Un chercheur de dattes perdu au milieu d’un verger de dattes

Jeffrey ROTHSCHILD

Par Jeffrey ROTHSCHILD

Chaque personne qui vient dans la voie en attend quelque chose.
Le plus grand nombre désire des pouvoirs spirituels ou l’illumination, certains cherchent à échapper à eux-mêmes et aux pressions de la vie. Certains autres espèrent simplement être soulagés de leur solitude et de leur mal être ou tristesse et trouver un havre d’amour bonté. Ceux qui viennent à la voie veulent obtenir un certain nombre de choses qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Mais chacun de nous veut quelque chose.

Le fait est cependant que la voie implique qu’on ne désire rien sauf Dieu or justement personne ne vient avec le désir de Dieu; ainsi nous faisons tous le premier pas dans l’erreur.
Il y’a de cela plusieurs années, un homme vint trouver le Maître afin d’être initié. Il semblait sérieux extrêmement et sincère dans son intention de suivre la voie. Lorsque le Maître lui demanda pourquoi il était venu à lui, il expliqua que sa femme était mourante d’un cancer et qu’il avait entendu dire que les soufis avaient des pouvoirs de guérison spéciaux. Il espérait alors devenir soufi afin de pouvoir soigner sa femme qu’il aimait profondément. Le Maître fut très avenant et doux avec l’homme mais il ne l’initia pas. Après son départ, le Maître se tourna vers le derviche qui était assis à côté de lui en secouant la tête puis il dit tristement:ce n’est pas cela le soufisme.
Nous sommes tous pareils à cet homme. Nous ne venons pas à la voie avec le désir de Dieu, aussi nobles que soient nos motivations car désirer Dieu signifie absolument ne rien désirer .Il ne serait même pas correct de croire que vouloir Dieu c’est ne rien devenir ou être rien(comme je le croyais lorsque je suis entré dans la voie),car même cela, c’est vouloir devenir quelque chose. Et vouloir quelque chose signifie que l’on ne s’est pas totalement soumis à la volonté de Dieu quelque soit celle-ci même si elle consiste à rester telle que nous sommes.
Comme le Maître l’a dit une fois à un disciple qui exprimait son désir d’être guéri de son nafs (égo),’’ Ne crois-tu pas que cette purification est elle-même un désir du nafs? Contente-toi d’accomplir ton rappel(zekr) de Dieu’’
Les implications des vérités ci dessus exposées sont difficiles à accepter. Par exemple nous croyons tous que nous venons dans la voie avec l’intention de la suivre jusqu’au bout, mais en fait aucun de nous n’a la moindre intention de terminer la voie et d’atteindre Dieu quand nous nous engageons Malgré tout ce que nous affirmons. Ce que nous voulons ce n’est pas atteindre Dieu, mais plutôt obtenir ce que nous voulions lorsque nous sommes venus à la voie._ que ce soit des pouvoirs spirituels ,l’illumination, un soulagement, être aimé ou même être rien.
C’est une chose effrayante que de réaliser que l’on ne veut pas en réalité terminer la voie et atteindre Dieu. Je sais combien cela est effrayant parce que il m’a été accordé la bénédiction de comprendre cette vérité à l’égard de ma propre personne après seulement quelques mois sur la voie bien que cela me prit des années pour le comprendre et bien plus encore pour l’accepter.
Quelques mois après mon initiation j’eus l’opportunité d’aller en Iran pour vivre à la khanaqah de Téhéran. Evidemment je bondis sur l’occasion qui m’était offerte d’être avec le Maître. Je me sentais exceptionnel, ce qui était une énorme méprise:nul sur la voie n’est supérieur à un autre. Car tous sont Un et tout disciple qui se sent exceptionnel court au devant d’une rude désillusion.
Lorsque nous arrivâmes ce soir là à Téhéran il se faisait tard. Le Shaykh qui m’avait initié, son traducteur, et moi nous fûmes accueillis à l’aéroport par un homme âgé de petite allure. Il avait un pick-up cabossé qui semblait à peine moins âgé que lui même. Il n’y avait que deux places dans la cabine ,je montai donc à l’arrière du véhicule sur un tas de ferrailles et de planches de bois. A chaque bond (et il y en eut) ,je me cramponnais de plus en plus fort à la carrosserie du camion de peur que je sois éjecté de mon siège de fortune, m’en remettant surtout à Dieu.
Lorsque nous empruntâmes le chemin de terre qui menait à la khanaqah mes bras étaient douloureux, mes yeux fouettés par le vent me piquaient et j’avais un mal de tête atroce dû à mon inquiétude. Nous suivions une route en terre et tout ce que je pouvais distinguer dans l’obscurité, c’était un haut mur de pierres derrière lequel on pouvait deviner les contours d’un pâté de maisons. Sur les deux portes en face de moi, je vis les deux haches croisées symboles de l’ordre. Alors que les portes s‘ouvraient et que j’avançais vers l’entrée, je me surpris à regarder de luxuriants jardins autour de trois allées d’arbres, et des fontaines aux eaux bleuâtres. Je n’avais jamais rien vu de semblable. Dépassant les murs, il y avait de tous les côtés des murs de pierres qui s’élevait haut dans le ciel. Directement en face de moi sur le mur du fond se trouvait trois énormes arcades dont le haut se terminait par des mosaïques complexes aux motifs en carreaux bleus. C’était un spectacle à couper le souffler et j’eus une sensation de petitesse devant tant de beauté et d’harmonie.
Puisqu’il était très tard, le maître devait déjà s’être couché. Il y avait à notre arrivée une poignée de derviches dont trois américains qui résidaient également à la Khanaqah (bien que j’appris plus tard que deux d’entre eux, un couple marié venait de la khanaqah de Shiraz pour une visité). Après m’avoir fait visiter les lieux, le couple se retira pour aller se coucher et l’autre américain et moi portâmes dehors un lit en bois pour que je puisse y dormir. Juste à côté d’une des chatoyantes fontaines bleues.
Même si plus tard je pris l’habitude de dormir sur le sol en pierres de la salle de thé où nous vivions, ce soir là l’américain à dû penser que ce serait trop dur pour moi. Le choc culturel est — et je l’appris vite — quelque chose que j’allais expérimenter à plusieurs reprises plus que tout autre chose dans les mois à venir.
Le matin je me réveillai au son du chant des oiseaux qu’entrecoupait le bruit des chasseurs de la flotte aérienne du Shah. Tout cela me semblait si bizarre que je me sentis déboussolé, je voulais désespérément sauter dans le premier avion pour l’Amérique. Alors que j’étais couché rêvant éveillé de me retrouver chez moi, j’entendis la voix d’un derviche persan que j’avais brièvement rencontré la veille. Cela me prit un moment pour réaliser qu’il s’adressait à moi.’’ Allez lève toi. Nous devons enlever ce lit. Le Maître est dans le salon de thé et je ne voudrais pas qu’il voit ce lit s’il vient dehors.’’
Je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle le Maître ne devait pas voir le lit, et j’étais un peu froissé à l’idée d’être réveillé si brusquement car je n’y étais guère habitué. Cependant ne sachant pas trop à quoi m’en tenir je suivis passivement la suggestion du derviche même si je le fis avec la mine renfrognée. Le chemin le plus court pour aller à l’endroit où ranger le lit passait devant les portes entrouvertes du salon de thé. Je me mis donc tout naturellement à aller dans cette direction avec le lit, mais mon compagnon le tira brusquement sur la droite loin de la salle de thé vers l’autre côté de la Khanaqah. Je crus un instant qu’il avait perdu la raison. ’’Où vas tu? le magasin ne se trouve t’il pas dans cette direction? lui demandai-je en indiquant l’entrée du salon de thé. Il approuva de la tête. ’’Oui c’est exact; mais je ne veux pas y passer avec le lit, je ne voudrais pas que le Maître nous voie’’
Là, je commençais vraiment à être agacé. Je le fixai et je lui parlai avec une bonne dose de dédain dans la voix. ’’Et pourquoi pas…si je puis me permettre de demander? y’a t-il un mal à dormir sur un lit?’’
Il haussa les épaules ’’c’est à toi de décider .Nul n’a à te dire ici ce que tu dois ou ne pas faire. Je veux juste marquer mon respect pour le Maître en ne le dérageant pas .’’Il s’arrêta un moment puis dit ’’En outre, il est mieux d’être invisible ici autant que possible. Je ne souhaite pas attirer l’attention sur ma personne’’
C’était en fait un excellent conseil comme j’allais m’en rendre compte plus tard, mais sur le champ j’étais trop troublé pour le comprendre. Je me revois en train de penser combien je trouvais que tout ceci était hypocrite ’’j’existe toujours, je suis là.’’ me dis je. Alors pourquoi devrais-je essayer de me comporter humblement alors que ce n’était pas du tout ce que je ressentais. Et d’ailleurs pourquoi devrais-je avoir du respect pour quelqu’un que je n’avais jamais rencontré? j’ai toujours été de ceux qui défient l’autorité plutôt que d’être soumis. J’accorde mon respect aux autres en fonction de ce qu’ils sont ( la personnalité) et non de ce qu’ils ont (le titre, la fonction). Néanmoins je m’abstins de dire quoi que ce soit et, je suivis le derviche en portant le lit tout le long de l’autre côté de la khanaqah afin de ne pas être vu par le Maître. A mon retour cependant je pris soin de passer bien en face du salon de thé. J’essayai même de jeter un regard furtif à l’intérieur mais je ne vis rien de plus qu’une grande silhouette assise sur un tapis en peau de mouton derrière un petit bureau. En face de la silhouette, était assis le Shaikh qui m’avait initié, la tête baissée contre sa poitrine.
Quelques minutes plus tard j’entendis appeler mon nom. Après un profond soupir, je m’avançai à pas audacieux vers le salon de thé. J’étais résolu à ne pas me laisser intimider Cependant, à l’entrée de la pièce quelque chose me poussa à m’arrêter et à baisser la tête. J’entendis une voix à l’intonation profonde qui faisait écho dans ma poitrine me dire:’’Asseyez vous.’
Le Maître m’indiqua du doigt un coussin posé à même le sol à sa droite. Je m’assis là où il avait indiqué. Après quelques minutes je devins si nerveux que je lui lancai un regard à la dérobée. Il était plus jeune que je l’imaginais et avais un visage à la fois d’une sévérité effrayante et d’une bonté indescriptible. Ses cheveux noirs parsemés de mèches grises étaient coiffés vers l’arrière laissant voir son front. Il écrivait quelque chose sur un bout de papier derrière son petit bureau tout en m’ignorant complètement.
Alors que le silence devenait long, je commençai à m’énerver encore. J’étais (quand même) venu ici après avoir traversé la moitié de la terre juste pour le voir en abandonnant mon premier véritable boulot d’écrivain, mon appartement confortable, tous mes livres, ma petite amie, mon vrai pays, et lui était assis là le plus simplement du monde à ignorer ma présence; comme si j’étais juste venu du bout de la rue voisine pour lui rendre visite. Irrité à vif, inexpérimenté et ignorant je me sentis blessé, ce qui augmentait encore plus ma colère. Finalement, après ce qui me parut durer des heures, il posa son stylo et me regarda au-dessus de ses lunettes de lecture.
‘’ Alors, pourquoi êtes vous ici?’’.
Pensant qu’il me posait une question sérieuse sur la façon dont j’étais parvenu à la voie je commençai en guise de réponse une longue tirade décrivant tous les détails qui selon moi m’avaient conduit à la Khanaqah de New York. Cependant après mes premières phrases, il secoua la tête impatiemment et m’interrompit.
‘’Alors, pourquoi êtes vous ici?’’
Je crus alors qu’il voulait savoir ce qui m’avait décidé à venir à Téhéran. Je me mis alors à lui expliquer ce que le Shaikh m’avait dit à propos de mon incapacité (due à ma paresse) à obtenir mon doctorat et la possibilité de venir à Téhéran pour le réussir. Il balaya mes propos du revers de la main.
‘’Alors, pourquoi êtes vous ici?’’
Frustré, ma colère et mon irritation ne cessant d’augmenter, je n’arrivais plus à me contenir. ’’je ne sais pas pourquoi je suis ici’’ laissai je tomber avec amertume. Il approuva alors de la tête avec un regard de satisfaction.
’’Bien, c’est la bonne réponse. Tu ne sais pas .’’
‘’Dites-moi alors pourquoi je suis ici?’’
En fait ce n’était pas vraiment une question, mais un défi que je lui lançais en raison de mon état négatif. Le Maître s’arrêta et me fixa avant de répondre.
’’Je ne le sais pas non plus. Vous ne le savez pas et moi je ne le sais pas. Seul Dieu sait’’
Soudain, il se leva de la peau de mouton sur laquelle il était assis et repoussa sa petite table de travail. Je n’arrivais pas à croire qu’il était sur le point de s’en aller après m’avoir parlé à peine cinq minutes. C’était tout ce dont j’étais digne après tous les sacrifices que j’avais consenti a faire en venant à Téhéran. J’étais trop stupide pour me rendre compte de la grâce que représentait le simple fait qu’on m’ait permis de venir ainsi que le cadeau que me faisait le Maître en m’ignorant. Je ne réalisais pas de même combien mes pseudo sacrifices étaient mesquins; car en fait je n’avais aucune idée de ce qu’était un sacrifice.
Juste avant de quitter la pièce, le Maître s’arrêta et se tourna vers moi.
’’Ecoutes bien. Ton esprit est ton maître; tu n’es pas le maître de ton esprit. Avant tout tu dois apprendre à être le capitaine de ton propre bateau. Après on verra.’’
Avant que je puisse placer le moindre mot, il disparut derrière la porte.
Je restai là abasourdi. Je savais qu’il avait raison même si je ne m’en étais pas rendu compte auparavant. Mon esprit avait toujours été ma force mais c’était également ma grande faiblesse. La plupart du temps, mes perturbations et mes problèmes étaient dus à mon esprit et au contrôle qu’il exerçait sur moi. J’étais honteux et je m’en voulais pour la façon dont je m’étais exprimé face au Maître.
Tout en larmes, je sortis précipitamment de la pièce en quête d’un endroit où me cacher avec mon humiliation, ignorant que à la khanaqah il n’y a aucun endroit où se cacher. Je finis par m’asseoir à terre dans un coin de la cour où se trouvait encore les ruines de la fondation de l’ancienne khanaqah de Téhéran. A présent, le soleil était haut dans le ciel répandant sa chaleur brûlante partout. Mon visage était couvert de larmes et de sueur. Je savais que toute personne qui regarderait dans la cour depuis un des bâtiments alentours me verrait mais je m’en moquait.
Soudain, je vis la femme américaine qui venait de Shiraz arriver vers moi. Enfin me dis je quelqu’un qui pourrait me comprendre et me réconforter. J’essayai de réprimer mes pleurs tout en m’assurant qu’elle puisse voir mes larmes. Je sanglotais encore lorsqu’elle arriva à ma hauteur et s’arrêta au-dessus de moi. Je sentais son regard posé sur moi et je la scrutais à travers l’éclat du soleil. Elle me sourit gentiment et me parla d’une voix mélodieuse. ‘’Tu sais, tu ne devrais pas rester assis ainsi au soleil .L’Iran n’est pas comme l’Amérique, tu peux avoir des coups de soleil. Au moins met un foulard sur ta tête si tu veux rester là.’’.
Sur ces paroles elle retourna à la cuisine où elle était en train de travailler. Aucun mot de sympathie, aucune indulgence pour mon comportement stupide. Juste une suggestion pratique si je voulais rester là assis à me conduire comme un idiot. J’étais froissé. Autrefois, j’avais toujours réussi à attirer la sympathie des femmes, mais même cela ,je n’en étais plus capable apparemment.
Complètement secoué, j’essayai tant bien que mal de me ressaisir et de m’abriter du soleil. Je ne voulais pas ajouter un coup de soleil à mes autres soucis. Après avoir marché à travers la cour à l’ombre des arbres, j’aperçus le mari de la femme américaine assis sur les escaliers en béton du salon de thé. Il était occupé à écrire dans un carnet de notes. Je m’arrêtai devant lui la tête baissée et attendit qu’il leva les yeux. Après un moment il s’arrêta enfin d’écrire et parut remarquer ma présence.
’’Oui?’’
Je ne savais pas par où commencer ce que je voulais dire. Je crois que je voulais juste qu’on me dise que les choses rentreraient dans l’ordre, juste entendre un mot de sympathie. ’’Je voudrais vous poser une question’’ murmurai-je.
’’Pardon?’’
’’je voudrais juste vous poser une ques…non laissez tomber. Je ne devrais pas la poser’’.
J’aurais voulu qu’il me dise,’’ok, allez y vous pouvez me parler. Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez’’. J’aurais voulu qu’il me dise combien c’était dur d’être là, qu’il me rassure. Au lieu de tout ceci il répondit par un seul mot à ma suggestion de laisser tomber ma question:’’Bien’’ et il se remit à écrire.
Ce n’était pas juste. Personne ne jouait mon jeu dans cet endroit. Personne ne suivait les règles habituelles. Je m’aperçus alors petit à petit que toutes mes larmes et mon apitoiement sur mon sort ne me seraient d’aucune utilité. Je retournai alors au salon de thé, m’assis dans un coin et fis mon rappel (de Dieu).
Je me trompais lourdement en croyant qu’avec le temps, la vie à la khanaqah serait plus supportable ou facile. Tant qu’on reste soi même, la vie à la khanaqah notamment avec le Maître reste pénible. Et pour avoir un ego ,j’en avais un! Chaque jour était semblable au précédent. Il n’y avait aucune occupations ‘’extérieures’’, aucune distraction. Je me levais à l’aube , habituellement au son de l’appel à la prière provenant d’une mosquée voisine. Après mes prières, je prenais mon petit déjeuner composé d’un pain plat, d’un fromage lourd (que je digérais à peine) et de thé. Après le petit déjeuner, il n’y avait pas grand chose à faire.
La plupart des derviches travaillaient pour gagner leur vie. Seuls quelques-uns uns étaient présents à la khanaqah durant la journée et ils parlaient rarement l’anglais. Les seules choses que je pouvais faire étaient de lire un des rares bouquins que j’avais amené avec moi, écrire dans mon journal, dormir ou méditer. Les jours de réunion il m’arrivait de balayer les escaliers et les allées pavées de pierres de la khanaqah ou de nettoyer les deux toilettes à l’usage des derviches.
Parfois en fin d’après midi, j’étais autorisé à arroser les plantes et les fleurs qui ornaient la cour de la khanaqah. Une ou deux fois par semaine je me rendais au seul endroit où je pouvais aller tout seul (les bains publics). Je me rasais la barbe et je me lavais les cheveux chose impossible à faire sous les robinets d’eau froide situés en plein air à la khanaqah.
Après quelques semaines passées à ce rythme le Maître me demanda un jour si je voulais aller suivre les cours de l’académie de langues pour apprendre le persan en prévision de mon entrée à l’université. Je n’ai jamais été bon en langues étrangères et l’idée d’apprendre l’alphabet arabe m’intimida mais au point où j’en étais ,j’aurais pu accepter n’importe quoi pour avoir la possibilité de sortir de la khanaqah quelques heures par jour.
Le Maître demanda à un derviche de m’accompagner à l’école des langues puisque j’étais incapable de retrouver mon chemin dans la ville de Téhéran. Nous y allâmes le lendemain. Le seul problème était que nous étions au mois de Ramadan en pleine période de jeûne. Mon compagnon refusa de prendre le taxi bien que cela était absolument nécessaire car il considérait cela comme une facilité et donc un gaspillage d’argent. En lieu et place, nous étions tenus de marcher ou à défaut de prendre le bus qui coûtait à peine l’équivalent d’un penny.
Trouver l’académie nous prit deux heures en partie à cause des arrêts incessants du bus et d’autre part en raison de nos égarements. Nous avions passé l’une de ces deux heures à marcher dans les rue venteuses des banlieues de Téhéran sous l’ardent soleil de l’après midi. Cela faisait plus de huit heures que je n’avais absorbé aucune nourriture ni boisson et je désirais désespérément un coca, un cheeseburger avec des frites, un dessert à la glace et aux fruits ainsi qu’une confiserie chaude. J’aurais tout donné pour un verre d’eau.
Après mon inscription pour suivre les cours de mon niveau, nous retournâmes à la khanaqah. En route, j’essayai avec beaucoup de difficultés de convaincre le derviche qui m’accompagnait de nous arrêter dans un magasin de livres en anglais devant lequel nous étions passés en allant à l’école des langues. Les livres avaient occupé la plus grande partie de ma vie avant mon initiation et les laisser derrière moi a été la chose la plus difficile après mon départ pour l’Iran. L’idée de passer une heure dans une librairie était paradisiaque pour moi. Qu‘importe ce que cela pourrait avoir comme conséquence à notre retour à la khanaqah. Je ne voulais même pas y penser.
Aussi difficile qu’ait pu être la vie à la khanaqah pour moi, il y avait aussi des avantages dont le plus important était la présence du Maître. Chaque jour nous sortions un grand lit en bois et le placions dans le jardin où le Maître s’installait pour recevoir les gens dont la plupart venaient solliciter ses faveurs, un conseil ou sa bénédiction pour ceci ou cela.
Les jours de réunion, lorsque la khanaqah était remplie de derviches, il était trop pris pour s’occuper de moi. Mais quand les choses étaient plus calmes il me faisait souvent appeler pour savoir comment j’allais…
Une nuit, alors que j’étais assis à côté de lui, le portier vint annoncer un jeune américain qui voulait lui parler. Le Maître donna son accord et on introduisit le visiteur.
Il se trouva que l’homme parlait couramment le persan et l’arabe et connaissait par cœur une bonne partie du Coran. Il avait voyagé toute une année dans le Moyen orient en quête d’un ordre pour être initié et avait rencontré quatre ou trois shaykh d’ordres différents qui lui avaient tous refusé l’initiation
En observant l’échange de l’homme avec le Maître, j’eus l’impression qu’il était sincère dans sa quête et n’était pas un chercheur curieux ou un simple dilettante. Mais il y avait quelque chose d’étrange dans toute la conversation. Voici un homme qui avait cherché pendant des mois à entrer dans la voie et qui se trouvait en présence d’un maître de la voie mais, à aucun moment il ne lui exprima son désir d’être initié par lui. Au contraire, la seule chose qui semblait le préoccuper c’était d’exprimer sa sincérité et toute la souffrance qu’il avait vécu lors de ses tentatives d’entrer dans la voie.
Il me vint à l’esprit qu’il était comme quelqu’un qui était obsédé par l’envie de manger des dattes et qui finalement avait réussi à trouver un oasis de dattiers. Tout ce qui l’entourait était fait de dattes ou consacré à la culture des dattes: les arbres étaient couverts de dattes, des plateaux chargés de dattes l’entouraient et le propriétaire des dattiers était assis là en face de lui et pourtant tout ce qui l’intéressait était d’exprimer son désir fou de manger des dattes.
Après un moment, l’homme demanda au maître s’il pouvait faire quelque chose pour l’aider à trouver un Maître. En guise de réponse le Maître m’adressa un sourire espiègle. Il prit alors un bout de papier sur lequel il marqua un verset coranique en demandant au monsieur de le réciter quotidiennement une centaine de fois avant de se mettre au lit. Si telle est la volonté de Dieu lui dit le Maître, il finira par trouver un maître. L’homme remercia infiniment le Maître et se leva pour partir. A ce moment le Maître lui fit signe de s’arrêter et lui dit que s’il ne trouvait personne pour se faire initier, il pourrait toujours revenir pour se faire initier dans notre ordre. ’’J’accepterai tous ceux qui ont été rejetés par quelqu’un d’autre’’ ajouta t-il avec un sourire. Mais le monsieur ne revint jamais.
A l’époque j’étais désolé pour cet homme. J’eus également un sentiment de supériorité car je pensais que j’étais différent de lui. N’avais-je pas trouvé mon chemin vers la voie alors qu’il était encore en train de patauger.? J’appris très vite combien j’avais tort et combien j’étais semblable à cet homme. Nous pouvons croire que c’est nous qui choisissons de venir dans la voie mais en réalité c’est Dieu et Lui seul qui nous guide vers la Voie ou qui nous en éloigne et ce, malgré tous nos raisonnements et nos désirs.
Cela arriva un jour comme tous les autres à la Khanaqah. J’étais assis dans la salle de thé essayant de faire mon rappel (zekr). La seule personne présente avec moi était M.Kobari, un ancien derviche qui s’occupait de toutes les affaires de la khanaqah. Un travail à faire perdre la raison…(Pour donner une idée de l’ampleur de son travail, après la mort de M Kobari, il faudra cinq personnes pour accomplir le travail qu’il effectuait tout seul pendant des décennies)
M.Kobari était un homme extraordinaire au vrai sens du terme. C’était un Majnun, un attiré si brûlant d’amour pour le Maître et pour Dieu qu’il était dispensé de suivre la voie suivant le procédé ordinaire. Fait extrêmement rare à chaque ère mais surtout quasiment inexistant à notre époque fait de matérialisme, d’avidité et d’égoïsme. En tant que tel, il est difficile de le décrire avec des mots. Malgré cela ou peut être à cause de cela, on raconte plus d’histoires sur lui qu’à propos de n’importe quel autre derviche. Chacune des personnes ayant connu M. Kobari a une anecdote à rapporter à son sujet.
Alors que j’étais assis en face de M. Kobari ce jour là, je me demandais ce que ce serait d’être comme lui — être un amant aussi sincère — ne serait-ce qu’un instant. Je savais que ce serait une grande chance pour moi d’avoir une part infiniment petite de sa dévotion malgré tout le temps que j’avais passé sur la voie.
Après un petit moment, j’entendis la voix du Maître à l’extérieur de la pièce. Je levai les yeux juste au moment où il entrait dans la pièce. M Kobari continuait à travailler apparemment inconscient du monde extérieur. Le Maître lui dit quelque chose. Il murmura une réponse et retourna à son travail. Un instant après le Maître dit quelque chose d’autre et avec un grognement d’exaspération M Kobari posa son stylo souleva le dessus de son petit bureau et tendit un trousseau de clés au Maître. Prenant les clés, le Maître sourit et alla ouvrir une armoire de laquelle il retira un classeur avec des papiers et revint s’asseoir près de M. Kobari. Les deux hommes assis côte à côte ignoraient complètement ma présence. Ils avaient l’air de partager un lien profond comme s’ils n’étaient plus des êtres séparés mais une entité unique. Je fermai les yeux et recommençai à faire mon rappel.
Je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé car le temps n’avait plus d’importance pour moi à ce moment là. Même d’écrire avec des mots ce qui s’est ensuite passé est difficile vu que les mots sont du royaume de l’esprit alors que ce qui allait arriver appartient au royaume du cœur qui est le silence.
Le premier jour à la khanaqah, lorsque j’étais assis dans la salle de thé après ma débâcle avec le Maître, j’ai fait le vœu de progresser suffisamment en Iran afin de retourner en Amérique en tant que chercheur avancé sur la Voie. Qui sait peut être serais -je le premier américain à recevoir la permission d’initier les autres. C’est avec de telles pensées que je me flattais. A présent j’étais assis dans la pièce aux pieds du Maître et d’un vrai disciple. Je sentis mon être emporté et mes chimères entraînées dans un gouffre que je ne comprenais pas mais qu’on ne pouvait qu’accepter et expérimenter. C’était comme si j’étais suspendu à une corde au dessus d’un grand vide et la seule chose que j’avais à faire était de lâcher prise, de me laisser aller pour être englouti par ce vide et perdre mon moi. Je n’avais même pas à faire quoi que ce soit; je devais seulement me laisser aller et je savais au fond de moi que je cesserai alors d’exister. ’’je’’ serais alors rien; il n’y aurait plus de voie.
Aussi ridicule que cela puisse paraître avec du recul, au même moment je savais aussi que je ne désirerais plus de cheeseburger ou mes chers livres ou que je n’appellerai plus un vieil ami pour discuter, que je n’aurai plus besoin de voir ma famille ou d’aller avec une femme. Je ne voudrais plus rien. Tout ce que j’avais connu ou désiré serait désormais insignifiant.
Je regardai dans l’abîme, dans ce néant et je sus ce qu’il signifiait mais je ne pouvais pas me laisser aller. Et à ce moment je me rendis compte que achever la voie ne m’intéressait pas, que tous mes fantasmes sur la perte ou l’effacement totale de soi n’étaient que chimères et rêves en état d’éveil. On m’avait offert l’occasion en un clin d’œil de parcourir la voie et j’étais incapable de la saisir. Je ne pouvais pas tout simplement renoncer à ma personne. Je ne pouvais pas lâcher prise et me laisser aller.
Bien que je me sois apitoyé sur le sort du monsieur qui était venu voir le Maître, je ne faisais en fait que me tromper moi même en croyant que j’étais supérieur à lui. Moi aussi je n’étais rien d’autre qu’un chercheur de dattes perdu au milieu des dattiers. Malgré le fait que son but était là en face de lui, il ne pouvait pas ou ne voulait pas le voir. Et il en est de même pour vous. Mais nous ne pouvons pas l’accepter. Tout comme ce pauvre chercheur dans l’erreur ; nous fuyons le but mais nous n’avançons pas vers lui parce que nous ne pouvons pas supporter l’idée d’avoir à abandonner nos divers liens et désirs. Nous nous cramponnons à ces derniers et quelle que soit la raison pour laquelle nous sommes venus à la voie, ce n’est en tous cas pas pour atteindre Dieu. Pareils à des enfants qui font de leurs vêtements des montures pour jouer, nous sommes montés sur nos chevaux de vêtements et croyons que nous allons au champ de bataille. Mais à la moindre alerte, au moindre signe véritable du combat nous cachons nos visages avec ces vêtements et nous fuyons.
Quelques semaines après avoir constaté mon incapacité à renoncer à ma personne, mon manque total de toute intention d’achever la voie et d’atteindre Dieu, le Maître prononça un discours au cours d’une cérémonie spéciale qui eut lieu un jour de réunion. Voici les dernières phrases de ce discours. ’’Les gens viennent à la khanaqah en prétendant chercher Dieu. Mais en réalité ils désirent des choses qui ne sont pas Dieu. Ils disent,’’S’il vous plaît priez Dieu pour moi à propos de ceci’’ ou ‘’Demandez à Dieu de nous pardonner cela’’ ou encore ‘’S’il vous plaît faites ceci ou cela pour moi’’ — toutes choses qui n’ont rien à voir avec Dieu. En agissant ainsi, ils oublient ’’d’écouter avec le cœur’’ raison pour laquelle ils sont censés se trouver ici. ‘’ A ce niveau le Maître fit une pause et regarda l’ensemble des derviches présents. Puis il poursuivit. ‘’L’essence du soufisme est le taslim, la soumission à Dieu. Ainsi, vous devez vous soumettre totalement à la volonté de Dieu pour ceci ou cela, pour tout. Autrement vous n’êtes véritablement pas du tout derviche’’
Depuis ce jour, je ne suis pas encore parvenu à me considérer comme étant un derviche.


Ô toi qui durant toute une vie
a désiré l’union avec Lui
Pourquoi n’es tu pas allé au delà de tous les désirs
pour l’amour de ce désir?
– Maghrebi

Article extrait du magazine “SUFI”, n°7, automne 1990

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