L’êpitre de HAYY ibn yaqdhan, résumé de thèse doctorale

ABOURA ABDELMADJID

ASPECTS ET FONCTIONS DU RECIT INITIATIQUE DANS LA TRADITION THEOSOPHIQUE DE L’ISLAM

PROJET DOCTORAL ANALYTIQUE
ABOURA ABDELMADJID

L’étude du récit initiatique, dans la tradition théosophique de l’Islam, engage le procès de l’écriture, sur le terrain de l’histoire de la foi. Le discours sacré dont l’homme s’est accaparé à des fins ontologiques ou politiques, se voit subir toutes les épreuves du temps, pour retomber en fin de parcours sous le jugement de la littérature.

Notre travail prend en charge un syntagme de l’histoire de cette foi où l’écriture du sacré perd ses valeurs authentiques au profit d’autres valeurs littéraires: la création littéraire et l’esthétique du verbe.

Nous engageons ce procès en prenant soin d’établir les frontières sur le plan de la diachronie, en limitant dans le temps et l’espace les différents textes que le discours littéraire a pris en charge pour sauver le sacré.

Dans la pensée musulmane et, à mi-chemin, entre le texte religieux et le texte littéraire, le récit initiatique d’Ibn thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân (12° siècle après J.C) émerge dans l’Espagne musulmane sous le royaume des Almohades. Il se propose comme un affranchissement de la pensée religieuse classique issue d’un « prophétisme autoritaire », et de la pensée philosophique qui, au lieu d’éclaircir les voies de la foi monothéiste, rend plus ambiguë la croyance en un Dieu unique.

Ibn thophaïl propose une alternative aux deux fois (religieuse et philosophique): La foi ontologique, celle où le seul prophétisme toléré est la raison illuminative: L’homme peut accéder aux vérités supérieures par sa simple raison spéculative. Le commentaire de Moïse de Narbonne (I) nous éclaire sur le contenu de cette oeuvre magistrale. L’histoire de la pensée universelle ne cesse de le redécouvrir à la lumière des nouvelles lectures.

Cette oeuvre, avions-nous dit, est à mi-chemin entre le texte sacré et le texte littéraire. Nous l’avons prise comme grille de lecture ou oeuvre représentative d’un genre littéraire: Le récit initiatique à contenu théosophique. Le mysticisme religieux n’a cessé d’alimenter le mysticisme littéraire depuis le moyen âge aussi bien dans la tradition chrétienne, musulmane que juive. Les trois religions monothéistes, en apparence isolées l’une de l’autre, ont toujours été influencées l’une par l’autre, et se sont même réconciliées dans un terrain privilégié: la littérature.

Grâce à celle-ci, les conflits de paroisses se sont reconvertis en angoisse existentielle où, le seul souci était de rendre l’espoir à l’homme en l’amenant à se questionner sur lui-même, à rechercher sa voie sans écoulement de sang, ni haine fratricide.

1-Le choix du corpus.

C’est tout d’abord l’originalité d’Ibn thophaïl qui a su converger toutes les traditions théosophiques de son époque, dans une oeuvre que l’on peut considérer comme un document historique incontestable. Il a lui même pris soin de déclarer, vers la fin de son introduction, qu’il emprunte le fond de ses doctrines à El-Ghazali, à Ibn Sina, et à tant d’autres philosophes.

Son originalité est surtout son engagement sur le terrain du discours théosophique en empruntant les voies de la littérature. Il fut le premier romancier à avoir l’idée d’affronter l’orthodoxie musulmane en empruntant l’univers de la fiction, tout en permettant à la tradition orale (contes et légendes) de se perpétuer dans son oeuvre.

Le mérite d’Ibn thophaïl est d’avoir su conjuguer, dans une même oeuvre, théosophie et littérature.

Afin de comprendre l’engagement d’Ibn thophaïl dans la littérature mystique, il est important de connaître la doctrine soufie qui marque son époque et bien plus loin tous les écrits mystiques abordant le thème de l’initiation dans le soufisme.

2-La Doctrine.

Les islamologues (toute tendance confondue) n’ont pas pu définir la doctrine soufie. Certains sont allés chercher le sens en Perse, d’autres pensent à une influence de monachisme chrétien, ou croient à un apport des yogis de l’Inde ou de la pensée néoplatonicienne.

Certains pensent aussi qu’il est une réaction contre le rationalisme fatal du Coran qui refuse d’admettre la tendance mystique de l’âme humaine(4). Nous retenons, pour notre part, la définition de Gouilly (5) qui nous semble la plus appropriée à notre conception:

« le soufisme n’est pas une théologie, mais un état d’âme, une tendance de la foi, un élan spirituel, une intuition mystique…une soif et une saveur du divin qui aboutit chez la plupart à une transcendance assez éloignée du théisme de l’Islam ».

Cet amour du divin poussé par un élan de la foi et de la sagesse, nous le nommons théosophie.

Le but du soufisme est l’anéantissement de l’individu en Dieu, soit dans l’épreuve de la connaissance ( théosophie), soit par des exercices mystiques de mortification et de purification morale, s’approchant le plus possible de la perfection, le soufi admire (contemple) Dieu en toute chose. La conséquence ultime de cet amour stoïque est d’amener le soufi à considérer les dogmes particuliers à chaque croyance comme superflus, à ne reconnaître ou se reconnaître dans aucun rite religieux. à n’attacher que peu d’importance à la forme sous laquelle les pensées se dirigent vers Dieu, pourvu que sa Grandeur et sa Bonté puissent être contemplées.

Il aboutit à représenter la Pensée libre au sein de l’Islam. La conclusion en est que, malgré leurs tendances philosophiques et mystiques, la croyance des soufis au « touhid » ou unité absolue de Dieu absorbant tout, n’est pas dans le fond anti-islamique.

Hayy Ibn Yaqdhân est, à notre connaissance, le seul récit littéraire qui se déclare être ouvertement un guide dans la voie de la mystique musulmane, la quête de soi qu’il entreprend est parallèle à la quête du récit mais toutes les deux convergent dans la même voie: l’unité de l’existence.

3- Le modèle.

Hayy Ibn Yaqdhân sera pris comme le modèle du genre initiatique dans la tradition théosophique de l’islam et, c’est par rapport à ce modèle que nous étudierons dans notre deuxième partie d’autres oeuvres littéraires, en l’occurrence, l’Aventure Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane et cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib.

Ces deux auteurs auront tenté, à leur tour, une écriture où, le lieu du dire fictionnel est celui de la théosophie sinon celui de la quête ontologique.

Tout d’abord, Hayy Ibn Yaqdhân se propose comme un récit ouvert à différentes esthétiques de la réception qui, à leur tour alimenteront de nouveau une écriture jamais close. Chaque lecteur participera à régénérer un texte qui remonte des sources de l’Ecriture Absolue.

C’est d’abord la tradition théologique juive qui s’inspira de l’oeuvre d’Ibn thophaïl et, en particulier, le fameux commentaire de Moise de Narbonne (cité supra).

Le message que nous laisse ce grand théologien est que « la pensée doit se penser en dehors de tout égocentrisme religieux ou culturel. » C’est la spiritualité qui doit l’emporter sur l’exiguïté des religions. Tout homme qui libère cette pensée doit appartenir à la pensée universelle

Nous nous proposons donc, d’étudier dans notre première partie l’œuvre d’Ibn thophaïl; elle sera divisée en trois chapitres: I. L’œuvre en genèse, II. Le contrat fiduciaire, III. L’itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân.

Nous ferons apparaître dans notre premier chapitre le fameux commentaire de Moise de Narbonne ainsi que les différentes traductions de l’épître. Nous verrons ainsi comment cette œuvre a su conserver la tradition théosophique en même temps qu’elle a ouvert les portes à une nouvelle tradition littéraire: le régime du solitaire et la quête ontologique.

Quant à L’influence qu’elle a pu exercer sur Daniel De Foe, elle est édifiante comme l’avait pu constater Léon Gauthier (7) .

La genèse du personnage de Hayy (le personnage en genèse) sera étudiée à travers les différents cycles de l’humanité, cette approche cyclique nous éclairera plus tard dans notre deuxième partie sur l’évolution de deux autres personnages néophytes en quête de leur essence mais dans un univers aussi bien mystique que mythique.

En effet, Samba Diallo (8), et Iven Zohar (9), tout deux issus de l’oralité initiatique ( chapitre que nous étudierons au début de notre deuxième partie) expriment le personnage prototype alors que Hayy Ibn Yaqdhân symbolise le personnage archétype du récit initiatique dans la tradition théosophique de l’islam.

L’écart actantiel se transposant de la théosophie pure vers la littérature (de l’être) est la conséquence des événements historiques survenus à tous ceux qui ont osé défié l’orthodoxie musulmane . (certains ont été décapités, cas d’Al-Hallaj et de Shahrawardi, ou contraints à l’exil, cas de Moise de Narbonne).

Ce qui fut explicite chez Ibn thophaïl devient métaphorique ou allégorique chez Hamidou Kane et Mohammed Dib . L’univers de la foi religieuse ayant changé de référents s’inscrit dans le registre de la fiction littéraire.

Nous traiterons de cet aspect dans le chapitre qui étudiera l’oralité initiatique et soulignerons méthodologiquement la filiation des récits à contenu théosophique. Nous verrons aussi la fonction de la Zaouia, lieu d’enseignement des sciences ésotériques de l’islam et son rôle prépondérant à conserver la tradition .

Nous verrons enfin la métamorphose du discours sacré en discours poétique ainsi que l’émergence de la métaphore, lieu du dire du récit dibien.

La cohabitation des deux registres, celui de la théosophie et celui de la fiction, dans l’œuvre de Dib manifeste le conflit entre la foi et la raison, l’esprit et la matière, le réel et l’imaginaire, cette tentative de vouloir substituer aux textes sacrés des textes littéraires n’est pas sans ambiguïté d’où la notion de récit impossible et récit métamorphosé que nous nous proposons d’étudier dans notre deuxième partie; nous tenterons de confirmer l’hypothèse posée par Todorov à propos du récit initiatique lorsqu’il affirme que l’échec du récit est du à l’impossibilité de » mener le combat à la fois sur terre mais en quête d’un au-delà » puisqu’une telle conception du signe contredit nos habitudes « le combat doit se dérouler ou bien dans le monde matériel ou bien dans celui des idées; il est terrestre ou céleste, mais non les deux à la fois.(…) ceci et le contraire ne peuvent pas être vrai en même temps, dit la logique du discours quotidien. « (10).

Le récit initiatique affirme exactement le contraire. Tout événement a un sens littéral et un sens allégorique, entité à la foi matérielle et spirituelle. L’intersection impossible des contraires est pourtant sans cesse affirmée comme nous le verrons dans les parcours initiatiques d’Iven Zohar et de Samba Diallo.

Comprendre le récit initiatique dans la tradition théosophique de l’Islam, c’est comprendre aussi la fonction de l’écriture dans les sociétés à fondement théocratique. C’est pour cette raison que cette étude, que nous considérons comme une grille de lecture, nous permettra de comprendre les récits initiatiques qui expriment la même vision de l’être, dans un rapport où l’événement dans l’histoire des peuples obéit à l’événement de la pensée mystique. Nous développerons cet aspect lorsque nous aborderons l’étude de la confrérie Tidjaniya au Sénégal, à travers l’écriture de l’oralité initiatique.

Les événements intérieurs et extérieurs vont donc constituer la première instance narrative du récit d’Ibn thophaïl. Tout le procédé narratif va nécessairement interpeller le narrataire potentiel puisqu’il s’agit de ses histoires et de ses événements. Cette instance provoquera la rencontre de la quête de l’histoire avec celle de l’homme. Pour éviter de tomber dans le piège de la traduction, nous avons trouvé nécessaire de dépasser le débat en optant pour la langue française, car nous travaillons sur l’aspect phénoménologique de l’esprit en dehors de sa matérialisation linguistique.

Concernant notre corpus, le régime du solitaire est sous-tendu par une quête de soi provoquée par une absence d’idées. Le récit de notre auteur va fonctionner à combler ce vide en quête de l’absence. C’est cette quête qui permettra l’initiation, partagée entre le narrateur et son narrataire, de se réaliser ,et ainsi rejoindre l’idée fondatrice du soufisme : « wahdât-el-wûjûd », littéralement, unité de l’existence (37).

Le lecteur désiré par notre auteur est donc bien spécifié par l’instance narrative « seuls sont capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu » Toute oeuvre dira René Wellek est destinée à trois catégories de réception; la première comporte un lectorat désirable par l’instance, la deuxième, un lectorat indifférent et la troisième un lectorat indésirable.

Hayy Ibn Yaqdhân vise la première et tente de réaliser avec cette réception un véritable contrat d’initiation.

Par conséquent, ce qui est à notre sens plus en conformité avec l’intention de l’auteur, c’est d’étudier cette dialectique entre l’effet et la cause, et sur le plan narratif, entre l’instance première et l’instance de la réception qui obéissent toutes les deux aux règles du contrat narratif instauré par l’auteur- narrateur. La cause qui engendre le récit est partagée entre l’instance narrative et la demande virtuelle d’un « mûrid » c’est à dire d’un demandeur d’initiation aux secrets de la sagesse illuminative. L’effet désiré par le narrateur-initiateur est double : L’acquisition du goût et la conversion de son narrataire au soufisme. Entre ces deux effets se développe une tension didactique où les mots, les phrases, le récit perdent leur sens au profit de la signification dans une sorte d’entropie sémantique.

Il ne s’agit pas de se disputer l’exactitude d’un mot dans la langue cible mais d’adhérer au jeu du narrateur à la lumière des connaissances sur la mystique soufie par référence aux concepts forgés dans leur propre discours.

Concernant les personnages de notre auteur, ils ont, certes, une fonction allégorique dans le récit, mais diffèrent méthodologiquement dans leur fonction aussi bien dans le projet narratif que dans la tradition théosophique de l’islam.

Ils sont l’expression sémantique et actancielle de la psyché de l’auteur qui tente dans son récit de donner à son expérience individuelle des perspectives collectives. D’où, cette fonction initiatique que nous essayerons de développer tout au long de notre étude.

La dynamique narrative qui permet au récit de se réaliser continuellement de cycle en cycle, de transformation en transformation, et donc d’une quête initiale à des quêtes secondaires, est alimentée par deux champs lexico-sémantiques: celui de la douleur et celui de l’absence. Ce sentiment face à la mort, cet état d’impuissance face à l’inertie fonctionne par / pour la quête de cette absence. Nous développerons cette étude lorsque nous étudierons dans notre troisième chapitre l’aspect de l’entropie sémantique et actancielle par comparaison avec l’étude menée par Tzvetan Todorov, la quête de Grall (54).

L’auteur s’écrit et écrit ainsi ce que lui dicte l’instance narrative L’histoire et le discours absolu dont l’enjeu capital sera l’homme et sa destinée. L’astuce de notre auteur est de remettre entre les mains de la littérature ce qui était entre les mains des philosophes. Il évite ainsi le procès de la religion mais tombe sous une autre inquisition, celle de la critique littéraire. Le narrateur est conscient de cette aventure et prend soin d’avertir son narrataire. Et l’auteur est convaincu de son état mais ne prend aucun soin pour exclure le 1/3 déjà exclu.

Quant à notre auteur, ce qui a été exprimé sous forme poétique ou sous forme de citation de sagesse, il l’a exprimé sous forme d’un roman allégorique soutenu par un récit initiatique et autopsychégraphique. Les personnages et les événements sont les structures conjonctives des états de contemplation du narrateur-initié :

nous dirons, pour notre part, concernant la conjonction de la psyché avec l’écriture qu’au sommet de la création littéraire, dans cet espace-temps mythique, le narrateur-auteur atteint un espace sémantique ou plutôt esthétique où l’intime de son écriture devient un spéculum orienté vers la poéticité du langage. Au premier temps le narrateur regarde tantôt les mots où il reconnaît les traces de sa psyché, tantôt l’instance suprême narrative que nous avons expliquée plus haut et qui représente toute la tradition théosophique de l’islam, tantôt les deux à la fois et donc le récit prend l’allure d’un congrès de philosophes.

Au deuxième temps, il perd de vue les mots pour ne plus considérer que le discours théosophique. Nous avons étudié cette question lorsque nous avons fait la dichotomie entre le récit et le discours par l’emploi des espaces/temps: « il-là-bas-autrefois » et « je-ici-maintenant ». Et même si le narrateur-auteur jette un coup d’oeil sur son récit en genèse c’est en tant qu’il est en train de regarder la station à laquelle est arrivé sa créativité en quête de sa littérarité initiatique. Là, sa réalise la conjonction avec l’essence des mots en quête de la signifiance de l’oeuvre. L’accomplissement de cette jonction sera pour l’auteur la vrai délivrance de cette angoisse existentielle dont parlait le préfacier du roman initiatique de Cheikh Hamidou Kane, l’auteur, de « l’aventure ambiguë » qui raconte aussi l’itinéraire de Samba Diallo dans la même espace-temps mystique.(69).

L’échec de l’auteur est conséquent à l’échec de son personnage Hayy, car il ne pouvait communiquer la sagesse illuminative aux hommes qui se trouvaient dans l’île voisine. C’est aussi l’échec du discours ésotérique à l’emporter sur celui exotérique puisque les propos tenus par Hayy avaient provoqué une grande répugnance chez les profanes. C’est de la bouche de son narrateur-auteur que l’auteur dit :

Cependant, l’échec dans l’écriture, nous le situons dans le procès de la narration : les interférences récurrentes de l’instance narrative par le discours trop soutenu et les longues explications dans la logique, l’anatomique et le métaphysique, donnent au récit un aspect plus philosophique que littéraire; c’est pourquoi nous comprenons les différentes interprétations qui situaient l’œuvre dans un contexte religieux ou philosophique.

LE CONTRAT FIDUCIAIRE

Le contrat fiduciaire est fondamentalement un contrat de confiance entre un narrateur initié et un narrataire néophyte. Il s’agit donc pour le premier d’établir les clauses de son contrat et prendre soin de les annoncer dès l’ouverture de son roman et pour le second d’en accepter les règles dans une sorte de soumission rituelle.

Rappelons que dans tout rituel du contrat d’initiation dans la voie des soufis, le demandeur d’initiation, « mûrid », s’approche du maître, Cheikh, et prononce ces paroles en présence de tous les disciples :« Mon Maître, prenez ma main », et le Maître de répondre : « Voici le wird (I) mais c’est à toi de m’aider à te guider sur la voie de Dieu ».

Ainsi les disciples se sentent sécurisés dans la voie et se préparent à affronter toutes les épreuves et les difficultés qu’ils pourront rencontrer dans leur parcours initiatique.

Concernant le récit initiatique de notre auteur, ce rituel est unilatéral; le narrateur interpelle des narrataires potentiels dans un espace-temps virtuel. Il provoque l’initiation par une rhétorique de l’ouverture de son roman où il est contraint d’établir le lieu de son énonciation et le protocole de sa lecture.

Déjà, à ce niveau, sont mis en place les deux sujets opérateurs du contrat fiduciaire où chacun doit acquérir un savoir sur la valeur relative des objets de l’échange. Dans ce cas, le savoir consiste pour le premier opérateur, le narrateur, à mettre en valeur ses compétences initiatiques, « ce que je pourrais ». Elles sont de l’ordre du pourvoir faire- savoir Elles manifestent une opération cognitive. Le narrateur en tant que sujet- opérateur doit utiliser toutes ses compétences discursives afin de persuader son contractant à respecter ses engagements en le suivant tout au long de son parcours initiatique. Mais cela ne l’empêche pas de le manipuler sur le plan discursif: « que Dieu t’accorde la vie éternelle et la félicité sans fin » fonctionne comme une manipulation par le sujet-opérateur sur le sujet-opérateur narrataire.

Disons que la manipulation dans le contrat fiduciaire engagée dans le récit initiatique est une opération de persuasion. Le destinateur, c’est à dire le sujet opérateur narrateur exerce un faire persuasif sur le destinataire: le sujet-opérateur narrataire, elle est de l’ordre du faire-croire .

Sur le plan de l’immanence, elle est exprimée par le terme « Abûthû », terme que Léon GAUTHIER a traduit par « révéler » au lieu « d’insuffler ». Le terme source utilisé par Ibn thophaïl ne traduit pas le terme cible utilisé par les différentes traductions.

En effet, après la mortification du discours stérile, c’est la parole ressuscitée des profondeurs de l’âme qui constituera le « je » de la deuxième instance narrative. Elle est, comme l’a souligné William Law, l’expression de cette richesse des trésors « acquis par l’étude des belles lettres » et, comme l’affirme notre auteur, « la vérité par la voie de l’investigation spéculative » (p.16) qui permettra au futur initié d’acquérir « ce léger goût par l’intuition extatique » (p.16).

L’engagement de la parole initiatique met le contractant au degré zéro de la connaissance puisqu’il n’a plus de repère dans les discours qui ont précédé; son seul repère est celui de la langue car c’est en elle et par elle que se fera son initiation. Tous les parcours initiatiques se feront dans les unités de sens que développe le récit et non comme l’ont vu les études qui ont abordé cette oeuvre, dans la doctrine elle même.

Nous dirons enfin que la parole morte du contractant est l’équivalente du degré zéro de l’écriture ; sa mort engage la parole ressuscitée de l’auteur qui répond à la demande mais sans aucune garantie explicite de sa part: « ce que je pourrais »(P.1), « mais nous nous sommes écartés du sujet que tu nous invitais à traiter » (P.9), « c’est pour moi une affliction que les sciences humaines soient au nombre de deux, pas d’avantage: une vraie, impossible à acquérir, et une vaine, dont l’acquisition est sans profit » (P.10), « alors, il nous parut que nous étions en état de dire quelque chose d’appréciable » (P.16), « quoique présentement il ne m’ait été donné d’apercevoir qu’une faible lueur, à titre de stimulation et d’encouragement à entrer dans la voie » (P.17).

Sur ces aveux de l’auteur à ne rien garantir à son contractant quant à l’acquisition du goût extatique, l’engagement de la parole se propose d’être seulement dans l’espace littéraire.

Le récit autopsychégraphique est engagé donc par cette parole qui remonte avons-nous dit des profondeurs de l’âme de l’écrivain. Sa nature est complexe puisqu’elle provient d’un univers où la langue n’existe pas ou et ne se réalise pas de la même manière qu’elle réalise le discours. Sa fonction n’est pas référentielle mais seulement suggestive. Les unités de sens qu’elle distribue sont, soit allégoriques, soit symboliques comme l’a dit le maître Sidi Benaouda (29): «Notre science se suffit par les seuls signes « ichârât » qu’elle développe » en arabe, « ilmûna bil’icharati yakfina ».

Soulignons que la parole coranique dans les récits initiatiques est un argument d’autorité utilisé par tous les soufis musulmans.

Le mythe, lieu du dire fictionnel

Pour notre part, nous définissons le mythe comme étant une instance narrative matérialisée dans un « je-duel » soumis à une tension discursive entre le discours originel et la parole appropriée. Son lieu ou topos se réalise dans l’espace du dire où coexistent le Sacré et le Profane, la parole d’un Dieu, la parole d’un livre et la parole d’un écrivain. Il est aussi bien le postulat ontologique que la substance du discours. La parole qui se l’approprie déplace son lieu du dire du présent de la fiction que nous appelons le présent énonciatif fictionnel, c’est à dire « il était une fois (que je transpose ici et maintenant) »

C’est dans cette tension discursive entre le discours originel et la parole appropriée qu’émerge le récit autospychégraphique de notre auteur. C’est cette double structure, à la fois historique et anti-historique, dira Claude Lévi-Strauss (40) qui explique que « le mythe puisse simultanément relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un troisième niveau, le même caractère d’objet absolu »..

Hayy Ibn Yaqdhân émerge aussi bien de la parole appropriée que du discours originel puisque le nom de Hayy Ibn Yaqdhân signifie le Vivant fils du Vigilant. L’allégorie à laquelle renvoie cette patronymie est polysémique :

Ces trois émergences, du discours originel, de la parole appropriée et de l’univers fabuleux sont les manifestations de l’âme dans l’écriture. Cette question de la perfection de l’âme par l’écriture, nous l’avions déjà soulignée dans notre premier chapitre lorsque nous avions cité Avicenne qui explique que:

« l’âme a besoin du corps pour s’y enrichir d’abord, le dépasser ensuite. Le corps est son instrument » (41).

Nous concevons que le corps concerne toute corporéité et l’écriture en est une. L’acte de l’écriture est pour nous l’expression matérielle des fonctions du corps et de ses composants. Toutes les structures vitales du corps sont mises en action dans l’acte de l’écriture : la mémoire, l’intelligence, les sentiments, la langue, les mains, l’œil, etc… ainsi que tous les processus internes et externes au corps qui soutiennent ou engendrent cet acte .

Par conséquent, comme le souligne toujours Avicenne:

« l’âme et le corps ont donc entre eux des liens forts étroits. Ils s’aiment et se rendent de mutuels services ».

A sa suite, nous dirons que l’âme et l’écriture se rendent de mutuels services; l’une permet à l’autre de se réaliser tout d’abord et se perfectionner ensuite.

Le problème posé par ce genre d’écriture de la foi est le suivant :

Prendre comme postulat topique le mythe pour arriver à proposer des vérités supérieures sur la divinité émanant des textes sacrés mène à la confusion entre mythe et religion. Vouloir ainsi authentifier la connaissance gnostique et stoïque par la fiction littéraire équivaut à détruire une thèse doctrinale édifiée sur des dogmes par le simple fait littéraire.

Par conséquent, pour ne pas tomber dans le piège de la spéculation extra-littéraire, il convient de considérer que ce récit est uniquement une oeuvre littéraire qui accepte généreusement la présence en elle des différents discours qui inévitablement ont un rapport avec le langage.

De ce point de vue là, l’île du Waqwaq est une belle métaphore qui est utilisée pour le besoin de la cause du discours soufi et dont la fonction est l’appropriation de la parole qui émerge de l’enfer du discours des philosophes.

Cette métaphore introduit l’espace propre aux soufis:

Le merveilleux, le fantastique, le beau et le sublime. Ainsi l’expriment les mots utilisés par l’auteur : « il comprit donc que ce qu’il possède dans son essence est

L’état conjoint permet l’intégration du discours théosophique dans le récit initiatique. Les unités de sens que l’écriture reprend à son compte sont celles distribuées par la présence de ces quatre éléments. La dynamique du récit qui interpelle l’autopsychégraphie dans le cas de Hayy est la conjonction entre les concepts développés par la théosophie musulmane et les possibilités du langage imaginatif.

Concernant l’écriture de l’âme et prenant en considération que les mots sont aussi des corps; leurs mouvements sont soit ascendants, soit descendants. Ils suivent le mouvement de la pensée que libèrent les états de l’âme de l’auteur. C’est ainsi que nous voyons que l’itinéraire initiatique va du bas vers le haut, de la terre vers le ciel, des corps terrestres vers les corps célestes.

C’est dans cette stratégie d’écriture que se réalise la jonction entre la théosophie et le récit initiatique.

Le récit initiatique est avant tout, une initiation à la lecture originelle. Hayy Ibn Yaqdhân ne connaît pas le mot mais fait découvrir au lecteur les mots qu’il est sensé connaître tout en leur donnant le pouvoir de quitter le sens vers l’univers de l’essence. Le texte initiatique est un prétexte car l’initié n’a besoin que d’un seul mot pour faire son initiation, sa descente en enfer, sa remontée et sa résurrection.

Quant à notre intention de considérer cette oeuvre comme une grille de lecture du récit initiatique, elle nous a été dictée par notre souci de désambiguiser l’écriture initiatique de certains auteurs musulmans d’expression française. L’univers discursif dans lequel évoluent les personnages respectifs de Mohammed Dib et Cheikh Hamidou Kane en l’occurrence Iven Zohar et Samba Diallo est le même univers théosophique de Hayy Ibn Yaqdhân mais l’écriture s’est transposée du mythe de la création à la seule création littéraire. L’instance narrative de la tradition théosophique conserve son statut dans l’écriture moderne de l’initiation mais le « je » du Narrateur-auteur émerge d’une histoire récente où la langue française va opérer une véritable métamorphose des personnages en quête de la même vérité ontologique développée dans notre premier corpus.

Concernant Mohammed Dib, il déclara lui-même dans une interview accordée à Eric Sellin que son cheminement l’a mené vers « autre chose ». « L’écriture vous transforme », dit-il. « Pendant que vous écrivez vous devenez un autre. », « Je suis passé d’une attitude rationaliste, positive ». Faisant référence à ses premiers romans et en particulier sa première trilogie, « à une attitude progressivement relativiste (…) J’ai choisi le caractère aléatoire de toute chose » cela suppose dit Mohammed Dib, « une évolution spirituelle ».

Déjà en 1985 Jean DEJEU affirmait à propos du personnage de Iven Zohar de cours sur la rive sauvage que son héros subit des épreuves symboliques au cours de son itinéraire initiatique pour parvenir à une individuation personnalisante. Tout se dédouble: Héllé-Radia, mère-soeur, terre algérienne-terre étrangère, mère-épouse étrangère. Il faut de la mer/mère pour renaître de nouveau reconnaître l’épouse, « l’autre » à part entière, mourir à soi pour devenir « autrement » . «Le fils de la lumière » (Iven Zohar descend jusque dans la grotte matricielle pour se ressourcer mais pour percer aussi les secrets de l’identité et de la différence. Mohammed DIB a lu les oeuvres de Jung et de Gérard de Nerval; Jung lui apporte l’animus et l’anima; Nerval, le voyage initiatique et le dédoublement féminin. Porté à l’introspection, le Romancier retrouve ses préoccupations profondes, essayant de « traduire une vision » de creuser le sens de la condition humaine, de l’altérité, de la mort, de la double culture, du « même » et de « l’autre ». (Hommage à Mohammed DIB dans KALIM n°6, OP.U. Alger (1985.P.246).

Certes, Jean DEJEU avait vu juste en parlant du récit initiatique (voyage initiatique du héros Iven Zohar) cependant attribuer à l’oeuvre de DIB le statut de roman psychologique c’est à notre sens ignorer la portée africaine de la pensée musulmane, d’ailleurs au cours de l’apparition en 1964 de cours sur la rive sauvage, Jean DEJEU nous rapporte dans le même hommage cité supra (p.245) que M.DIB déclare qu’il a été « Africain quand il fallait l’être ». Il est rendu à « ses propres problèmes personnels » il va donc tenter son «Aventure littéraire ».

C’est une des raisons qui nous a mené à prendre l’œuvre de DIB pour corpus de vérification. Quant à la filiation entre l’œuvre d’Ibn thophaïl et nos deux corpus de vérification, cours sur la rive sauvage de DIB et l’Aventure Ambiguë de KANE, nous l’étudierons dans l’introduction de notre deuxième partie. Nous pouvons déjà annoncer que c’est le discours théosophique introduit par l’oralité initiatique qui a relié toutes les Zaouiat » (lieux ésotériques du maraboutisme) de l’Afrique du nord et de l’Afrique noire musulmane.

Cette oralité initiatique s’est transmise par la chaîne spirituelle des maîtres mystiques qui ont vécu successivement soit en Espagne, dans sa période musulmane, soit en Afrique du Nord, soit en Afrique noire. Nous verrons comment les mêmes enseignements soufis étaient dispensés dans les Zaouiat qui ont toutes versé dans le soufisme philosophique, après avoir développé durant des siècles le discours sunnite dans les Zaouiat.

Tous ces enseignements ont constitué pour nos écrivains musulmans d’expression française la matéria prima de leur écriture, sauf que les contraintes de l’histoire et de la langue française ont métamorphosé cette même écriture la rendant soit hermétique à l’analyse autobiographique, soit complexe dans son propre statut.

Généralement les études littéraires ont tendance à étudier le roman en prenant comme outil méthodologique les concepts développés par les différentes écoles américaines, européenne ou soviétique : le fonctionnalisme ou le structuralisme. Mais l’étude de l’écriture de la foi ne peut pas négliger les croyances et les symboles développés par les communautés monothéistes qui ont vu naître leur écrivain même si celui-ci a adopté la langue de « l’autre » pour exprimer son sentiment de la vie ainsi que sa vision de la différence.

Concernant le genre initiatique, dans la tradition théosophique de l’Islam, écrit dans la langue de « l’autre », Mohammed DIB et Hamidou KANE sont ici les deux exemples les plus marquants de la littérature africaine d’expression française.

Depuis l’oeuvre magistrale de Hayy Ibn Yaqdhân d’Ibn Thophaïl, la tradition théosophique de l’islam est sortie de son statisme religieux et a introduit dans son univers initiatique un nouveau mode d’initiation: L’ORALITE INITIATIQUE.

La persécution des maîtres soufis, leur exécution par la doxa religieuse, ainsi que la condamnation de leurs ouvrages ont fait que, les initiés au soufisme ont du vivre dans la totale marginalisation.

Leur espace d’expression fut limité à la Zaouia, lieu ésotérique où les disciples s’initient aux valeurs et symboles de ce nouveau mode. C’est la naissance de la poésie chantée « sama’ » et sa transmission de génération en génération qui permettra la continuité de la chaîne spirituelle où chaque école mystique développera son champ métaphorique et marquera les frontières de son univers verbal.

Du maître au disciple, la chaîne spirituelle s’est transmise par l’oralité prosaïque et poétique. Chaque disciple se devait d’apprendre les vers de son maître et de ceux qui ont précédé. Lorsque la poésie était chantée dans la Zaouia, elle servait de support à la mise en transe mais lorsqu’elle était reprise par les profanes, elle avait une toute autre fonction: entretenir une éthique dans la vie des membres de la communauté ( l’amour platonique, l’amour d’autrui, la modestie, la sincérité, la charité etc…).

C’est dans ce terroir que certains écrivains africains d’expression française sont nés et ont développé leur sensibilité esthétique.

Nous dirons tout de suite que la transition entre le discours sacré et le discoure littéraire s’est opérée grâce à cette oralité et en particulier à cette symbolique poétique chargée de toute la sémantique ésotérique.

Il faut comprendre que sur le plan de l’histoire, que toute l’oralité africaine avait un contenu théosophique, même s’agissant de l’organisation politique des tribus et des ethnies.

Par conséquent, il s’agit dans cette étude de comprendre comment cette oralité africaine a pu conditionner tous les écrits littéraires africains. Concernant notre genre, le récit initiatique, c’est à partir de la parole du maître que toutes les possibilités de l’écriture vont se concrétiser mais sur le terrain du conflit entre le « même » et « l’autre », entre la vision du monde d’un peuple enraciné dans sa culture ancestrale et celle de « l’autre » qui se voyait donner la mission de civilisateur (l’homme occidental).

Inévitablement, l’oralité africaine qui initialement avait pour seule fonction de transmettre un patrimoine culturel se devait maintenant d’initier l’homme africain à se réconcilier avec sa divinité. La mission est d’autant plus difficile car l’homme africain a trouvé un autre modèle: l’Occident. Sur le terrain du choix conflictuel, les littératures africaines témoignent de cette lutte du modèle et notre genre initiatique ne put en

EMERGENCE DE L’ORALITE INITIATIQUE.

Tout d’abord qu’entendons-nous par oralité initiatique?

C’est la parole du Maître qui remonte des profondeurs de son âme, c’est encore la parole des Maîtres du soufisme qui font part de leurs intuitions extatiques et les confient à leurs disciples, jaloux des secrets de la sagesse illuminative.

C’est ensuite la parole qui exorcise et qui dénoue cette angoisse existentielle en réconciliant l’homme avec sa divinité.

L’oralité initiatique est enfin la parole que les maîtres de l’Afrique ont enseignée durant des siècles afin de préserver le patrimoine de l’Humanité.

La fonction de la parole du Maître de la parole est, avons-nous dit, de réconcilier l’homme avec sa divinité tout en lui redonnant la parole puisqu’il se doit lui même être créateur de sa propre parole. Il est à considérer que l’univers référentiel de l’Afrique est avant tout celui du maître de la parole car les enseignements ne sortent ni du livre ni de l’école tels qu’on les conçoit dans le monde occidental. Amadou Ampâté Bâ nous dit que « lorsqu’un vieillard meurt en Afrique, c’est une bibliothèque qui brûle . »

Ces mêmes paroles sont devenues source de réflexion sur l’univers des hommes. Le narrateur du récit initiatique conçoit donc ces paroles comme le méta-texte d’où émergera le phénotexte. Seule une lecture qui arrive à décoder ce méta-texte pourra effectivement comprendre les référents du texte initiatique Concernant l’écriture de l’oralité initiatique, le « je » du discours de la théosophie devient authentique par la symbolique poétique, puisqu’il connaît les sentences de mort qui ont été exécutées à l’encontre de ses prédécesseurs. Sa parole doit être donc métaphorique voire allégorique. L’univers de la parole doit aussi être soutenu par un ésotérisme déroutant.

Dans cette oralité initiatique, le narrateur du récit initiatique va lui aussi masquer les vérités du Maître de la parole pour ne faire apparaître que l’aspect esthétique.

Nous définissons le verbe initiatique comme étant l’acte de parole par lequel le disciple accomplit son initiation. Il est tenu pour vrai et non contradictoire. Ne peut faire l’objet de spéculation ou de remise en cause. C’est le « Wird » par excellence (21). La parole devient souffle. Nous retrouvons là l’ouverture du récit de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque Ibn Thophail dit: « tu m’as demandé, frère généreux et sincère de t’insuffler « abûthû » ce que je pourrais des secrets de la sagesse illuminative. « H.I.Y.P.I

C’est, par conséquent, cette oralité poétique qui a libéré la littérature des mains de la doctrine puriste. L’écrivain, reprenant l’univers de la métaphore et l’allégorie rejoint les registres d’Ibn Thophail et manifeste son incapacité à décrire par les mots dénotés les images mentales qui rendent compte du parcours initiatique de son personnage: « quant à la condition dont nous avons parlé, elle est autre; mais elle est la même en ce sens que rien ne s’y révèle qui diffère de ce qui révélé, de celle-ci. Elle s’en distingue seulement par une plus grande clarté, et parce que l’intuition s’y produit avec une qualité que nous appelons force par pure métaphore, faute de trouver, soit dans la langue générale, soit dans la terminologie technique, des mots propres à rendre la qualité avec laquelle se produit cette sorte d’intuition »H.I.Y.P.4

C’est dans cette descente en enfer (l’enfer des mots)que le verbe du néophyte doit périr pour ne laisser que l’image métaphorique créée par la parole du maître de la parole. C’est l’unique relais initiatique contracté dans cette relation fiduciaire dont nous avions parlé dans notre première partie.

C’est dans cette descente en enfer (l’enfer des mots)que le verbe du néophyte doit périr pour ne laisser que l’image métaphorique créée par la parole du maître de la parole. C’est l’unique relais initiatique contracté dans cette relation fiduciaire dont nous avions parlé dans notre première partie.

Quant à cet univers métaphorique, nous énumérons à titre d’exemple les sèmes récurrents dans cette oralité poétique initiatique à partir de la poésie mystique du Maître soufi de la confrérie allaouite citée supra.

Pour notre part, nous confirmons que le récit initiatique et les tensions sémantiques qui provoquent la quête ne peuvent trouver leur explication dans les seules pratiques mystiques des sectes mais aussi dans la mystique même du langage car nous concevons en accord avec la pensée de Nietzsche que « ce qui a de mystique chez l’homme ce n’est pas sa pensée mais son langage ». De là, il nous sera plus facile de comprendre que la tension sémantique est une des fonctions ésotériques du langage. Lorsque le narrateur initié dit: « entendant son appel, je me suis rapproché de la demeure de Laïla », c’est un simple langage dans la subversion théologique.

Par conséquent, la parole générative a pour effet de sens de provoquer cette tension sémantique qui fera éclater le récit où s’enchâsseront des micro-univers. Chacun tend à rendre compte des différentes stations de contemplation du narrateur initié; leur interaction discursive manifeste sur le plan de la langue cette fonction de l’alchimie du verbe dont nous avions parlé supra.

L’UNITE DE L’EXISTENCE, LIEU DU DIRE FICTIONNEL.

Nous verrons avec l’analyse de nos corpus de vérification que le mythe éclaté de l’Unité de l’existence a engendré sur le plan de la littérature une implosion des valeurs unitives. Le méta-texte est l’unité de l’existence; le phénotexte est le dire fictionnel où tout sujet peut avoir un quelconque prédicat et où toute relation concevable (dans la narration est possible comme l’avait souligné CL. Strauss.)

Le mythe du moi sublime dans l’oralité initiatique a libéré l’initiative littéraire comme le romantisme a libérer la pensée classique.

Si le romantisme est à la littérature ce qu’est la révolution à la politique, le mythe du « moi sublime » est à la religion ce qu’est le panthéisme à l’église catholique. Ces considérations épistémologiques de la pensée littéraire doivent être prises en considération dans toute lecture d’un oeuvre initiatique à contenu théosophique.

Il est naïf de croire que le narrateur de Mohammed DIB ne sait pas d’où provient son dire, ni le but de sa narration.

Par conséquent, le mythème de l’appel (de la vérité ontologique) et la mystique de l’appel (de l’âme universelle) se conjuguent dans le récit initiatique dans un seul unité prédicative: « je suis la Nature » C.S.R.S. P.62 . Le narrateur initié explique cet état de conscience de cette unité dans le mythique et le mystique:

Si DIB matérialise sa pensée unitive dans ses oeuvres par le procédé des tensions sémantiques à la recherche d’un compromis dans la langue de l’autre, Kane lance un appel à une nouvelle religion, celle de l’unité de la pensée. L’échec de son appel s’accomplit par la mort suicidaire de son héros, par la main de l’esprit de son Maître, le fou.

Tout deux auront tenté leur aventure spirituelle dans la langue de « l’autre » dans le but de faire fonctionner cette nouvelle foi ontologique qui dépasse les conflits de paroisse. Leur réalisme intérieur, leur source doctrinale, leur autopsychégraphie se proposent de guider le lecteur dans la/les voies de l’initiation à la mystique du langage sans prétention aucune de se substituer aux grands maîtres de la mystique soufie musulmane, bien que leur lieu du dire prenne source dans la tradition théosophique reléguée par l’oralité initiatique du vingtième siècle.

L’anonymat de la littérature orale est remplacée par les possibilités offertes par l’écriture. L’autobiographie permet à l’auteur d’intervenir directement, de prendre le lecteur à témoin, de rétablir les anciens rapports privilégiés entre le conteur et son public; le maître de la parole et ses disciples en milieu traditionnel, elle procède d’un besoin de se donner en exemple et de conférer à l’expérience personnelle une perspective collective. Les possibilités de réécriture du récit initiatique en perpétuelle transformation sont dues au caractère dynamique de la tradition qui comme l’explique l’Encyclopédie universalis « ne se borne pas à la conservation ni à la transmission des acquis antérieurs, elle intègre au cours de l’histoire des existants nouveaux en les adaptant aux existants anciens. Sa nature n’est pas seulement pédagogique, ni purement idéologique; elle apparaît aussi comme dialectique et ontologique. Elle fait être de nouveau ce qui été; elle n’est pas limitée au faire savoir d’une culture car elle s’identifie à la vie même d’une communauté ».

C’est le type même de la tradition théosophique de l’islam. Prenant source dans la doctrine de l’unité de l’Existence et l’éternité du monde, sublimant le « moi », elle a fait être de nouveau ce qui a été tout en s’adaptant à la vie même d’une communauté. Ibn thophaïl aura tenté le récit authentique, son personnage-néophyte, Hayy Ibn Yaqdhân traversant toutes les épreuves de la connaissance subsiste à travers huit siècles pour resurgir dans la littérature africaine à travers les oeuvres de DIB et de KANE.

LE RECIT IMPOSSIBLE
L’étude de nos deux corpus de vérification, cours sur la rive sauvage de Mohammed DIB et l’Aventure Ambiguë de Hamidou Kane permettra de vérifier nos hypothèses sur cette polyphonie discursive sous-tendue par un hypers-discours à contenu théosophique profondément enraciné dans la culture mystique d’essence théocratique et soufie. Ses auteurs ont tenté par leur attitude narrative de s’intégrer dans la tradition du roman expérimental à portée initiatique tout en développant un contre-discours littéraire, celui de la négation de l’autre dans une sorte de stratégie discursive du 1/3 exclus. Le procédé de narration fera réussir ou échouer le projet d’écriture engagé aussi bien dans son intention éthique qu’esthétique.

Nous verrons cohabiter les registres de la fiction littéraire et ceux des vérités ontologiques où se confrontent les aspects de la Foi et ceux de la littérature. L’Ecriture ayant toujours tenté de substituer aux textes sacrés ses propres textes d’où le conflit entre la Foi et la raison; l’esprit et la matière, le réel et l’imaginaire.

C’est à travers ce cheminement de la pensée religieuse sans cesse rénovée par les possibilités de l’écriture que nos deux auteurs tentent leur propre aventure littéraire.

ECHEC D’UN ITINERAIRE. (Cas de Samba Diallo)

Il serait erroné de dire que la narration à la première personne suppose uniquement le « je » autobiographique car, c’est plus complexe que cela. L’autobiographie dans le récit initiatique est la convergence de trois instances du « je »: 1) l’instance de la théosophie. 2) l’instance de l’histoire. 3) l’instance de l’auteur.

C’est dans cet esprit de discernement et d’élévation que se poursuit la quête de tout initié au soufisme mais lorsque le support de l’expression de ces états d’âme est la littérature par l’écriture, les champs lexicaux subissent un écart sémantique puisqu’ils glissent vers l’univers métaphorique et/ou allégorique ( le cas de cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib est plus édifiant).

L’Africain a perdu la guerre contre les blancs; la défaite est totale; il s’agit maintenant de gagner la guerre des mots sur le champ de bataille qu’est la littérature. Tous les écrivains africains l’ont compris et notre genre initiatique est celui de la confrontation des idées ontologiques. Mais là aussi l’Aventure Ambiguë est le drame de l’échec évident (puisqu’il faut aussi écrire dans la langue de « l’autre »).

Conclusion

Au terme de notre travail, nous concluons que le récit initiatique a contenu théosophique se présente comme un genre littéraire en totale mutation, depuis son émergence avec l’épître d’Ibn Thophaïl Hayy Ibn Yaqdhân jusqu’aux nouvelles écritures. Tenter une expérience mystique par le biais de la littérature est une tâche non sans grande difficulté; Ibn Thophaïl lui-même avait avoué dans l’introduction de son épître que « la langue ne saurait le décrire, ni le discours en rendre compte; car il est d’un autre ordre et appartient à un autre monde. Le seul rapport que cet état ait au langage c’est que, par suite de joie, du contentement, de la volupté qu’il inspire, celui qui y est arrivé, qui est parvenu à l’un de ses degrés, ne peut se taire à son sujet et en cacher le secret: il est saisi d’une émotion, d’une ardeur, d’une exubérance et d’une allégresse qui le portent à communiquer le secret de cet état en gros et d’une façon indistincte.»(P.2)

Communiquer le secret de cet état en gros et d’une façon indistincte, tel fut le cas de Hamidou kane et Mohammed DIB. Le roman ne peut prendre en charge que la fonction esthétique du verbe, il ne peut rendre compte des secrets de l’âme (l’autopsychégraphie) et c’est pour cette cause que le récit demeure ambigu, il ne peut pas être à la fois terrestre et dans « l’au-delà » comme l’avait souligné Todorov.

Pour notre part nous avions tenté d’établir les correspondances entre ces deux registres: la foi et la fiction littéraire, mais nous ne prétendons pas avoir cerné totalement cette question de la littérature mystique et nous laissons le soin à d’autres chercheurs d’approfondir celle-ci surtout que le phénomène des sectes mystiques s’amplifie considérablement de nos jours.

ABOURA ABDELMADJID

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *