Jeffrey Rothschild
Les deux chapitres qui suivent (le deuxième chapitre dans la lettre soufie suivante) sont extraits de la biographie du Maître actuel de l’ordre Nimatullahi édité par ” Les Editions Khanaqahi-Nimatullahi ” en 1998. Lorsque l’histoire commence, le Dr. Nurbakhsh arrive de Kermân, sa ville natale, pour s’inscrire à l’université de Téhéran
Javad se tient debout devant la porte de la khanaqah de Téhéran et regarde les tuiles bleues sur le mur qui dépeignent la sébile de mendiant et les haches croisées, symboles de l’Ordre Nimatullahi. Il frappe à la porte, avec à la main la lettre que Monsieur Murshidi a écrite pour le présenter et le recommander auprès de Dhur-Riyasatayn, le maître de l’Ordre. Après avoir remis la lettre au gardien, il est conduit vers le salon du maître, connu dans la Voie sous le nom de Munis Ali Shah.
Le maître fait signe à Javad de s’asseoir et prend la lettre qu’il lit rapidement. Puis, sans rien dire à Javad, il appelle un derviche qui vivait à la khanaqah et lui dit : ” J’aimerais que vous aidiez ce jeune homme à trouver un endroit pour vivre et à préparer ses examens d’entrée à la faculté de médecine. Faites tout ce que vous pourrez pour l’aider. ” Javad était resté silencieux jusqu’à présent mais à ce moment, il demande la permission de parler. Avec le plus grand respect, il informe le maître qu’il n’a plus besoin d’une telle aide puisqu’il a déjà trouvé un appartement et s’est aussi inscrit à la faculté de médecine. Il présente alors ses excuses pour ne pas être venu plus tôt à la khanaqah présenter ses hommages au maître, mais il se justifie par le fait qu’il a d’abord voulu régler toutes ses démarches lui-même, pour ne déranger personne. A présent tout ce qu’il désirait, c’était d’être au service du maître.
Pendant un long moment, le maître fixe Javad assis les yeux baissés. Puis, il dit.
“Nous nous réunissons ici les jeudis et dimanches soir. Chaque jeudi, nous servons un dîner léger. Ces soirs-là, il serait bien que vous mangiez ici avec les autres derviches. ” Les yeux toujours rivés au sol, Javad approuve de la tête, convaincu qu’il a bien fait de venir à Téhéran.
Pendant des mois, Javad va régulièrement à la khanaqah les soirs de réunion, s’asseyant toujours à la porte, là où les derviches rangent leurs chaussures. Bien qu’il n’y ait environ qu’une douzaine de derviches qui assistent aux réunions, la plupart d’entre eux étant plus âgés que lui, il tâche toujours de montrer la plus grande courtoisie et le plus grand respect pour chacun d’eux, quels qu’ils soient. Au cours des réunions, les derviches font leur namaz (prière islamique) et s’asseyent pour réciter des versets coraniques. De temps en temps, quelqu’un lit à haute voix le ” Mathnawi ” de Rumi, mais les instruments de musique et les chansons ne sont pas autorisés.
Un soir d’hiver, il y a d’importantes chutes de neige et la température descend très bas. Dans l’impossibilité de rentrer à la maison après la réunion et ne connaissant personne, Javad décide de rester à la khanaqah de façon à pouvoir se rendre aux cours dès le lendemain. Une fois les autres derviches rentrés chez eux, il retourne dans le vestibule où il s’assied toujours au cours des réunions et commence à méditer. A minuit, le chauffage s’arrête faute de carburant, et la maison, déjà si faiblement chauffée, devient encore plus glaciale. Pratiquement gelé, Javad cherche le moyen de se réchauffer mais il ne trouve point de carburant, et encore moins de couverture. La seule solution, qu’il finit par trouver, c’est de s’envelopper dans l’un des tapis de la khanaqah. Après avoir trouvé un tapis pouvant faire l’affaire, il se couche sur le plancher, prend un coin du vieux tapis, et s’y enroule jusqu’à ce que son corps entier soit recouvert. Quelques instants après, réchauffé, il s’endort. Cependant, moins d’une heure plus tard, il se réveille en sursaut : non seulement il est couvert de poussière et de saleté, mais en plus, il découvre horrifié que son corps est infesté des centaines d’insectes minuscules qui habitent dans le vieux tapis.
Incapable de se débarrasser de ces bestioles, Javad décide qu’il n’y a rien d’autre à faire que de se débarrasser de ses vêtements, et cela, bien qu’il soit à la khanaqah. Ignorant le froid, il enlève donc ses vêtements à contrecœur et s’assied dans un coin pour méditer en s’efforçant de s’oublier. A l’aube, lorsque Munis Ali Shah descend faire ses ablutions pour la prière du matin, il sursaute au son d’une respiration profonde et régulière provenant de l’intérieur de la khanaqah. Se rendant compte qu’il y a quelqu’un dans la salle de thé, il s’approche de la porte et est abasourdi de voir un jeune homme à genoux en train de méditer et ne portant en tout et pour tout qu’un caleçon. Qui, se demande-t-il, est assis tout seul par un froid pareil sans chauffage, en train de faire son dhikr à cette heure du matin ? ” Après s’être séché les mains, il entre dans le bâtiment pour voir qui peut bien être cette personne. Dès qu’il voit le maître, Javad sursaute et se met debout tout en se couvrant rapidement de ses habits plein d’insectes.
“Qu’est ce qui peut expliquer l’état dans lequel vous êtes ?” demande le maître incrédule. Javad explique plus ou moins la situation au maître et lui présente des excuses pour être resté à la khanaqah sans permission. ” Peu importe! lui dit le maître avec douceur. Aucun mal n’a été fait. Excepté peut-être à votre corps, ajoute-t-il avec un petit sourire. Allez chercher des vêtements propres et venez me rejoindre dans ma chambre. Nous allons prendre le petit déjeuner ensemble.” Le maître espérait ainsi en apprendre un peu plus sur ce jeune derviche étrange venu de Kermân.
A la fin du petit déjeuner, le maître dit à Javad de venir tôt à la prochaine réunion afin qu’ils puissent s’entretenir davantage. Le jour venu, le maître fait venir l’un des derviches les plus anciens, responsable de la bibliothèque de la khanaqah. Il lui présente Javad et lui fait savoir qu’il aimerait que lui soit remis les clés de la bibliothèque et celles de la porte d’entrée de la khanaqah. ” Dorénavant, dit-il au derviche, Javad sera le responsable de la bibliothèque et il pourra aller et venir comme il l’entend à la khanaqah, travailler ou étudier à la bibliothèque. “
“Au besoin, ajoute le maître avec une grimace, il peut rester toute la nuit à la bibliothèque. Mais assurez-vous qu’il y ait suffisamment de carburant dans l’appareil de chauffage…” Puis il demande au derviche de conduire Javad à la bibliothèque et de lui indiquer l’emplacement de chaque chose. Javad suit l’ancien dans la bibliothèque. Il est très étonné de voir que non seulement l’homme n’est pas troublé par le fait de devoir abandonner une partie de ses responsabilités à un si jeune et nouveau derviche, mais il traite Javad avec une extrême bonté, lui faisant savoir qu’il resterait à sa disposition si nécessaire et que pour toute question ou problème Javad peut sans hésiter le consulter.
Pendant les mois qui suivent, la vie entière de Javad est consacrée à la Voie et au service des autres. Chaque jour, après l’université, il va directement à la khanaqah et y reste jusque tard dans la nuit, ne retournant dans l’appartement qu’il a loué qu’après que tous les autres derviches soient rentrés chez eux. Tout en faisant constamment tout son possible à la khanaqah pour servir le maître et les autres derviches, durant ses moments libres il commence à classer tous les livres de la bibliothèque, travail qui n’avait jamais été fait auparavant et qui, par conséquent lui demande beaucoup d’efforts.
Tout au long de cette période, le maître affiche une grande affection pour ce jeune derviche de Kermân qui travaille beaucoup avec autant de sincérité et de disponibilité. Chaque fois qu’il en a l’occasion, il appelle Javad dans sa chambre pour discuter de sujets divers, particulièrement de thèmes spirituels, en lui accordant son attention constante. Il commence également a l’encourager à étudier l’Arabe afin de mieux se familiariser avec la littérature Arabe pour accéder ainsi à tous les textes soufis essentiels, au lieu de se limiter aux seuls écrits Persans. Pour l’encourager dans ce sens, il propose de donner lui-même les cours au jeune homme. Le maître est bientôt impressionné par la mémoire de Javad et par la facilité avec laquelle il apprend, constatant qu’il peut mémoriser des textes théoriques soufis très compliqués avec aisance, et souvent même après les avoir lu ou entendu une seule fois !
Puisque Javad passe maintenant la majeure partie de son temps à la khanaqah lorsqu’il n’est pas aux cours, Munis Ali Shah lui suggère de quitter l’appartement qu’il loue en ville pour venir vivre à la khanaqah. Javad renonce immédiatement à son appartement et transfère ses quelques effets personnels à la khanaqah, saluant l’opportunité d’être plus proche du maître et de mieux pouvoir s’occuper des autres derviches, la plupart étant d’un âge avancé et ayant besoin de soins.
Peu après avoir déménagé à la khanaqah, Javad se voit confier la responsabilité de préparer les dîners servis chaque jeudi soir. Pour cela, il doit quitter l’université plus tôt que d’habitude les jours de réunion, acheter les condiments nécessaires sur le chemin de retour à la khanaqah, et s’assurer que tout est préparé et prêt pour la réunion. Après le dîner, il ramasse le sofreh et lave toute la vaisselle. Parfois, il y a tellement de choses à faire qu’il est obligé de rester debout tard dans la nuit à nettoyer et à ranger, afin que rien ne dérange le maître le lendemain matin. La dévotion de Javad pour Munis Ali Shah et la constante attention et bonté de Munis Ali Shah pour lui, deviennent graduellement évidentes aux yeux de tous à la khanaqah. Malheureusement, le fait que le maître attribue autant de responsabilités à un si jeune derviche débutant, et son affection évidente pour lui offensent un certain nombre de derviches parmi les plus anciens. Ces derniers trouvent la situation intolérable et guettent toutes les occasions qui se présentent pour créer un fossé entre les deux. Bien que ces tentatives soient naturellement vouées à l’échec parce que le lien que Dieu forge entre un maître et un vrai disciple est immunisé contre de telles supercheries, elles vont néanmoins être la cause d’énormes difficultés pour Javad.
Depuis des semaines, Javad attend le bon moment pour approcher le derviche. Il sait que le frère de l’homme est un expert dans l’art du “khatam kàri “, ce style d’écriture et de gravure sur bois populaire alors en Iran, et qui est exactement ce dont il a besoin. Finalement, une nuit après la réunion, il se retrouve seul avec l’homme. Après s’être excusé pour l’ennui éventuel qu’il pourrait causer au derviche, Javad lui demande s’il peut lui faire une faveur. Le derviche répond qu’il serait heureux de faire ce qu’il peut pour lui. Javad lui explique alors qu’il aimerait qu’il demande à son frère de préparer une plaque. -” A quel genre de plaque pensez-vous ?”, lui demande le derviche. Javad explique qu’il veut une sorte de mémorial pour commémorer ses ancêtres, parce que, lorsqu’il deviendra maître, il faudra qu’il les honore correctement. Le derviche fixe Javad, histoire de voir s’il ne plaisante pas. Lorsqu’il constate que ce n’est pas le cas, le derviche fait alors de son mieux pour cacher son étonnement et promet d’en parler à son frère dès que possible.