Lentement, lentement: histoire d’une initiation

Carol Martinez Weber

Par Carol Martinez Weber

Si vous croyez au destin, le mien était d’être initiée dans la voie soufie. D’un point de vue plus séculaire, mon histoire a commencé à Manhattan, dans l’appartement d’un inconnu par une journée tempérée du mois de juillet 1975.

“Alan l’excentrique” comme on le surnommait, m’avait téléphoné la veille pour me dire que mes cousins de Californie lui avaient donné mon numéro pensant que nous aimerions nous rencontrer. Je me souvenais de leur ami de la faculté comme d’un original qui avait tout abandonné pour aller vivre en Iran y suivre l’enseignement d’un maître spirituel, d’où son surnom : “Alan l’excentrique”. A 25 ans tout juste passés, je me sentais libre et sans obligations, alors pourquoi ne pas passer une heure en compagnie d’un amide ee la famille ?

En prenant le train depuis chez mes parents dans le New Jersey, une banlieue bourgeoise ou j’ai grandi, je traversais brièvement le quartier populaire de l’Upper East Side, me sentant à la fois chez moi et mal à l’aise vêtue de mon short blanc à la mode, mes sandales, et d’un t-shirt vert. Enfant j’avais eu l’occasion de visiter de la famille à Harlem et dans le Queens, mais nous passions que brièvement à travers ces quartiers populaires pour rejoindre le quartier des musées, y admirer les spirales géométriques du Guggenheim, ou bien les expositions du Musée d’Art Moderne. Ayant travaillé dur et issues d’un milieu bourgeois, mes parents s’étaient connus au lycée, et avaient élevé leurs trois enfants dans un environnement familial rempli d’amour. Leurs enfants reflétaient l’image du melting pot américain: un père colombien à la peau foncée, de bonne nature, et une mère, blonde aux yeux bleus, aux ancêtres Irlandais, français et Anglais, et enclin à la justice sociale.

Je rencontrai pour la première fois “Alan l’excentrique” dans le hall d’un immeuble de grand standing. C’était un homme de haute stature, plein d’énergie intérieure. Plutôt que de m’inviter à monter dans l’appartement, nous fîmes quelques pas ensemble jusqu’à Central Park. Pendant un bref instant, je redevenais l’enfant à l’épaisse chevelure, qui ne ressemblait à aucun autre; le seul enfant que le professeur appelait d’un surnom a connotation raciale; l’adolescent qui ne se sentait jamais à sa place, et qui sentait l’œil méfiant des vigiles la surveiller dans les magasins de peur qu’elle ne commette un vol. Mon compagnon me ramena rapidement à réalité par un déluge de mots sur le soufisme. Ne sachant pas ou il voulait en venir, je restais silencieuse pendant les deux heures que nous passâmes à North Meadow. Je me décidais finalement à lui dire que j’avais rendez-vous pour dîner avec des amis. L’inaltérable sourire d’Alan se transforma immédiatement en un silence pesant. Puis il me demanda si je voulais rencontrer le cheikh soufi avec lequel lui et quelques autres derviches repartaient le lendemain matin pour l’Iran. Pas du tout inspiré par sa suggestion, je répondais par un “non” sans équivoque. Alan répondit : “N’y a-t-il rien que l’on puisse faire pour toi ?” Embarrassé par tant d’insistance à croire que j’avais besoin de quoique ce soit, je lui demandai un verre d’eau dans l’intention de l’avaler rapidement pour partir ensuite vaquer à mes occupations “mondaines”. Nous étions alors tous deux dans un état particulièrement inattentif aux bonnes manières de la société.

Nous retournâmes dans le hall, mais cette fois-ci Alan m’invita à monter dans l’appartement, ouvrit la porte brusquement et avec une certaine maladresse m’indiqua un coussin sur le sol ou m’asseoir en attendant qu’il aille me chercher un verre d’eau dans la cuisine. Je me retrouvai dans une pièce bondée de gens assis sur le sol que je devais traverser pour atteindre la place indiquée. Je me frayais un chemin tant bien que mal, prenant soin de ne pas trébucher sur des pieds, et évitant de justesse un élégant vieil homme moustachu qui se dirigeait vers la cuisine. A cet instant, et sans avoir pris conscience de l’importance de cette rencontre, commençai un processus de transformation qui continue jusqu’à ce jour.

Mr Nicktab, Cheikh de l’ordre soufi Nematollahi de Shiraz (Iran), se détourna rapidement de moi, reprit son chemin vers sa chambre, puis appela Alan. Celui-ci s’empressa avec véhémence de le rejoindre, me jetant quasiment le verre d’eau au passage, puis s’approcha de la porte de la chambre du cheikh. Bien que prenant une posture humble, légèrement incliné, on pouvait voir ses yeux briller d’excitations au dessus d’un sourire angélique qui allongeait les pointes de son épaisse moustache. Quelques instants plus tard, je me retrouvai assis en tailleur sur le sol, face à l’élégant vieil homme qui, étrangement, portait un pantalon de pyjama blanc. Sa fine chevelure ondulée blanche se recourbait au niveau du col de sa chemise blanche, et dans sa longue barbe grisonnante se dessinait en noir la forme d’un V inversé partant du milieu de sa lèvre inférieure. Il aurait suffit d’un spot lumineux derrière lui – ou bien peut-être d’un peu d’intuition spirituelle – pour lui donner une aura lumineuse.

Jane, une femme d’environ mon age, aux cheveux ébouriffé légèrement roux et dont l’intensité mentale forçait l’attention, prit le rôle d’interprète persan-anglais. Ce n’est qu’après des dizaines d’années que je compris la liberté que prennent les traducteurs pour transformer les phrases rudes et directes de l’anglais en une version perse bien plus polie. Lors de cette rencontre, la seule chose dont je me souvienne est Mr Nicktab me demandant avec insistance ce que je recherchais dans la vie.

“Etre quelqu’un de bon” je répondais.

“Ne désire-tu pas plus que ça ?” me répondait-il.

Cherchant à me sortir de la, je cherchais quelle pourrait bien être la réponse que le cheikh attendait de moi. Cependant, nous étions pris dans un dialogue sans fin, car je n’avais aucune idée que ce que le cheikh attendait de moi était une référence a Dieu ou à la religion. Finalement, il me donna la réponse et proposa que l’on m’initie.

Alors que je déclinais fermement l’invitation, je sentis une certaine exaspération du type “quel est son problème!”. C’était pour moi évident qu’après avoir vécu de façon misérable dans une ferme des caraïbes, je voulais profiter du confort matériel que je venais tout juste de retrouver, et il était hors de question que je parte de nouveau a l’étranger, vivre en Iran avec une bande d’originaux.

Après avoir donné mon explication, et en évitant, dans un rarissime éclair de grâce, la partie sur la “bande d’originaux”, Mr Nicktab se mit à rire, et rappela Alan. Après un vif échange entre les deux, qui ne me fut pas traduit, Alan quitta la pièce. Jane me rassura en m’expliquant que tous les derviches ne quittait pas le pays pour aller vivre en Iran, puis elle m’expliqua le processus d’initiation. Quiconque connaît Jane, comprendra qu’il est impossible de lui résister sans avoir l’impression d’être très impoli. A ce moment, je ne voyais pas d’autre solution pour en finir que d’accepter son invitation. De ma mère je tenais une âpre combativité lorsqu’il s’agissait d’intégrité, alors que de mon père j’avais appris à gérer des situations sociales difficiles en prenant une attitude d’attente passive. Je savais la douleur engendrée par ce sentiment d’invisibilité, mais à travers le soufisme j’allais comprendre la grandeur qui réside dans l’acte de diminuer son ego.

En premier lieu, Jane suggéra que j’ôte la bague d’argent ornée d’une pierre de Jade que mes parents m’avaient rapporté d’une réserve Navajo dans l’Arizona. Ceci devait être l’un des cinq objets offerts au maître, par l’intermédiaire du cheikh, comme symbole de pauvreté spirituelle. Ne comprenant pas le concept, je refusai de me séparer de ce cadeau que je chérissais tant. Inutile de dire que je n’avais aucun des quatre autres symboles requis, chacun correspondant à un engagement. Alan partit les chercher: la bague (angushtar) qui signifie la dévotion a Dieu; un drap blanc (chilwar), signifiant ma soumission a Dieu; une noix de muscade (juz) représentant ma tête, s’engageant à ne jamais révéler les secrets divins, même sous la menace d’être décapité; une pièce (sikka) représentant le monde matériel dont je promet de me détacher; et du sucre en cristal (nabat), représentant ma renaissance et ma promesse de traverser la voie spirituelle avec joie et en paix.

Jane me donna une longue chemise blanche et un vieux jean très large muni d’une ceinture autour de la taille, et me dit de me changer. Je lui demandai quelle était le problème par rapport à ma tenue estivale, ce à quoi Jane simplement répondit : “Tu ne peux pas les porter”. Je lui obéis me sentant un peu remise en place.

Elle continua avec les instructions sur les cinq ablutions (ghusl) à faire lors de la douche rituelle. Le ghusl de la repentance (tawba), demandant pardon par rapport à mes péchés antérieurs, y compris l’amour de soi; le ghusl de la soumission (islam), devenant ainsi musulmane et par conséquent obéissant à la volonté de Dieu avec contentement; le ghusl de la pauvreté spirituelle (faqr), me lavant extérieurement comme premier pas d’une purification intérieure; le ghusl du pèlerinage (ziyarat), me purifiant extérieurement dans le but d’accomplir le voyage vers Dieu; le ghusl de la réalisation (qadha-yi hajat), me préparant ainsi à faire l’effort vers la perfection.

Etant donné que je n’étais pas particulièrement porté sur la recherche spirituelle (du moins consciemment), et au regard de la quantité d’information que je devais absorber, j’appréciais fort d’avoir ces quelques moments d’intimité sous la douche. Jane me précisa que je devais enfiler les habits qu’elle m’avait donnée avant de sortir de la salle de bain. Apparemment la personne qui avait été initié avant moi était sortie toute nue, croyant qu’être simplement enveloppé dans un drap blanc faisait partie du processus de purification spirituel. En revenant contrariée sur la situation inhabituelle dans laquelle je me trouvais, j’essayais sincèrement de me rappeler les cinq ablutions, tandis que l’eau chaude massait mes épaules tannées par le soleil.

Pendant que je me préparais dans l’intimité de la salle de bain, Alan partit acheter une bague bon marché dans une épicerie avoisinante ou bien dans l’un de ces distributeurs automatique de chewing-gum.

Fraîchement sortie de la douche, et vêtue de ces vêtements trop grands pour moi, j’étais fin prête pour l’initiation. Jane emballa la bague, la pièce, la noix de muscade et beaucoup de morceau de sucre cristal dans un grand morceaux de tissus blanc. Nos mains jointes par dessus le paquet, nous traversâmes la pièce tout en chantant des paroles qui ne m’étaient pas familière jusqu’à rejoindre le cheikh Nicktab. En y pensant rétrospectivement, les paroles prononcés étaient probablement “Ya Haqq” (O mon Dieu). A vrai dire, la seule chose qui me traversait alors l’esprit était plutôt: “O mon Dieu, qu’est-ce que je suis en train de faire là ?”

Nous nous agenouillâmes près de cheikh alors que Jane traduisait les instructions. Je n’ai plus conscience de ce qui s’est dit durant l’initiation, mais malgré les années de négligence, je n’ai jamais oublié les syllabes de l’invocation (zekr) qui m’a été donnée. L’embarras d’oublié mon zekr est l’une des quelques humiliations que j’ai réussi à éviter durant ces premières années!

J’entamais ainsi une nouvelle vie en tant qu’aspirante sur la voie Soufi. Le fait d’être initiée effaçait l’ardoise de mes transgressions passées mais ouvrait aussi une nouvelle page au grand livre des actions. Pour la plupart d’entre nous, Munkir et Nakir, les anges de la mort, auront beaucoup de lecture le jour du jugement. M’écarter du droit chemin était désormais du temps perdu. En tout cas, je fus heureuse d’apprendre que mon initiation était un présent spirituel pour mes parents contrairement à ma descendance qui devrait, comme moi, chercher son propre chemin vers Dieu.

Juste après la cérémonie, je me rhabillai et me dirigeai vers la porte – Mes amis devaient m’attendre encore à Brooklyn. Mais non, mes nouveaux amis ne voulaient pas me laisser partir sans manger. La nappe (sufra) avait été installée sur le sol du salon et le repas déjà servi. Agenouillés à même le sol, du riz blanc, de la salade, et du ragoût passaient de mains en mains. Etant végétarienne, je remplissais mon assiette de salade et d’un peu de riz blanc Perse, ce dernier juste par politesse car j’étais bien résolu à ne manger que du riz et du pain complet.

Ignorant mes refus successifs de ne pas vouloir de ragoût, le Cheikh ordonna à quelqu’un de me servir. Restant interdite, je décidai de faire un barrage avec le riz pour protéger ma salade de la contamination. Le temps de le faire, je remarquai que les autres avaient rapidement terminé leurs assiettes. Mon empressement à être polie diminuant, je continuai à manger à mon allure habituelle. Après tout, j’avais été accommodante pour tout ; de la ceinture en corde jusqu’à dîner agenouillé. Avec leur attitude singulière, ces gens-là n’allaient tout de même pas me demander de manger plus vite. Ignorant le silence devenu gênant, j’abandonnai les barricades de nourriture et le riz pollué alors que tous les autres semblaient fixer leurs assiettes vides comme embarrassés pour moi. Ce qui m’échappa en revanche, c’était que le cheikh grignotait patiemment de la verdure jusqu’à ce que finalement, je pose mon couvert.

Refusant le thé et gâteaux servis après le dîner, j’essayai une nouvelle fois de partir quand la redoutable Jane me prit à partie : « Tu dois apprendre les prières quotidiennes. » Elevé dans la tradition libérale et sociale de l’Eglise Unitarienne, je n’avais pas une très grande expérience de la prière. Mais le ton de Jane semblait si pressant, comme s’il s’agissait de ma dernière chance, que j’accédais à sa requête seulement pour la calmer. Elle griffonna en phonétique les deux premières sourates du Coran sur un morceau d’essuie-tout et me les récita alternativement entre les postures debout, agenouillées et prosternées face à La Mecque.

Me sentant maladroite et ridicule, je me décidai de nouveau à partir tandis que la nuit tombait et que les lumières s’étaient allumées. C’est alors qu’un autre derviche, une jeune femme aux cheveux châtains épais et décoiffés avec un joli sourire dont la beauté n’était pas gâchée par le spectacle peu flatteur de son nez qui coulait, se joignit à Jane pour m’encourager à dormir sur place. Son charme innocent tempéra peut-être mes ardeurs excessives. Toujours est-il que par la grâce de Dieu, je me retrouvai là, partageant un lit étroit avec deux femmes que je ne connaissais pas, et initiée à une religion dont j’ignorais tout.
Monsieur Niktab, Jane et son mari Lenny, Nancy et son mari Grégory partirent pour l’Iran le matin suivant. Alan avait du travail personnel et devait les rejoindre quelques jours plus tard. Les autres, Paul, Alva, Imani et Lenni, qui habitaient tous le quartier, projetèrent de se réunir chaque semaine pour prier et méditer. Je donnai à Paul mon numéro de téléphone et partis hâtivement avant qu’ils ne me demandent quelque chose d’autre. Au cours des six mois qui suivirent, Paul téléphona régulièrement. Malgré mes déménagements successifs, au moins quatre, ma mère continuait à lui donner mes nouveaux numéros de téléphone. Une fois au début du printemps, après un autre déménagement, je demandai à ma mère d’arrêter de lui donner mes nouvelles coordonnées. Je n’étais pas intéressée par le soufisme et cela devenait gênant de déranger cet homme qui était si gentil de rester en contact. Néanmoins, elle les donna encore une fois et Paul lui expliqua qu’une maison des Soufis (Khaniqah) avait été achetée à l’ouest de Manhattan Village. Monsieur Niktab était revenu d’Iran pour aider les derviches à sa rénovation. « Souhaiterais-tu les rejoindre ? » me demanda-t-il. En fin de compte, c’est ce que je fis…

J’étais allée à Manhattan pour voir des amis ( les mêmes que j’avais abandonnés le jour de mon initiation.) et je m’étais mis spontanément à marcher jusqu’à l’adresse que Paul m’avait indiquée. Je me revois très bien réitérant mon refus d’accepter toute nourriture servie à la maison des Soufis en passant devant le restaurant diététique Whole Wheat’n Berry. L’immeuble était construit en pierres brunes, faisait trois étages et se trouvait au milieu d’une rue bordée d’arbres proche d’un petit jardin d’enfants de la très connue White Horse Tavern où le poète Dylan Thomas s’était enivré jusqu’à la mort. Il est intéressant que, métaphoriquement, chaque Khaneqah ( taverne de ruine où les chercheurs de vérité s’enivre de Dieu) de part le monde se situent toujours à proximité d’un bar.

En tout cas, on me guida en haut où un petit groupe était assis jambes croisées, en cercle devant le Cheikh. Certains d’entre eux posaient des questions à Monsieur Niktab pendant que je dégustais de délicieuses pistaches d’Iran placées dans deux bols au centre du cercle. Alors que j’écoutais d’une oreille distraite, j’entendis soudain mon nom. Monsieur Niktab voulut savoir pourquoi j’avais choisi des pistaches encore fermées plutôt que celles qui étaient déjà entre ouvertes et donc plus facile à décortiquer. Je répondis que quelqu’un devait bien se dévouer pour manger les moins désirables et que j’étais heureuse de le faire. Il utilisa cela comme un exemple du désintéressement Soufi et mon apprentissage dans le soufisme commença, lentement, lentement. Quelle meilleure méthode pour transmettre un message à un égoïste qu’en faisant son éloge !

Cet été là, je retournai à la Khaneqah et passai de plus en plus de temps avec des compagnons derviches. C’était aussi la première année où je faisais le Ramadan, le mois du jeûne. Du lever au coucher du soleil, les musulmans du monde entier s’abstiennent de manger, boire, fumer, de pratiques sexuelles et même de s’embrasser ( de presque tout ce qui constitue un plaisir sensuel). Officiellement, ce mois commence avec la nouvelle lune et se termine lorsqu’on aperçoit le premier croissant de la nouvelle lune suivante.
Pour moi, le Ramadan concernait simplement l’abstinence et devait poser moins de difficultés à un vétéran vivant de peu. Un après-midi d’été, lors de mon deuxième Ramadan, je rencontrai par hasard un vieil ami dans les rues de Boston. Nous passâmes un moment dans un salon de thé oubliant de me rappeler qu’il me restait des heures avant de pouvoir manger. Avec le temps et l’âge la rupture du jeûne devenait plus douloureuse et je commençai petit à petit à me concentrer sur la dimension spirituelle du Ramadan : générosité et adoration. Je n’avais jamais réalisé combien de temps et d’attention étaient réservés aux repas et à leurs préparatifs. Passer tout ce temps pour les autres, prier et méditer étaient une délivrance. Le surplus de nourriture était réservé à la charité.
Le dig-jûsh fut pour moi un nouvel autre rituel. Une étape où chaque Soufi achète un mouton qu’il cuisine selon la tradition et qu’il partage avec les derviches. Cet acte symbolise le sacrifice de l’égo du derviche à Dieu. Une cinquantaine de personnes se réunit en cercle, épaules contre épaules, chantant au rythme des dafs, ancienne percussion en bois de forme ronde avec une peau d’animal et des anneaux de métal fixés tout autour pour produire un tintement. La pièce était si sombre que je ne me distinguai pas moi-même. Devant moi, je sentais Alan frapper des mains, rebondir et se balancer avec tant de vigueur que je craignis pour mes dents de devant. Abasourdie par ces cris et distraite par mes genoux endoloris, méditation, pauvreté spirituelle, ainsi que ma participation au Zekr s’éloignèrent de mon cœur. Je me tassais alors contre une étagère située juste derrière moi afin d’y trouver un appui et un peu de soulagement.

Quand finalement la lumière revint, je pus me repositionner et me relaxer dans le calme. Après quelques chants rituels du cheikh, un groupe de jeunes derviches vêtus de blancs et coiffés d’un bonnet pointu en laine (tajs) se levèrent et déroulèrent un drap de coton long et étroit (sufra) devant nous qu’ils garnirent rapidement de pain, sel, verdure, eau et soupe. Dans le même temps quelques-uns d’entre eux s’alignèrent devant le cheikh qui prenait une poignée de semoule et de l’agneau en sauce et les déposait prestement dans du pain pita. Les serviteurs s’empressaient de distribuer ce met (luqma) à chaque participant. Comme toujours dans les Khaneqahs, la soirée se terminait avec du thé et des douceurs à profusion même pour ceux qui n’avaient pas participé avec le cœur.
Petit à petit, lentement, lentement, j’ai enrichi mon expérience et ma compréhension des dig-jûshs et du soufisme. Chaque personne bénie par son entrée dans une voie spirituelle a un vécu très personnel sur ce point. Ceci a été mon histoire telle que je me la rappelle. Au début trop préoccupée pour entendre l’appel de Dieu, je suis reconnaissante aujourd’hui envers ceux qui, par delà les années m’ont aidé à écouter et à ouvrir mon cœur.


Extrait du magazine SUFI n° 57 Printemps 2003, pp. 44-48 “Slowly, Slowly: A Story of Initiation”.

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