Dans le cercle des soufis :la nature du Sama

Jeffrey Rothschild

Extrait de SUFI Journal N°37

Lorsque le soufi se libère de l’emprise de son nafs (moi, égo), lorsque l’amant devient sincère, chaque son devient pour lui un appel de Dieu. Chaque mélodie est un signe du Bien-aimé. La retraite spirituelle, l’assemblée des soufis, la solitude ou la foule, tout ceci ne signifie plus rien à ses yeux. Quel que soit l’endroit, quel que soit l’état, il voit uniquement la manifestation de la beauté divine et n’entend que les sons harmonieux du Bien-aimé.
– Dr Javad NURBAKHSH

Ceux qui viennent dans la confrérie Nimatullahi pour être initiés dans la voie soufie sont souvent déçus de découvrir qu’il y’a très peu de rituels établis, de règles ou d’activités pour les guider. Pas de conférences ou de discours formels d’un shaykh pour répondre à des questions sur le soufisme, pas de groupes de discussions pour approfondir des « histoires pleines d’enseignements », pas de danse soufi, pas d’enseignement sur des « mouvements » sacrés ou des « techniques » secrètes. Il y a une seule pratique de base pendant les réunions qui ont lieu dans toutes les Khanaqah Nimatullahi à travers le monde chaque jeudi et dimanche soir. Cette pratique inséparable de la voie soufie porte divers noms selon l’angle sous lequel on l’envisage : zekr (souvenir), fekr (contemplation), morâghébé ( méditation) . Toutefois s’il y’a peut être un terme qui décrit mieux les réunions qui ont lieu dans les khanaqah Nimatullahi c’est celui de samâ. Dr Nurbakhsh définit ce terme comme il suit :

« Bien qu’habituellement traduit par « musique spirituelle », samâ signifie littéralement ‘’écoute’’. Dans la terminologie soufie c’est écouter avec l’oreille du cœur la musique dans son sens le plus profond (poésie, mélodies, airs, harmonies rythmiques) tout en étant si profondément plongé dans l’Amour que nous perdons toute conscience de nous même. Dans ce sens, le samâ est appelé ‘’l’appel de Dieu ‘’. Sa réalité est l’éveil du cœur et il est dirigé vers l’Absolu. Le soufi dans l’état de samâ ne fait attention ni à ce monde, ni au monde de l’au-delà. Le feu de l’Amour brûle si intensément en lui que tout ce qui n’est pas Dieu est consumé. Le samâ alimente ce feu (de l’Amour) et rapproche petit à petit la Source du son et l’auditeur jusqu’à ce qu’ils fassent Un. ( Dr Nurbakhsh 1978, P.32)

Comme le suggère ce passage, le vrai samâ dans son essence n’est pas différent du rappel, de la contemplation ou de la méditation. Je présume cependant que pour beaucoup de derviches sur la voie soufie notamment ceux qui n’y sont pas depuis longtemps, le samâ n’est pas expérimenté sous cette forme pure, dans son vrai sens. Car en fait, plusieurs obstacles doivent être levés pour faire l’expérience du vrai samâ.

Avant d’aller plus loin il nous faut décrire brièvement à l’attention de ceux qui ne sont pas sur la voie soufie en quoi consiste la pratique du samâ ne serait-ce que du point de vue externe. Lorsque les derviches de l’ordre Nimatullahi vont aux réunions dans les khanaqah, ils se dirigent à un moment donné vers une pièce qu’on appelle le Jam-khâneh (littéralement « maison de l’assemblée »). Le sol de cette salle est habituellement recouvert de beaux tapis persans aux couleurs harmonieuses avec des motifs qui ne distraient pas du souvenir de Dieu. Les murs sont décorés avec des objets d’art ayants des significations spirituelles tels que des représentations des tombeaux de Saints, des calligraphies de noms de Dieu, des tapis de prières très anciens, des chapelets de prières de toutes tailles et les haches croisées ainsi que le bol de mendiant qui sont les symboles de l’ordre Nimatullahi. En silence, les derviches forment un cercle à la tête duquel se trouve une peau de mouton blanche sur laquelle le shaykh ou le maître s’assied (ou serait assis s’il était présent).

Une fois que les derviches sont installés, il est possible que le shaykh ou le derviche responsable du samâ dise quelques mots sur un aspect de la voie, lise un poème ou un bref extrait d’un texte écrit par un des maîtres de la voie. Puis on joue la musique du samâ. Si la khanaqah a la chance d’avoir des derviches qui ont été autorisés par le maître à chanter ou à jouer certains instruments de musique; le samâ a lieu en ‘‘live’’ sinon une cassette préenregistrée dans une autre khanaqah est jouée. Ainsi commence le samâ des soufis.

Ceux qui sont assis dans le cercle des soufis et participent au samâ peuvent faire l’expérience de l’un des trois types d’états spirituels suivants:

Le premier est le vrai samâ décrit plus haut par Dr Nurbakhsh. C’est un don de Dieu, qu’Il accorde à qui Il veut et que nul ne peut obtenir par ses propres efforts ou de son propre chef sans l’attention et l’assistance du maître. C’est en vérité « l’appel de Dieu » et cela ne peut venir que de Lui seul.

Ceci nous amène au deuxième état que le derviche peut expérimenter au cours du Samâ. Cet état est en grande partie une telle perte de temps qu’on ne devrait même pas en faire mention. Mais il faut le décrire car c’est celui que la plupart des derviches éprouve. Dans cet état, on n’est pas dans le souvenir de Dieu mais plutôt dans le souvenir de soi. On rumine un désagrément insignifiant qui nous est arrivé plus tôt dans la journée, on pense à ce qu’on fera après la réunion, on rêve à la charmante personne rencontrée cette semaine ou encore on essaie de clarifier un problème quelconque qui nous préoccupait avant le moment de la réunion ou enfin on essaie de s’occuper avec l’une des innombrables diversions produites par notre nafs (le moi) pour nous distraire de notre vrai but.

Le flot infini de pensées, de fantaisies, de souhaits et de peurs qui coule à travers notre conscience prend possession du cœur et nous entraîne de plus en plus loin du souvenir de Dieu que le maître nous a inculqué. Puis d’une façon ou d’une autre pendant quelques instants on se rappelle la vraie raison de notre présence et on essaie de revenir à ce lien sacré. Mais même cela n’est que l’occasion bien souvent de nous apitoyer sur notre précédent oubli du rappel de Dieu et on commence alors à se réprimander d’avoir été si négligent et infidèle. Et une fois de plus on retombe dans le souvenir de soi en oubliant Dieu.

Pris au piège dans cette spirale qui nous entraîne vers le bas, on commence à haïr la musique qui est jouée, à haïr nos compagnons derviches ( qu’on imagine en train de faire ce nous n’arrivons pas à faire), à détester la khanaqah et on finit par mépriser notre propre existence. Le pire c’est que même en sachant tout cela, même en étant conscient d’être pris dans un cercle vicieux, on continue à faire la même chose encore et encore, semaine après semaine, mois après mois de sorte qu’on finit par passer des années entières dans cette attitude.

Si cependant l’on persévère sur la voie malgré tout cela, ces défaillances peuvent se révéler être autre chose qu’une simple perte de temps car il reste encore un troisième état que peuvent connaître ceux qui sont dans le samâ; cet état peut émerger de nos échecs tout comme la rose peut éclore sur un tas d’immondices. On pourrait appeler ce troisième état « combat contre le nafs » ( le moi).

Dans cet état bien qu’on soit toujours incapable de s’oublier en Dieu, on se bat de toutes nos forces pour ne pas céder aux demandes du nafs afin que le temps qu’on passe dans le samâ et sur la voie ne soit pas perdu. On se bat avec la détermination d’un guerrier impitoyable pour échapper au contrôle du nafs. On fait tout pour résister au nafs en lui refusant ce qu’il veut, en refusant de le laisser nous entraîner loin de notre but ultime qui est de retourner à Dieu, notre véritable origine. Dr Nurbakhsh nous prévient :

« Dans l’état de méditation, plusieurs désirs, souhaits et imaginations capricieuses peuvent apparaître dans la mémoire et la pensée du soufi pour le détourner de la voie droite. C’est pourquoi de tels obstacles doivent être détruits. »

Au commencement de la voie lorsqu’on est incapable d’arrêter le flux incessant de pensées qui nous distraient de Dieu’’ le combat contre le nafs’’ peut consister à faire une chose aussi banale que réaliser combien on est petit et insignifiant face à l’immensité de l’univers avec ses milliards d’étoiles, de galaxies et de nébuleuses. Cela pourrait nous permettre de relativiser l’importance de nos problèmes personnels, de nos préoccupations et de notre conscience. On peut aussi visualiser l’étendue infinie de l’océan avec sa force qui lentement mais sûrement arrive à dissoudre des montagnes entières, les réduit en poussière et les emporte dans ses vagues. Bref, combattre le nafs consiste à faire tout ce qui est possible pour interrompre le flux des impulsions qui dominent la conscience et celui des pensées qui nous absorbent ou qui flattent l’ego.

Même si on est las de la musique du samâ, même si on est mécontent d’être coincé dans une salle coupée du monde et de la vie ordinaire, même si le nafs nous suggère de laisser tomber le rappel de Dieu en raison des conditions insupportables, on continue de se battre pour voir le nafs tel qu’il est en réalité, pour se rendre compte qu’il essaie seulement de ruser avec nous et qu’il ne correspond pas à ce que nous sommes vraiment. Bien que nous ayons envie de partir et de céder à notre moi, on s’efforce de continuer et de nous détacher de toutes ces distractions trompeuses pour revenir au souvenir de Dieu que le maître nous a donné; peu importe le nombre de fois où on s’est égaré auparavant, même si le moi nous fait croire que c’est sans espoir et que nos chances d’y arriver sont nulles.

Si dans sa Grâce et sa Compassion Dieu nous permet de rester sur la voie et si on essaie de calmer la conscience de soi et de maîtriser les penchants du nafs on commence à atteindre ce qu’on appelle ‘’l’unité d’attention’’(Dr Nurbakhsh 1979,p.80 ). A ce niveau il devient possible pour la première fois d’interrompre complètement le flot déchaîné des pensées et des émotions en nous-même de sorte que notre conscience devient brusquement silencieuse, vide de toute distraction intérieure ou extérieure comme la surface d’un bassin qui était balayé par des remous et qui à présent est parfaitement calme et tranquille.

C’est alors et seulement à ce moment là que le souvenir de Dieu s’enracine en nous. C’est seulement à ce moment que le Cœur s’éveille et graduellement, il dérobe le zekr à la langue pour en faire sa préoccupation (Nurbakhsh 1979,p.39). Désormais plutôt que de s’occuper des distractions du nafs, notre cœur invoque Dieu en paix en attendant qu’Il pose son regard sur notre être et qu’alors il l’efface.

Cet état de ‘’combat contre le nafs’’ n’est pas une fin en soi mais juste le prélude à l’état décrit plus haut celui du véritable samâ et du vrai zekr. C’est pourquoi ceux qui par la grâce de Dieu ont réussi ce ‘’combat contre le nafs’’ ne devraient pas penser qu’ils se sont rapprochés d’une quelconque façon de la réalité du soufisme. Pour éviter une telle tentation, il leur faut méditer la description que fait Dr.Nurbakhsh du dernier niveau du zekr. « Plutôt que le rappel (zekr), c’est celui dont on se souvient (Dieu) qui finit par dominer le cœur. A ce point, peu importe que le zekr soit en Arabe, en Persan ou en Anglais car les mots du zekr sont seulement du domaine des nafs. A ce stade, le derviche totalement engagé avec le Bien-aimé oublie même le nom de Dieu. Ceci constitue la première étape du soufisme et le début de ‘’l’annihilation du moi en Dieu ’’ (fana) dans laquelle aussi bien celui qui se souvient (soufi) que le souvenir ( zekr ) ont été oubliés » (Nurbakhsh 1979, p.44)

Références

Nurbakhsh,J.1978. In the Tavern Of Ruin : Seven Essays on Sufism. New York :Khaniqahi-Nimatullahi Publications. Traduction française 1986,KNP.
__________1979. In The paradise of the Sufis, New York: Khaniqahi Nimatullahi Publications. Traduction française 1988,KNP.

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