A sa merci

Jeffrey Rothschild

Par Jeffrey Rothschild

Quoiqu’il arrive dans la voie, bon ou mauvais, cela est pour le mieux
– Hafez

On dit souvent qu’il n’y a pas d’erreur dans la voie. Quoiqu’il arrive est supposé arrivé, c’est la volonté divine:

“se soumet à Lui, bon gré, mal gré, tout ce qui existe dans les cieux et sur la terre…”
Coran, (3:83)

“Que vous cachiez ce qui est dans vos poitrines ou bien vous le divulguiez, Allah le sait. Il connaît tout ce qui est dans les cieux et sur la terre. Et Allah est Omnipotent.”
Coran (3:29)

J’accepte, qu’à un niveau élevé, cela est probablement vrai. Mais une vérité beaucoup plus accessible pour le commun des mortels est que nous faisons constamment des erreurs. Mais la plus part du temps nous reconnaissons ces erreurs longtemps après qu’elles aient été commises, alors qu’il n’y a plus danger que cela nous blesse. Cependant, avec un peu de chance, ces erreurs nous sont immédiatement montrées avec tellement d’évidence que, malgré nos tentatives d’explication ou de rationalisation, nous ne pouvons pas les nier.

Ces dernières années, le maître a célébré annuellement en Angleterre (la ou il réside) de gigantesques Dig-djoush. (Avec plus de 300 personnes réunis, provenant de tous les continents, excepté l’antarctique, on peut réellement utiliser l’adjectif gigantesque!). J’avais auparavant assisté à des Dig-djoush de plus grande envergure, cependant aucun n’avait été aussi complet et varié, comprenant des derviches Nématollahi en provenance, pour n’en citer qu’une partie, d’Iran, d’Angleterre, d’Amérique, d’Afrique, d’Europe, de Russie, d’Australie et d’Amérique du Sud.
La cérémonie du Dig-djoush, dont l’on peut trouver trace il y a plusieurs centaines d’années, est une tradition des plus belles lorsqu’elle est effectuée dans les règles de l’art : des dizaines, et des dizaines de derviches assis cote à cote, partageant le repas traditionnel, concentrés uniquement sur Dieu, oubliant les deux mondes. Comme l’a expliqué le Dr. Nurbakhsh, de la même façon qu’Abraham a sacrifié un mouton à la place d’Ismaël, le soufi sacrifie lors de la cérémonie du Dig-djoush un mouton à sa place, en accord avec la tradition de pauvreté spirituelle (faqir).
Bien entendu, en pratique la cérémonie se passe rarement comme elle avait été prévu, particulièrement en occident… Et pour être franc avec vous, cette année (2002), la cérémonie a été loin d’être parfaite, du moins du point de vue de la multiplicité. Par exemple, la traduction du discours improvisé par le maître au début du Dig-djoush s’est très vite transformée en un jeu du téléphone “arabe” extrêmement confus (la traduction du discours prononcé en persan traduite pour leurs disciples respectifs d’abord par un cheikh parlant anglais, puis par un autre cheikh parlant français, puis un autre parlant russe), au point que le maître en fit une plaisanterie.
Malgré cela, et d’autres petits “ennuis”, ce Dig-djoush fut en fin de compte l’un des plus réussis depuis de nombreuses années. Comme l’a ensuite dit le maître à l’un des principaux traducteurs, “on a fait un grand show”. Etant donné l’état dans lequel se trouve le soufisme à l’heure actuelle, la réponse du maître est le mieux que l’on pouvait espérer.
Mais alors, me diriez vous, quel rapport à tout cela avec les erreurs que l’on commet dans la voie, erreurs tellement grossières que l’on ne peut pas les ignorer ? De façon directe, rien du tout. C’est en fait ce qui c’est passé après, dans l’avion me ramenant aux Etats-Unis, qui m’a fait réaliser à quel point était éphémère la sensation d’unité que j’avais éprouvée lors du Dig-djush, combien superficielle et brève était cette conscience de l’unicité, combien inévitable étaient les erreurs dans la voie, et combien puissant était le contrôle exercé par l’ego.
Voici, sans fioriture, ce qui s’est passé. Dans le vol de retour, je me suis retrouvé assis, comme par hasard, devant un homme de forte corpulence, à la chevelure dégarnit, d’une soixantaine d’années, et qui a commencé, sans que je ne le provoque de quelque manière que ce soit, à se comporter de façon extrêmement irritante, poussant le plateau, puis ses genoux contre mon siège, m’empêchant ainsi de lire, de me reposer ou de dormir. Bien sur, je pourrais vous donner toutes sortes d’excuses pour justifier la façon dont j’ai par la suite réagi, en vous expliquant toutes les difficultés, les souffrances, et les passages difficiles que j’avais traversé ces dernières années. De plus, pour autant que je sache, la personne assise derrière moi aurait put être la plus cruelle, la plus insensible, Satan en personne. Malgré tout cela, la façon dont je réagis fut, même pour un derviche récemment initié, tout bonnement inacceptable, et même en complète opposition avec ce que le comportement d’un soufi devrait être.
Lors de la cérémonie du Dig-djoush, au moins une histoire fut clairement transmise par le maître aux disciples, et ce quelle que soit leur langue maternelle, Perse, Anglais, Français, Russe, Espagnol, Turque, etc. Cette histoire, la voici:
Alors que Bayazid se promenait dans la rue, entouré de ses disciples, il rencontra un joueur de Setar, ivre, qui croyant qu’il avait à faire avec un Mullah condamnant ses mœurs, frappa Bayazid avec sa Setar, la brisant du même coup. Immédiatement les disciples voulurent donner une correction à ce jeune homme qui avait osé frapper leur maître, mais Bayazid, d’un regard sévère, les en empêcha. De retour chez lui, Bayazid appela son disciple dans lequel il avait le plus confiance, et lui demanda de prendre l’argent nécessaire dans la trésorerie pour acheter une nouvelle Setar au jeune homme. Puis il écrit une note expliquant qu’il espérait ainsi que cette nouvelle Setar effacera la douleur qui lui avait infligé la perte de son instrument.
Je ne sais si la version donnée par le maître ce jour la termine de la même manière que la version d’Attar ou le jeune homme, face à l’acte de grande bonté de Bayazid, se repent de son acte pour finalement devenir derviche: le Dig-djoush était à ce moment devenu bien trop intense, et mon esprit n’était plus en état de réfléchir. Mais peu importe la fin de l’histoire, cela n’est pas le sujet de cet article. L’important est la façon dont j’ai répondu à l’homme dans l’avion. Après qu’il ait ignoré ma requête poliment faite d’arrêter, j’ai commencé par l’insulter à tout va, puis réalisant que cela n’avait pas d’effet, j’ai ensuite commencé par incliner mon siège aussi loin que possible, à plusieurs reprise, ce qui bien sur n’eut pour effet que d’intensifier sa contre-réaction…
Finalement, soudainement libéré, par la grâce de Dieu de mon égocentrisme, et par un sursaut temporaire d’humanité, je réalisa l’idiotie, la petitesse, et la cruauté de la situation, et je me déplaça simplement sur le siège libre d’à coté oui, j’ai bien dit le siège d’à coté. Je sais, je sais, j’aurai pu faire ça dès le début et éviter cet incident….), résolvant le conflit en un éclair de temps puisque l’homme était à coté d’une inconnue – une pauvre jeune femme qui n’avait rien à faire avec cet histoire et qui avait du supporter notre confrontation – et il ne pouvait donc pas se déplacer.
Hélas, même après cela, je ressentais toujours de la rancune et du ressentiment, prenant bien soin de laisser le siège incliné au maximum avant de le quitter. Allant jusqu’à m’assurer tout au long du voyage que le siège restait bien incliné, jusqu’au moment de l’atterrissage ou l’hôtesse de l’air m’ordonna de le redresser (et même la j’insistai qu’il n’était pas la peine de le redresser puisque personne n’y était assis). Pendant toute la durée de cet incident, pas un seul moment il ne m’est venu à l’esprit de mettre en rapport ce qui m’arrivait et l’histoire que le maître avait racontée sur Bayazid. Comment une vie aussi insignifiante et ordinaire que la mienne (et les gens tout aussi insignifiants et ordinaires qui la composait) pouvait elle se comparer à l’auguste Bayazid ? Je perdais ainsi l’occasion de tirer parti de l’histoire racontée par le maître, non pas sur un plan intellectuel, pas même sur le plan de la connaissance, mais sur le plan de l’expérience, une expérience profonde qui aurait pu me transformer de la tête aux pieds. J’ai raté l’occasion de voir que Bayazid, non seulement n’avait pas été offensé par l’agressivité et la négativité du jeune homme, mais de plus fit en sorte d’apaiser la souffrance du jeune homme et d’améliorer la situation. Ce qui est exactement ce que j’aurai put faire dans l’avion, depuis le tout début de l’incident. Qui sait ? J’aurai peut être même put recevoir la grâce divine et devenir l’outil par lequel Dieu aurait accordé sa grâce à cet homme.
Et finalement, je n’ai peut-être rien perdu du tout. Qui sait ? En fin de compte, le fait d’avoir mal réagi n’a peut-être aucune importance. L’important n’est-il pas que j’ai eu l’occasion de réaliser à quel point, après de nombreuses années sur la voie, je suis toujours empêtré dans un ego profondément ancré, manipulateur et insidieux. “Ce n’est que lorsque tu deviendras totalement étranger à toi-même” a dit Nur Ali Shah, “que tu pourras connaître l’Ami”. On est soit l’un, soit l’autre, soit Lui, soit nous-même, car l’on ne peut pas être les deux à la fois, peu importe le nombre d’années, et même sa vie entière, que l’on passe dans la voie.
Que dois-je donc conclure de cet incident ? J’aurais certes aimé réagir différemment, mais cela n’as pas été le cas. La question est que faire une fois le fait accompli. Si je commence à me blâmer pour mon mauvais comportement, mon manque d’adab, alors je ne fais que continuer dans mon erreur. Comme le dit Junayd:
Chaque souffle qui s’échappe ne peut jamais être repris, car il est unique. Si vous êtes préoccupé par ce qui a déjà été gâché, par ce qui est passé et révolu, alors vous ne pouvez pas vous occuper de l’instant présent, qui lui aussi est gâché, et dont vous ne pourrez plus profiter. Hélas, peu importe le nombre de souffle que vous gâchez ainsi, vous ne pourrez jamais saisir ou même comprendre l’instant que vous avez perdu. Prenez donc soin de l’instant présent, avant qu’il ne vous échappe, car une fois parti, rien ne vous permettra de le retrouver.”
Ce que j’ai finalement compris (avec l’aide de Dieu), est qui est la seule chose qu’il reste à apprendre par l’esprit, une fois initié dans la voie, est une chose des plus simple, si simple que l’on doit la re-apprendre, encore et encore, jusqu’à ce qu’on la comprenne enfin. La leçon est la suivante:
Peu importe jusqu’ou nous irons dans la voie, et quelque infime que soit les chances que l’on arrive à notre but (en supposant que l’on ai pris la route pour aller à la Kaaba et non pas au Turkestan), il ne faut pas oublier que tout dépends de la compassion divine (Rahim) Plus encore, le simple fait d’être dans cette voie, et que le destin nous ait permit d’entreprendre ce voyage, cela est déjà une grande chance qui n’est du qu’à la miséricorde divine (Rahman)
Et pourtant, le plus étonnant est que certaines personnes qui sont sur la voie depuis plus de vingt ans, ne semblent jamais rendre grâce à Dieu, et ce indépendamment de ce qu’ils ont reçu dans la voie, allant parfois jusqu’à s’attaquer au maître, le trahissant lui et toutes les valeurs du soufisme.
Et pourtant, je ne sais pourquoi, mais je ne crois pas que cela ne l’affecte en aucune façon.


Traduit du journal SUFI, numéro 55. Titre original « Under My Skin/Under His Thumb »

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