon (tawûs), le francolin (durrâj), le butor (bûtimar), le canard (bat), le faucon (baz), la perdrix (kabk), le rossignol (bulbul et ‘andalib), le perroquet (tûti), le pigeon (fâkhtah), la tourterelle (qumri), et le huma (oiseau mythique dont l’ombre annonce un futur roi). Parfois, il est possible que le nom Persan donné à un oiseau ait plus de sens que son équivalent anglais et réciproquement

[2] Les mots Persans Bâsha et bâz sont tous deux traduits par faucon en anglais. Sans regard sur les différences subtiles entre les deux mots persans, ils sont, néanmoins, classés parmi les oiseaux de proie.

[3] Pour les moineaux, Rûzbihân Baqli utilise le terme ‘asâfir (Shirazi 1966, 599). La forme au singulier serait ‘usfûr

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