Dr. Nurbakhsh
Examiner profondément les traits du soufisme à ses origines seraient long et fastidieux surtout dans le cadre d’un discours introductif. C’est pourquoi dans les lignes qui vont suivre, je me propose de vous donner un aperçu général de certains concepts saillants de l’histoire du soufisme original en mettant l’accent sur les points clés de ladite histoire, points qui de nos jours sont pour la plupart du temps ignoré.
A ses débuts, l’école du soufisme était caractérisée par l’impotence qu’elle accordait à certains principes spirituels fondamentaux ; Ces principes qui nous révèlent les doctrines essentielles du soufisme ont été transmis à travers les siècles et peuvent être résumé comme il suit.
1- L’APPROCHE PRATIQUE ET VISIONNAIRE DE L’UNITE DE L’ETRE
Les premiers maîtres soufis ont adoptés une compréhension visionnaire et pratique de l’unité de l’être au lieu d’une approche purement spéculative et théorique(note 1).
Expérimenter ou visionner l’unité de l’être exige la vision du cœur, capacité qu’ont seulement ceux qui possèdent un cœur c’est à dire les soufis qui se sont éloignés du royaume de l’ego et du monde temporel par le moyen de l’amour divin et qui contemplent Dieu avec l’œil de Dieu lui-même.
La théorie de l’unité de l’être est quant à elle une philosophie produite par la pensée rationnelle(‘aql)et bien tant que telle elle appartient au royaume de l’ego. Croire en une telle philosophie n’est d’aucun intérêt spirituel, en fait, elle ne fait qu’égarer socialement et moralement les être humains. Car en fait il arrive qu’on utilise cette philosophie pour justifier l’indulgence et la tolérance vis à vis de certains vices ou autres comportements offensants sous prétexte que “à partir du moment où tout est dans l’unité divine alors tout est bien”. Aussi croire en une telle philosophie n’est pas recommandable car elle peut vraiment conduire à l’immoralité et faire perdre à l’homme sa sublime station d’être humain en un mot son humanité.
Jalal al-Din Rûmi(d6721273) illustre bien ce danger dans une histoire : un voleur d’abricots fut surpris par le propriétaire du jardin qui lui demanda : Ne crains-tu pas Dieu pour voler ainsi ce qui n’est pas à toi ? Pourquoi devrais je craindre Dieu répondit le voleur et il ajouta “cet arbre appartient à Dieu ces abricots appartiennent à Dieu et je suis le serviteur de Dieu. Il s’agit donc juste d’un serviteur de Dieu mangeant ce qui appartient à Dieu “en entendant ces propos le propriétaire se contenta de demander à ses serviteurs d’apporter une corde et de lier le voleur contre l’arbre d’abricots ; Puis il dit voici ma réponse tout en commencant à fouetter le voleur qui s’écria alors en disant “ne crains-tu pas Dieu pour battre ainsi un être humain ? Tout en souriant le propriétaire répondit : “Pourquoi devrais je craindre Dieu ceci est le bâton de Dieu la corde qui a servi à t’attacher appartient à Dieu et toi tu es le serviteur de Dieu. Je suis donc seulement en train de battre le serviteur de Dieu avec le bâton de Dieu!”
Contrairement à l’approche théorique de l’unité de l’être l’approche visionnaire est basée sur l’amour et est pratiquée seulement par ceux qui détachés de tout intérêt personnel. Ici on exalte et on encourage le service à la société, la tolérance et la bonté envers tous les êtres humains. L’école de l’approche visionnaire a connu en son sein des personnages aux qualités humaines exceptionnelles tels que Abu Sa’id ibn Abi’l Khayr'(d 4401049),Abu’l HassanKharaqani(d4261034),Bayazid Bastami(d260874),Mansur Hallaj(d309992) et Ruzbihan Baqli(d6061210).Alors que l’unité de l’être d’un point de vue théorique est pure spéculation et paroles, elle implique du point de vue visionnaire la fréquentation d’une voie spirituelle à travers laquelle le soufi appréhende toutes les choses comme étant une car son regard est alors tourné dans une seule direction. Tandis que la première approche est une doctrine enseignée et apprise par l’esprit, la seconde est une pratique basée sur l’expérience directe et la réalisation.
La première approche est enseignée du haut de la chaire d’une salle de classe, la seconde est une gnose qui s’obtient seulement à l’école de la révélation et de la vision.
La première accroît la conscience intellectuelle, la seconde libère de toute conscience de soi et amène l’homme à la vie en Dieu, ainsi quand Bayazid s’exclama “Gloire à moi” c’est Dieu qui parlait à travers lui.
2- L’AMOUR DIVIN
Le principe de base enseigné par le soufisme c’est que la Réalité ne peut être connue par des méthodes logiques ou rationnelles. C’est par l’amour seul qu’on se rapproche de Dieu et c’est seulement par la grâce et la faveur divine qu’on peut réaliser l’intimité avec Lui. Selon les soufis aussi longtemps que tu reste toi même c’est à dire attaché à ta propre personne tu ne peut connaître Dieu car le grand voile entre toi et Dieu, c’est toi même. Seul le feu de l’amour divin peut consumer cet égocentrisme. En outre ce qu’il faut savoir c’est que cet amour divin apparaît spontanément on ne peut l’acquérir par des études.
L’amour divin peut apparaître dans le cœur du soufi de deux façons qui sont l’attraction divine(jadhaba)d’une part et et d’autre part le voyage et l’entraînement méthodique sur une voie spirituelle (sayer wa soluk).
Par l’attraction, l’amour de Dieu s’éveille chez le soufi d’une façon directe, sans intermédiaire de sorte que le soufi oublie tout sauf Dieu.
Par le voyage et le progrès sur la voie le soufi à travers sa dévotion tombe amoureux du Maître spirituel et celui-ci transforme alors l’amour du disciple en amour divin. Pour donner une image on pourrait dire que le soufi se met en quête d’un Maître spirituel avec la lampe de la soif de la Vérité. Le maître accroît la flamme de cette lampe avec son saint esprit de sorte que le soufi se retrouve consumé par l’amour divin. Hafiz(d7911389)illustre cette idée dans les vers suivants:
Cent intellectuels lucides se consumeraient sur-le-champ Dans cette intense chaleur qui brûlent nos cœurs fous.
C’est pourquoi quand on demanda à Bayazid la signification du soufisme, il répondit : le soufisme peut être comparé à la situation d’un homme qui trébuche sur un trésor enfoui dans un coin de son cœur et dans ce trésor se trouve un bijou précieux appelé Amour. Seul celui qui a trouvé ce trésor est un soufi. Dans le même sens Kwadja Abdullah Ansari(d4811089)a dit : “Beaucoup d’hommes professent “Un” mais restent attachés à cent milles. Cependant lorsque les soufis dit “Un” il renie leurs propres identités. Selon les mots d’Abul-Husayn Nuri(d295907):
“Les soufis sont les êtres les plus sages : Beaucoup de gens recherchent la bonté de dieu le soufi ne cherche que Dieu seul et Son intimité. Certains autre sont satisfaits par les dons de Dieu, le soufi n’est satisfait qu’avec Lui c’est à dire quand il est en Dieu lui-même. Mais ce n’est pas là une œuvre qu’ils accomplissent de leur propre chef ; c’est quelque chose qui a fait disparaître toute autre chose à leurs yeux et vers quoi ils se tournent de toutes leurs forces.
Les gens recherchent les qualités divines et s’en contentent une fois qu’ils les trouvent au lieu de chercher plutôt l’Unique auquel ces qualités se référent. Les soufis eux cherchent l’essence et ne contemplent rien d’autre que cela. Le monde entier renient les soufis et c’est même ceux qui sont considérés comme les plus sages du monde qui sont les plus véhéments dans leur condamnation cela bien sûr parce que l’ignorant étant incapable de rejeter quoi que ce soit c’est au sage qu’il appartient de le faire;(note3)
Ainsi pour les maîtres soufis l’amour divin amène le soufi à se tourner dans une seul en direction et à se concentrer sur Dieu seul. L’histoire suivante illustre bien ce point:
Le sultan Mahmud Ghazna alla une fois visiter la ville de Kharaqan et rendre hommage au maître soufi Abul_hasan Kharaqani. Il installa sa tente aux abords d e la ville et envoya un émissaire au maître pour lui annoncer son arrivée en demandant à l’émissaire de préciser que lui le sultan était venu de loin pour rencontrer le maître. Il demandait surtout a ce dernier de quitter sa khanaqah pour venir le rencontrer à son camp et dans le cas où le maître refuserait il demandait à l’émissaire de réciter les paroles coraniques suivantes :”ô vous qui avez cru, obéissez à Dieu et à son messager ainsi qu’à ceux d’entre vous qui sont investis de l’autorité”(note 4).
L’émissaire partit et fit le message du sultan et lorsque le maître déclina poliment l’invitation du sultan l’émissaire lui récita le verset dont il avait été instruit; Kharaqâni fit alors la réponse suivante : Dis à Mahmud que je suis encore si absorbé par le “obéissez à Dieu” du verset qu’il t’a demandé de dire que je suis obligé de reconnaître que je n’ai pas encore réalisé le “obéissez à son messager” encore moins le “ainsi qu’à ceux qui sont investis de l’autorité parmi vous(‘note 5).
On retrouve le même message dans le récit que Rabi’a(d180-5788-92)fit du rêve dans lequel elle eut une vision du Prophète : Il me demanda si je l’aimais; ô Prophète répondis-je y’a t-il quelqu’un qui puisse ne pas t’aimer ? Mais je dois dire que mon cœur est si rempli de l’amour de Dieu qu’il ne reste plus de place pour l’amour de quelqu’un d’autre”
une autre version de cette anecdote est rapportée par un auteur arabe, Zabidi(d6021205)dans le Ithâf-al-sadâh al muttâqin:
On demanda à Rabi’a quel est le degré de ton amour pour l’envoyé de Dieu ? je l’aime infiniment du plus profond de mon être répondit Rabi’a mais l’amour de Dieu m’a arraché à l’amour de ses créatures(note 6)
3. L’APPEL A L’ADORATION DE DIEU
Les Maîtres de la voie appellent leurs disciples à Dieu et non à eux même. Leur objectif est de libérer les disciples à la fois de l’adoration de soi et aussi de l’adoration des autres personnes de sorte à les guider vers l’adoration de Dieu seulement. Il ne s’agit pas d’attirer des disciples à soi pour la satisfaction d’ambitions égoïstes ou d’obtenir d’eux des moyens de subsistance en les séduisant par le moyen de miracles ou de pouvoirs. A ce sujet Attar raconte l’histoire d’un homme qui alla voir l’imam Ja’far al-Sadiq en le défiant de lui montrer Dieu.”N’as tu pas entendu ce que Dieu répondit à Moïse demanda l’imam”Tu ne me verras pas”[koran vii-146] oh oui je l’ai entendu répondit l’homme mais à présent nous vivons dans la communauté de Muhammad au sein de laquelle un homme a affirmé “mon cœur a vu mon seigneur” tandis qu’un autre a dit “je n’adore pas un Dieu que je ne peux pas voir”.”Attachez-lui les membres et jetez le dans les eaux du tigre ordonna Ja’far a ses disciples; Puis il demanda au fleuve de l’engloutir; L’homme se débattit et quand il arriva à sortir la tête de l’eau il s’écria “ô descendant du prophète de Dieu aide moi” en entendant cela Ja’far demanda une fois de plus au fleuve de l’engloutir; l’homme parvint à nouveau à sortir sa tête de l’eau et répéta son appel à l’aide mais le maître resta sourd à ses appels et demanda toujours au fleuve de l’engloutir il en fut ainsi plusieurs fois de suite et convaincu qu’il ne recevrait pas l’aide d’une créature et désespérant de tout secours humain l’homme au bord de la noyade s’en remit à Dieu et s’écria “ô seigneur aide moi!” C’est seulement alors que Ja’far ordonna qu’on le sorte de l’eau et qu’on le laisse se reposer sur la berge; Lorsqu’il retrouva ses esprits on lui demanda s’il avait pu voir Dieu au moment où il se noyait.
“Aussi longtemps que je comptais sur un autre que Dieu je suis resté voilé; mais une fois que je pris refuge auprès de lui une ouverture s’est fait dans mon cœur et à travers elle j’ai vu l’objet de ma quête. Chaque fois que vous êtes impuissant alors élevez vos supplications vers Lui. Ja’far al-Sadiq lui dit alors:”Jusqu’à ce que tu t’écries “al Sadiq(le Véridique) tu n’étais qu’un menteur(kadhib).
Cette même idée de total détachement de tout sauf de dieu est rapportée par Attar dans l’histoire suivante relative à Dhû’l Nûn al-Misrî(d246860) qui la raconte lui même:”j’étais dans les montagnes lorsque je vis un attroupement de personnes malades; Que faîtes vous ici? leur demandai-je.
“Il y a ici un dévot qui vit dans une caverne répondirent-ils et une fois par an il sort et avec son souffle il guérit tous les malades présents puis il retourne à sa caverne et n’en sort que l’année suivante.” Je pris alors la décision d’attendre patiemment la sortie de cet homme et je vis un homme pâle affaibli avec un regard très profond. A sa vue la montagne se mit à trembler de respect; Il regarda la foule rassemblée avec compassion puis leva les yeux au ciel et souffla plusieurs fois en direction des malades qui aussitôt furent tous guéris. Lorsqu’il s’apprêtait à retournes dans sa caverne, je saisis son manteau et je lui dis: “tu as guéri les maladies extérieures de ces gens, moi je te demande pour l’amour de Dieu de guérir mon mal intérieur”
O Dhu’l Nûn dit-il en me fixant “ôte ta main de moi car L’Ami voit tout de par sa toute puissance et sa majesté et s’il te voyait t’agripper à un autre que Lui il t’abandonnerait toi et cette personne l’un à l’autre et dans ce cas tu seras perdant”.Sur ces mots il disparut dans la caverne(note 8).
Traitant encore du thème de l’adoration de Dieu en dehors et au-dessus de tout intermédiaire crée, Attar raconte l’histoire d’un fils de noble qui se joignit un jour à l’assemblée de Abu Sa’id ibn Abi’l-Khayr; Après avoir écouté le maître il fut pris d’un si grand remord qu’il décida de se repentir de sa vie d’égarement et offrit tout ce qu’il possédait au maître; ce dernier le soumis durant plusieurs années a des tâches pénibles. Au fil du temps le jeune homme devint un exemple pour les habitants de la cité qui en était fiers. Le maître ordonna alors à ses disciples de l’ignorer complètement. Le maître finit même par l’exclure de la khanaqah en lui interdisant d’y revenir. Totalement désabusé et désespéré le disciple trouva refuge dans une mosquée. Il se jette par terre et s’écria: “ô Seigneur, tu sais et tu as vu que personne ne veut de moi;Je n’ai aucun mal sauf le mal de Toi et aucun autre refuge sauf en Toi. Il pleura ainsi abondamment pendant un certain temps et soudain il lui fut accordé la station spirituelle et la grâce qu’il recherchait depuis si longtemps. Pendant ce temps à la Khanaqah Abu Sa’id demanda à ses disciples de l’accompagner chercher le derviche qu’il avait chassé plus tôt. Ils ne tardèrent pas à le trouver toujours en pleurs ; Lorsque le derviche vit le maître il lui demanda: pourquoi m’avez vous fait subir tant d’humiliations?.”Tu avais réussi à te détacher de tous les êtres crées répondit le maître mais il restait toujours un voile entre toi et Dieu ce voile c’était(ton amour pour) moi. A présent ce voile a disparu lève toi et réjouis-toi!”(note 9)
Certains maîtres soufis étaient si rigoureux dans leur incitation à l’adoration de Dieu sans aucun intermédiaire qu’ils demandèrent qu’on dissimule leur tombe après leur mort pour éviter que les gens ne viennent les visiter et soient distraits ne serait ce qu’un instant de l’adoration de Dieu. Ainsi on rapporte que Dawud Ta’i donna les instructions suivantes à ses disciples:”Enterrez-moi derrière un mur de sorte que personne ne passe devant ma face”(note 10)c’est ce qu’ils firent et aujourd’hui encore la tombe du maître demeure ainsi.
4. L’INCITATION A L’EXERCICE D’UNE PROFESSION ET LE BLÂME DE LA PARESSE ET DU DESOEUVREMENT
Les grands mystiques et les maîtres de la voie soufie ont souligné la nécessité d’avoir un travail et se sont eux même engagés dans diverses activités commerciales encourageant ainsi les disciples à imiter leurs propres exemples. On pourrait citer le cas de Sari Saqati(d255871)qui tenait un commerce de marchandises générales au Bazaar;Abu’l Qâsim Junayd(d465910)gérait une boutique de glaces et Qushyri(d4651072) rapporte les propos suivants au sujet de Abu’l Husyn Nûri: “chaque matin, il quittait sa maison pour la boutique et achetait des miches de pains qu’il offrait en aumône sur son chemin vers la mosquée où il accomplissait ses prières jusqu’à celle de la mi-journée; Il s’en allait alors toujours en état de jeûne au bazar pour ouvrir son magasin. Ses compagnons marchands croyaient alors qu’il avait déjeuné chez lui et son personnel de maison croyait qu’il avait mangé au bazar. Pendant (ses vingt premières années sur la voie il conserva cette habitude note 11).
Ibn Khaff nous affirme “de mon temps la plupart des maîtres avait une profession à travers laquelle il gagnait leur vie; J’ai moi-même appris à filer et c’est grâce à mon commerce de fil que je subvenais à mes besoins(note 12)
5. LE SERVICE DES AUTRES ET L’AMOUR DE L’HUMANITE
Les maîtres soufis classiques exhortaient beaucoup²leurs disciples à la convivialité et au service de l’humanité. Les disciples étaient également encouragé à promouvoir des qualités humaines nobles entre eux. Dans cet objectif, les maîtres donnaient eux même l’exemple affin que les disciples puissent s’en inspirer.
A ce sujet Ansari raconte ce qui suit:
“Quand on demanda à Abû’Abdullah Sâlami par quels signes l’on pouvait reconnaître les amis de Dieu, il répondit:”Par la subtilité de l’expression, le comportement aimable, la mine joyeuse la générosité naturelle, la tolérance, le pardon à ceux qui implorent leur clémence, la bonté envers tous les êtres de la création sans considération de leurs vertus ou de leurs défauts(note 13)
Dans un de ses propos, Abû’l-Hasan Kharaqani met en relief ce même sentiment de l’Amour altruiste.
“Si seulement je pouvais mourir pour l’humanité toute entière afin qu’elle n’ait plus à subir la mort, si seulement je pouvais payer pour tous les péchés de l’humanité afin qu’au jour du jugement dernier plus personne n’ait à rendre compte de ses actes, si seulement je pouvais endurer les tourments de l’au-delà à la place de tous les hommes afin qu’ils soient préservés des feux de l’enfer.(note 14)
Sari Saqati va dans le même sens lorsqu’il dit
“j’aurai voulu que toute la tristesse et le chagrin qui pèsent sur le cœur des autres descendent sur mon cœur affin qu’ils soient délivrés de leur peinedouleur”; ailleurs Sari dit encore:”un jour de fête je vis Ma’ruf Karkhi en train de ramasser des dattes;Interrogé par moi sur la signification d’une telle activité il répondit :
« j’ai vu un enfant en larmes et je lui ai demandé pourquoi il pleurait. L’enfant me répondit alors “je suis un orphelin sans père ni mère. Aujourd’hui, en ce jour de fête tous les enfants reçoivent des vêtements et pas moi les autres enfants ont aussi des billes et moi non ” c’est pourquoi poursuivit Ma’rufje suis en train de ramasser ces dattes pour les vendre afin de pouvoir acheter des billes avec lesquels cet enfant pourra jouer et cesser de pleurer; »
Dans le même contexte, Ibn Munawwar rapporte qu’Abu Sa’id ibn Abi’l khayr lui fit la réflexion suivante: Après avoir réalisé la connaissance(ilm), la pratique spirituelle(‘amal)et la méditation(murâqaba). J’ai dû apprendre à me détacher de tout cela et dans cette entreprise je me suis rendu compte qu’une telle réalité intérieure ne peut s’obtenir que par le moyen du service des soufis. Aussi me suis-je donc occupé des soufis en veillant personnellement au nettoyage de leurs chambres et à la propreté de leur toilettes. Après avoir accompli cette tâche assidûment pendant un certain temps je finis par m’y habituer et par en percevoir la signification intérieure; Je me mis alors à mendier au point d’en faire ma profession pour subvenir aux besoins des soufis. Puis un jour les aumônes que je recevais devinrent insuffisantes, je vendis alors successivement mon turban mes chaussures et finalement les broderies de mon manteau pour les soufis. Mon père faillit s’évanouir quand il me vit la tête décoiffée sans turban et ma tunique dépouillée de broderies. Mon fils s’écria t-il tout énervé “comment appelle-tu l’état dans lequel tu t’es mis là?
“Cela s’appelle” répondis-je “regarde mais ne pose pas de questions”(note 17)
On rapporte que lorsqu’on lui demanda combien il y’avait de chemins menant de la création à Dieu, Abu Sa’id répondit “il y a autant de chemins qu’il y a de particules dans l’existence mais le chemin le plus court le meilleur et le plus facile pour parvenir à Dieu consiste à rendre la vie plus aisée aux autres.
Toujours sur le même point Rûmi écrit:
“Accomplis ton service seulement pour plaire à dieu ne te préoccupe pas de la louange ou du blâme des gens”
ou encore selon les mots de Sa’di:
“le service des gens est la vraie adoration l’adoration de Dieu, ce n’est pas les chapelets les manteaux de piété ou les tapis de prières”
Sahi al Tustari rapporte:
“Je voyageais une fois avec Ibrahim ibn Adham lorsque je tombais malade; Il vendit tout ce qu’il possédait pour prendre soin de moi. Il m’arriva de lui demander une faveur et pour me satisfaire il vendit son chameau sans que je le sache. Une fois rétabli, je lui demandai où était son chameau et il me répondit qu’il l’avait vendu je lui demandai alors: O Ibrahim sur quoi vais-je monter maintenant?
O frère répondit-il, monte sur mes épaules. Et il me porta ainsi sur une distance de trois lieues.
Dans le même ordre d’idée Attar raconte l’histoire de trois hommes qui s’en allèrent ensemble prier dans une mosquée abandonnée. Lorsqu’ils s’endormirent Ibrahim ibn Adham se tint à la porte jusqu’au petit matin; à leur réveil les autres dévots l’interrogèrent sur son attitude; “il faisait très froid” expliqua t-il et un vent très glacé soufflait, je me suis donc mis au travers de la porte afin que vous souffriez moins du froid et que le plus dur soit pour moi”(note 21)
6. NE PAS SE SENTIR OFFENSE PAR LES MAUVAIS TRAITEMENTS DES AUTRES
Nous garderons la foi
Nous endurerons le blâme et
Nous nous en réjouirons
Car sur cette voie
Se sentir offensé est infidélité
HAFIZ
Pour les soufis le fait de se sentir offensé peut s’entendre de deux manières.
Premièrement se sentir offensé est un signe d’égocentrisme et d’existence de soi alors que le soufi est “non existant et sans ego. Ainsi celui qui se sent vexé et offensé est toujours quelqu’un et il associe autre chose à dieu au lieu d’être un unitarien(adepte de l’unité divine)
Deuxièmement, le soufi est quelqu’un qui s’est soumis à Dieu et est content de la volonté de Dieu. Quelle que soit l’affliction qui le touche ou quelles que soient les tracasseries qu’il subit, il les considère comme venant de Dieu. Et selon le poète:
la blessure et la douleur qui proviennent de l’Ami
sont sources de joie pour moi
car c’est de cette souffrance que viendra mon réveil
Ne pas se sentir offensé face aux mauvais traitements constitue le point principal, le critère qui distingue le soufi du non mystique. Aussi plus une personne est insensible aux tracasseries qu’elle subit, plus elle est désintéressée et plus elle devient soufi. Les histoires suivantes relatives aux premiers maîtres du soufisme classique()illustrent plus amplement l’idée que nous venons d’exposer.
Un voyageur rendit visite une fois à shaykh Khafif vêtu d’un manteau noir de derviche avec un turban autour de sa tête. Le shaykh voyant son accoutrement étrange fut saisi d’une grande colère. Après avoir accompli deux rak’ats de prières, le visiteur fit ses salutations au shaykh;
ô frère demanda le shaykh quelle est la signification de cet habillement noir?
Ces habits témoignent de la mort de mes idoles” répondit le visiteur qui voulait dire par-là la mort de son nafs et de ses désirs. Puis continuant l’homme ajouta: n’as-tu pas entendu le verset coranique “qui te diras qui sont les gens qui ont fait de leurs désirs une divinité?[koran xxv:43];
Jetez-le dehors s’écria le shaykh à l’endroit de ses disciples qui s’exécutèrent aussitôt. Ramenez-le ordonna à nouveau le shaykh. Et ainsi quarante fois de suite l’homme fut chassé de façon humiliante et ramené dans l’assemblée du shaykh. A la fin le maître se leva, embrassa le front de son hôte vêtu de noir et lui rendit hommage en disant:
“En vérité tu mérite de t’habiller en noir, car tu as supporté quarante fois successives l’humiliation sans en être affectée pas même une seule fois.(23)
Ibn Khafif reçut un jour un visiteur souffrant de diarrhée. Le shaykh passa la nuit au chevet du malade et ne ferma pas l’œil de toute la nuit. A l’aube,le malade s’écria “maudit sois tu, où es tu passé?” Le maître qui s’était assoupi un peu sursauta et s’approcha de lui avec sa couverture de lit encore sur le dos. Plus tard dans la journée ses disciples lui demandèrent: O maître quel genre d’invité est ce malade pour parler aussi grossièrement; Nous en avons marre de son obscénité! Notre patience est à bout!
Ibn khafif dit alors: “ô derviches, dans tout ce que cet homme disait je n’entendais que “Dieu te benisse, Dieu te benisse!”
Une fois abu’l Hasan Bushanji voyageait paré de tous ses atours de soufi. Un turc qui passait le vit et lui donna un coup de poing. La foule interpella le Turc et lui demanda une explication de son attitude irrespectueuse.”Ne sais-tu pas qui tu viens de frapper ? Il s’agit d’Abu’l hasan bushanji, le pôle spirituel de son époque”.Pris de remords, le Turc revint vers le shaykh pour implorer son pardon. Le maître le renvoya en disant “va mon ami! Oublie cet incident! De toutes façons ce n’est pas toi que je vois comme auteur de ce que tu m’as fait; Cet acte a été décidé dans un lieu où il n’y a jamais d’erreur et celui qui l’a ordonné ne se trompe jamais!”
Pendant quarante ans dit Abû ‘Uthman Hiri, je n’ai pas été affecté par les états que Dieu m’accordait de même je n’ai pas été peiné par les états auxquels Il m’arrachait”
L’histoire suivante confirme cette affirmation. Un homme qui ne croyait pas en Abû Uthman lui envoya une invitation. Ce dernier accepta et lorsqu’il arriva à l’entrée de la demeure de l’homme celui-ci s’écria:
-glouton retourne chez toi il n’y a rien ici pour toi.
Abu uthman se retourna pour rentrer chez lui mais à peine avait-il fait quelques pas sur le chemin que l’homme le rappela en disant: “ô shaykh reviens! Et il revint.
Et de nouveau l’homme lui lança
-tu es impatient de manger, je le sais mais il n’y en a pas assez alors va-t’en!
Le shaykh repartit mais l’homme le rappela une fois de plus et il revint – mange des cailloux ou alors rentre chez toi dit l’homme;
Le shaykh reprit le chemin du retour. Quarante fois de suite l’homme appela et renvoya Abu Uthman qui pendant ces quarante aller et retour ne montra aucun signe d’énervement ou d’agacement. L’homme se jeta alors à ses pieds en larmes, se repentit et devint son disciple.
“Quel type d’homme êtes vous donc! S’exclama l’homme. “Quarante fois de suite je vous ai renvoyé d’une façon humiliante et vous n’avez pas montré le moindre signe d’agacement”.”Ceci est facile” répondit Abû Uthman. Les chiens font la même chose. Quand vous les chassez ils s’en vont et quand vous les rappelez ils reviennent toujours sans montrer un quelconque mécontentement. Aussi un tel comportement dans lequel le chien nous égale ne comporte aucun mérite pour l’homme. Le travail des hommes se situe à un autre niveau”(note 26)
Bayazid errait souvent parmi les tombes; une nuit alors qu’il revenait du cimetière, il rencontra un jeune noble qui jouait du luth; “Dieu nous protège s’exclama Bayazid. Le jeune homme arrêta alors de jouer et lança violemment son luth qui alla s’écraser sur la tête du maître et le blessa.
Bayazid retourna à son couvent et y passa la nuit; Au lever du jour il fit venir un de ses compagnons et lui remit une bourse contenant le prix d’un nouveau luth ainsi qu’une friandise et envoya le tout au jeune noble de la veille.
-Dis au jeune homme que Bayazid implore son pardon. Et puisque son luth s’est cassé lorsqu’il m’a frappé qu’il daigne accepter en compensation cet argent pour s’offrir un luth neuf; La friandise que voici est destiné à enlever de son cœur la peine que lui a causée la perte de son instrument! Lorsque le jeune homme réalisa ce qu’il avait fait, il alla voir Bayazid se jeta à ses pieds et se repentit(27)
Ibn Khafif rapporte l’histoire suivante au sujet de la remarquable endurance d’Abû’l Ali Rudhbari(d323934) face à l’affliction.
Une réception réunit un jour tous les shaykhs soufis de la mecque. Parmi eux il y’ avait un derviche inconnu de Abû’l Ali. Lorsque l’heure du dîner arriva, Abû’l Ali se leva et comme il était de coutume chez les soufis il prit une cruche d’eau et passa parmi les éminents maîtres soufis pour les servir tout en blaguant avec eux. Toujours avec autant de convivialité et de bonne humeur, il s’approcha de l’étranger et au grand étonnement de tous les invités le derviche lui arracha la cruche et la lui brisa sur la tête. Voyant leur maître saigner, les disciples d’Abû Ali se levèrent pour battre le derviche. Par Allah dit le shaykh! Ne lui faites aucun mal; Ne faites rien qui puisse le vexer!
Face à une telle réaction du Shaykh le derviche fut troublé et eut honte de son acte. Voyant que le derviche était gêné Abû’l Ali lui dit: “ô frère, oublie ce qui vient de se passer; En fait j’avais la fièvre et je souhaitais faire une saignée juste avant que tu ne me frappes; A présent sans recours à un verre tranchant j’ai perdu du sang et je suis guéri de la fièvre. Et il poursuivit la conversation avec le derviche qu’il mit de bonne humeur et ce jusqu’à ce que celui-ci oublie la gêne causée par son acte et retrouve sa gaieté et sa jovialité initiale(28)
La patience de Bayazid face à l’affliction est le sujet des célèbres vers de Sa’di dans son Bustan
“J’ai entendu dire qu’un jour de fête avant l’aube, Bayazid sortait à peine d’un bain public quand une marmite de cendres fut renversée sur sa tête depuis la fenêtre d’une maison sous laquelle il passait.
Et voyant cela il s’écria le turban et les cheveux au vent
tout en se frottant le visage avec les deux mains en signe de gratitude à Dieu
“ô mon âme, je suis digne du feu;
Comment pourrais-je donc m’indigner pour des cendres?
7. LA CHEVALERIE SPIRITUELLE
La chevalerie spirituelle(30) a une signification très particulière pour les soufis. Il s’agit de servir les autres avec désintéressement et sans aucune autosatisfaction. De nombreux maîtres soufis en ont fait mention dans leurs enseignements.
Abû hafs Haddad a dit:”la chevalerie signifie être juste équitable envers les autres sans attendre en retour qu’ils soient justes envers nous”(31)
Junayd affirme: “la chevalerie est le fait de ne pas être conscient que l’on est chevalier. C’est faire un acte altruiste sans jamais dire: “j’ai fait ceci”(32)
Lorsqu’on interrogea Kharaqani à propos de la chevalerie, il répondit:[lorsqu’on est chevalier]même s’il arrivait que Dieu accorde une centaine de bienfaits à ton frère et un seul à toi, tu n’accepterais jamais d’échanger la seule grâce que tu as reçu contre toutes celles de ton frère”(33)
8. LA TOLERANCE RELIGIEUSE
Les maîtres soufis classiques accordaient un grand respect aux adeptes des autres religions, tout en rejetant les guerre de sectes, le fanatisme, le sectarisme et toute sorte de persécution au nom de la religion.
Dans ce sens Kharaqanî a souligné”je ne dirais pas de quelqu’un qu’il s’est réalisé spirituellement s’il continue de distinguer en pensée ce qu’on appelle “la vérité d’évangile”(haqq) et l’erreur-credal(batil). Maghrebi(d810/1408) exprimera plus tard la même idée en vers:
“un oeil qui prend la vérité pour des mensonges
n’a aucune clairvoyance
car tout ce qui est conçu comme “non-vérité ou perçu comme
faussetés et mensonges réside dans l’œil lui même et l’amène ainsi à déformer la vision des gens sans lumière”(34)
L’histoire suivante illustre l’attitude de tolérance religieuse adoptée par les maîtres soufis classiques:
Un groupe de soufis alla une fois rendre visite à Abû’l Hasan Kharaqâni. Parmi eux il y avait un chrétien qui se fit passer pour un soufi. Lorsqu’ils arrivèrent à Kharaqân, Abû’l Hasan se mit à leur disposition et insista pour les servir lui-même. Il fut particulièrement bon et attentionné avec le jeune chrétien. Un jour il suggéra à ses invités d’aller aux bains publics. Alors que tous se réjouissaient de cette proposition, le chrétien quant à lui avait de l’appréhension car il avait autour de la taille une ceinture que portaient les minorités chrétiennes dans les pays musulmans et qui indiquait donc clairement quelle était sa religion. Qu’allait -il faire de cette ceinture se demandait-il car aller aux bains publics signifiait la montrer à tout le monde. Alors qu’il était préoccupé par cette pensé, Abû’l hasan le fit appeler et lui souffla à l’oreille les propos suivants: “tu peux confier ta ceinture pendant que tu seras aux bains. Mes serviteurs et moi nous garderons le secret je te le promets. Lorsqu’il revint des bains publics, le maître le fit entrer chez lui en toute discrétion et lui remit gentiment sa ceinture.
Abdullâh ibn Tahir Azdi rapporte: “un jour j’eus une dispute avec un juif au bazar et emporté par la discussion je l’ai traité de chien. A ce moment Husayn Ibn Mansûr vint à passer et entendant ce que j’avais dit, il me regarda avec colère et dit: “commence d’abord par empêcher le chien qui est en toi d’aboyer! Puis il repartit furieux. A la fin de la dispute, je cherchai Hallaj mais lorsqu’il me vit, il se retourna pour éviter de me regarder. J’implorai alors son pardon jusqu’à ce que je regagne son estime”(36)
9. INDEPENDANCE,CHARITE,DETACHEMENT DU MONDE
Parmi les principales qualités relevée par les premiers maîtres soufis figurent également l’indépendance(istighna),la charité(îthar),et le détachement de tout intérêt mondain. Totalement dévoués au service désintéressé des autres ces maîtres soufis ne possédaient rien car ils donnaient tout ce qu’ils avaient aux pauvres et aux autres soufis. L’acquisition de fortunes ou La possession de domaines ou de propriétés terriennes était la dernière de leurs préoccupations. Et même lorsqu’un soufi manquait de moyens quand il était sollicité, il n’hésitait pas à sacrifier sa tunique et son turban pour aider celui qui se trouvait dans le besoin;
C’est ainsi que par la pratique approfondie du détachement matériel les maîtres soufis classiques réalisèrent le sens du contentement spirituel. De même, ils tracèrent la voie de l’indépendance spirituelle par la rupture de tous liens avec la vie temporelle et l’aide de leurs paroles pures de toutes traces de mondanité et le manque total d’égoïsme dans leur comportement. Ils détachèrent leurs cœurs de tout sauf la Vérité Absolue et seul). Leurs relations avec la société étaient guidées uniquement par le détachement sans passion (tajrid) et dans leur vie intérieure ils étaient libérés des illusions du monde apparent. Debout au seuil du domaine de l’Etre Absolu, ils frappèrent à la porte de la non-existence, noyant ainsi l’Etre et le non-être dans leur contemplation.
10. LA BONTE ENVERS LES ANIMAUX
Voyant tous les êtres comme des créatures de Dieu, les maîtres soufis classiques ont par conséquent étendu leur affection et leur compassion aux animaux. Attâr rapporte:
Ma’aruf Karkhi avait un oncle qui était maire de la cité. Un jour il passait par un endroit désertique lorsqu’il aperçut son neveu mangeant du pain. En face de lui se tenait un chien auquel ma’ruf donnait un morceau de pain chaque fois qu’il en mangeait lui-même.
N’as-tu pas honte de manger avec un chien? s’écria son oncle” je ne ressens aucune honte à donner du pain à un chien répondit Ma’ruf.
Dans l’histoire suivante rapportée par Attâr, on perçoit la relation spéciale que Mansûr Hallaj entretenait avec les chiens.
Un jour Shaykh Abdullah Turughbadi de la ville de Tus mit sa table et mangeait avec ses disciples lorsque Mansûr Hallaj arrivait de la ville de la cité de Qashmir,vêtu d’un qâba noir et tenant deux chiens noirs en laisse. Le Shaykh dit à ses disciples: un jeune homme d’une telle apparence va bientôt arriver, levez vous et allez à sa rencontre car il accomplit de grandes choses”. Les disciples se levèrent tous et partirent à la rencontre de Hallaj qu’il ramenèrent avec eux; Dès qu’il arriva auprès du shaykh celui ci se leva pour lui céder sa place. Hallaj s’y assit et mit ses deux chiens à table juste à côté de lui. Il mangea du pain et en donna à ses chiens ce qui ne manqua pas de choquer les disciples. Le shaykh quant à lui resta tranquille et c’est seulement au départ de Hallaj qu’il se leva pour le raccompagner et lui dire au revoir. A son retour ses disciples lui demandèrent: “pourquoi as-tu laissé ta place à un homme pareil qui mange avec ses chiens, un simple passant dont la seule présence a souillé tout notre repas?
“Ses chiens” répondit le shaykh « représentent son ego (nafs) ils sont en dehors de lui et marchent derrière lui tandis que nos chiens sont encore à l’intérieur de nous et c’est nous qui marchons derrière eux ». Telle est la différence entre celui qui suit ses chiens (désirs, passions)et celui qui est suivi par ses chiens. Ses chiens sont hors de lui, les vôtres sont en vous. Son état est un millier de fois supérieures au vôtre. Il désire être dans la volonté créatrice de Dieu et qu’il y ait un chien ou non, son seul but est de consacrer chacun de ses actes à Dieu”
Attar relate que revenant une fois de la mecque, Bayazid fit halte à Hamadâm où il acheta des grains de safran qu’il mit dans sa poche pour les rapporter à Bistäm. Une fois rentré chez lui il vida ses poches et y vit une fourmi. “J’ai arraché ce pauvre insecte à son lieu d’habitation “pensa t-il. Il repartit alors sur-le-champ pour Hamadam avec la fourmi pour la remettre à l’endroit où il avait acheté les grains de safran. Nul ne saurait atteindre un tel degré dans le royaume de la compassion à l’égard des êtres vivants tant qu’il n’a pas réalisé entièrement la station de l’acceptation totale du Commandement de Dieu(40)
11. MISE EN AVANT DE L’ASPECT INTERIEUR DE LA SHARIAT PAR RAPPORT A L’ASPECT EXTERIEUR
A travers leur discours oral, la poésie et la prose, les maîtres soufis classiques ont directement ou symboliquement entrepris d’éclairer leur auditoire sur la réalité transformante de la Sha’riat. Leurs propos et leurs écrits doivent être vus comme une sorte de passage de l’amande que constitue la liturgie formelle de la loi religieuse islamique vers le noyau qui est la vraie adoration. Bien qu’il soit difficile de rendre compte de la quantité prodigieuse de propos consacrés par les Maîtres soufis au fétichisme de l’aspect extérieur de la religion, la sélection suivante suffira à témoigner de la profondeur de leur vision;
· le pèlerinage:
Concernant le rite du pèlerinage en islam(la visite au moins une fois dans sa vie de la Ka’ba situé à la mecque) les maîtres classiques essayaient de mettre en garde les gens contre la concentration idolâtre sur la maison du Seigneur – la ka’ba à la mecque- et les incitaient plutôt à se concentrer sur “le Seigneur de la maison”. Dans ce sens, Muhammad Ibn Fadl Balkhi dit un jour: “je m’étonne du fait que les gens endurent la peine de la traversée du désert pour atteindre la maison de Dieu et voir la tombe de son Prophète, et que cependant ils ne s’efforcent pas pour tuer leurs propres passions et désirs sensuels (hafs wa hawa) afin d’atteindre le Cœur et de pouvoir y contempler Dieu”(41)
Abû Sa’id Ibn Abî’l khayr avait l’habitude d’envoyer tous ses disciples désireux d’accomplir le pèlerinage visiter la tombe de son propre maître en leur demandant d’en faire le tour (circumbulation)jusqu’à ce qu’ils aient atteint leur but(42)
Une fois kharaqâni demanda à un homme où il allait et l’homme répondit “je me rends dans le Hijaz pour le pèlerinage”.
Pourquoi? demanda le maître. “J’y vais pour chercher Dieu” dit l’homme; Le maître répliqua alors; “Dieu aurait-il donc disparu du Khûrasan pour que tu aies besoin d’aller le chercher jusqu’au Hijâz?”(43)
Une fois on vit Shîbli en train de courir avec une torche à la main. Interrogé sur sa destination, il répondit: “je me rends à la Ka’bapour y mettre le feu afin que les gens arrêtent d’adorer la maison de Dieu et se dévouent plutôt au culte du Dieu de la maison”(44)
On rapporte que lors de l’accomplissement d’un pèlerinage à la mecque, Râbi’a fit remarquer: “ceci est la Maison(Ka’ba)[la plus] idolâtré sur terre alors que Dieu n’est ni présent ni absent de cette maison. De même Il n’y entre pas mais, Il ne la quitte pas non plus”(45)
Abû’i Hasan Kharaqâni a dit: “je m’abstint de tout sauf Dieu. Et quand je m’interpellais, c’est Dieu qui répondais. J’ai alors su que j’avais transcendé la créature et je m’écriai alors “ö Dieu, me voici, je suis à ton service!(46)
je fis mes ablutions, puis revêtant les vêtements de pèlerin j’accomplis les rites du pèlerinage en faisant le tour (circumbulation) de l’unité de Dieu. La Ka’ba se mit alors à tourner autour de moi en chantant mes louanges tandis que les anges m’exaltaient et me glorifiaient”(47)
Kharaqâni a dit: “certaines personnes font le tour de la Ka’ba, d’autres font le tour de la mosquée sacrée dans les cieux et certains autres tournent autour du Trône divin, mais les compagnons de la chevalerie(jawânmardân)font le tour de l’Unité Divine”(48)
Une fois Khâraqâni fit remarquer à Abû Sa’id ibn Abi’l Khayr “Puissent-ils t’épargner le voyage à la Mecque car tu es trop précieux pour y aller; Puissent-ils t’apporter la ka’ba afin qu’elle tourne rituellement autour de toi”(49)
Cette vision intériorisé du pèlerinage a marqué et inspiré de nombreux poètes soufis des époques suivantes; Ainsi le poète Kamâl Khujandi(803/1400) écrit:
“L’Arafat des amants se trouve au sommet de la demeure du Bien-aimé
Et il serait honteux pour moi de quitter cette porte pour aller tourner autour de la Ka’ba(50)
· l’enfer et le paradis
Abû’l Hasan Kharaqâni a dit: “je ne suis pas entrain de vous dire que l’enfer et le paradis n’existent pas mais je dis que ni l’enfer ni le paradis n’ont leur place auprès de moi car ce sont tous deux des choses créées; or dans ma sphère et dans mon espace il n’y a aucune place pour les créatures temporelles.”
Abû sa’id ibn Abi’lKhayr a dit”L’enfer se trouve là où apparaît l’illusion de ton moi et le paradis se trouve partout où tu n’es pas”(52)
· Le Coran
Kharaqâni a dit: “j’ai vu des gens qui se consacraient entièrement à l’exégèse et à l’interprétation du Koran, les compagnons de la chevalerie quant à eux se consacrent à l’exégèse de soi”(53)
· Ascétisme
Ahmad Harb envoya à Bayazid un tapis de prières avec le message suivant: “Sers-toi en pour rendre moins pénibles tes nombreuses prières nocturnes “Bayazid lui renvoya le tapis en lui demandant: “Envoie-moi un oreiller rembourré avec l’ascétisme de ce monde et de l’autre afin que je puisse y poser ma tête et dormir profondément”(54)
· Supplication (du’a)
“prie pour moi” demanda un jour quelqu’un à Mimshâd Dinawarî
“Va et recherche la demeure de Dieu afin que tu sois indépendant des invocations de Mimshâd” répondit le Shaykh.
“Où se trouve la demeure de Dieu?” demanda l’homme
“Partout où il n’y aucune trace de toi” repliqua Mimshâd
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Abdullâh Ansari a dit: “Le credo (madhab) des soufis n’admet pas la supplication car ils croient en la prédétermination éternelle. Autrement dit, le soufi croit que tout ce qui a été décidé arrivera.(56)
· La mosquée
“Peut-on trouver des gens de Dieu dans les mosquées? Demanda t-on à Abû Sa’id ibn Abî’l Khayr. “Oui “répondit-il mais on les trouve aussi dans les tavernes (kharâbat)(57)
· La direction de la prière(Qibla)
Kharâqani a dit: “la qîbla pour les compagnons de la chevalerie c’est Dieu. “Car partout où tu te tournes, là se trouve la Face de Dieu”[Koran ii,109](58)
· La prière rituelle(Namâz)
Lorqu’on demanda à Abû said ibn Abi’l Khayr où l’on devait placer ses mains au cours des prières quotidiennes il répondit: “Mets tes mains sur ton cœur et place ton cœur en Dieu glorifié soit-Il”(69). Il ajouta”la prière rituelle et le jeûne sont l’affaire des dévots(‘abadan),purifier son cœur des vices et imperfections est l’affaire des hommes [les êtres humains qui se sont réalisés]
· Enjoindre le bien et détourner du mal(Amr bi’l ma’ruf wa nahy az munkar)
Lorsqu’on interrogea Bayazid sur l’incitation au bien et l’interdiction du mal il répondit “recherche un monde où ces deux principes n’existent pas car ils appartiennent au monde des choses créées. Au plan de l’Unité Divine il n’existe ni incitation au mal, ni interdiction du mal.(60)
· Châtiment divin(‘adhab)
Pour donner une idée de la vision soufi de la colère de Dieu et de son Châtiment je terminerai mon propos par le quatrain suivant:
Ô Dieu tu as dis que tu me soumettras à des tourments
et je me demande comment tu compte réaliser une telle chose
car partout où tu te trouve, il ne saurait y avoir de tourments,
Et où se trouve donc ce lieu où tu n’es pas?
Dr Javad Nurbakhsh.