Dr Nurbakhsh
Au Nom de Dieu là Plus Haut et le Plus Sacré
Au commencement, la flamme d’Amour
n ‘était pas si brûlante;
Cependant, quiconque vint à passer, essaya de l’attiser un peu plus.
– Hajj Molla Hadi Sabewar
L’Apparition du Soufisme
Après la mort du Prophète de l’Islam, les Musulmans étaient divisés. Plusieurs sectes firent leur apparition et de celles-ci, trois grands groupes émergèrent. Le premier groupe, numériquement important, était caractérisé par son attachement à la tradition musulmane. L’intérêt de ce groupe à l’Islam était beaucoup influencé par le nationalisme arabe, la filiation tribale et les liens de parenté. Les membres de ce groupe qui constituait le noyau organisationnel de l’Islam, étaient les adeptes des Califes et furent connus sous le nom de “Sunnites” (ou adhérents à la tradition de Muhammed). Un autre groupe qui, selon les historiens serait mû par le message du dicton selon lequel: “en automne, cherche le spectacle de la rosé dans l’eau de rosé”, devinrent disciples de plusieurs descendants du Prophète, choisissant ainsi du fond de leur coeur et âme à maintenir des liens très solides avec certains membres de la Maison du Prophète (AhS-l-Bayt). Ce groupe de Musulmans, à majorité non-Arabe, a été dénommé “Chiites”. On peut trouver trois raisons essentielles dans la décision de ces non-Arabes à être Chiites.
Tout d’abord, beaucoup de Musulmans d’origine iranienne ou égyptienne se tournèrent naturellement vers le Chiisme comme résultat de leur héritage culturel pré-Islamique. Par exemple, parmi les Zorastriens Iraniens, seul le fils du Mage peut, selon la tradition, succéder à son père comme prêtre, et tout autre personne ne peut prétendre à devenir prêtre. De même dans la croyance égyptienne, c’était considéré comme une hérésie que quelqu’un qui n’est pas de sang royal devienne chef, étant donné que selon la tradition,”le pouvoir de la Famille du Pharaon était d’ordre divin”. Compte tenu de cet héritage de croyances religieuses et politiques, il n’était pas surprenant que ces non-Arabes convertis à l’Islam suivent la ligne d”Ali (le cousin et gendre du Prophète) et sa descendance. De plus, le refus et l’opposition d’Ali au premier Calife dans les jours qui suivirent la mort du Prophète, ont servi plus tard de fondement historique aux Chiite dans la résistance à l’hégémonie Arabe, donnant ainsi naissance au premier mouvement anti-Arabe. Finalement, ces gens étaient très influencés par le témoignage de presque tous les Compagnons du Prophète selon lesquels Ali incarnait la vertu et la perfection humaines, et représentait un trésor inestimable de la connaissance Islamique. Sous l’angle de la sainteté, il était considéré comme le seul descendant spirituel du Prophète de l’Islam, et de ce fait préféré à tous les autres Compagnons du Prophète.
Le troisième et dernier groupe qui émergea, était constitué des proches Compagnons du Prophète (Ashab) ainsi q
ue des ascètes (Zohad) du temps du Prophète. Ceux-ci étaient restés indifférents à toutes ces considérations extérieures et ne se préoccupaient pas de s’établir en une secte distincte. Leur seul souci était de se vouer entièrement à la préservation de l’Islam tel que le Prophète le leur avait enseigné. En fait au lieu de continuer à entretenir le culte ou l’adoration de la personnalité ils s’engagèrent entièrement dans la dévotion pour Dieu. Toute leur attention était dirigée non pas sur les problèmes sociaux et politiques de la communauté musulmane, mais plutôt sur la dimension spirituelle et intérieure de l’Islam; leur seul souci était l’adoration d’Allah, le Dieu Unique et leur dévotion était vouée à Lui Seul, l’Unique Réalité (al-Haqq).
Les deux premiers groupes mentionnés ci-dessus se sont divisés petit à petit, engendrant ainsi de violentes oppositions et des conflits. Leurs différends ont conduit finalement à l’empoisonnement de l’Imam Hasan (fils aîné d”Ali et second Imam Chiite), et au martyre tragique de l’Imam Hosayn (fils cadet d”Ali). En fin de compte, chaque groupe accusa et persécuta l’autre, le traitant d’infidèle et d’hérétique.
Contrairement à ce climat de division et de tension, le troisième groupe a affirmé son attachement à la “Voie de Muhammed”. De la même manière que Muhammed avait chéri ses Compagnons, ils en faisaient autant; tout comme le Prophète aimait sa famille, eux aussi aimaient la leur.
Au début, ce groupe ne comprenait qu’une poignée de Compagnons du Prophète. Plus tard, cependant, il s’élargit pour compter dans ses rangs quelques “Disciples” (tabe’in) ou connaissances de ces Compagnons, qui devinrent shaykhs (maîtres) ou saints et amis de Dieu (awliya Khoda). En matière de foi, ce groupe évitait les qualificatifs de Sunnite ou de Chiite, préférant plutôt se consacrer à la formation de vrais Musulmans et à la préservation des valeurs d’Amour de l’Islam originel. De ce fait, au second siècle de l’ère musulmane, les maîtres Soufis étaient appelés Disciples du Prophète. Les croyances de ce troisième groupe, celui des Soufis, peuvent se résumer dans ces vers du grand mystique Farid-ud-Din’Attar.
Mon enfant, Bien que tu puisses connaitre Abu Bakr et ‘Ali,
Tu ignores le Dieu de ta raison et de ton âme
Oublie toutes ces futilités,
Et comme Rabi’ah
Jour et nuit, sois un homme de Dieu.
Lorsqu’on demanda à Shah Ne’mato’llah (mort en 1437) à quelle Ecole de Pensée Islamique il appartenait, il composa les vers suivants:
“Quelle est ta Religion ?” me demanda t-on.
O vous les hommes de peu de foi,
quelle autre religion devrais-je avoir?
J’ai une religion et un rite complètement différents de ceux de Shafe’i et d’Abu Hanifa.
Ils ne suivent eux que la voie qu’ils se sont eux-mêmes tracée.
Tandis que moi, je suis la voie tracée par mon ancêtre Muhammed .
Bien que souvent l’on qualifiait de Chiites les Soufis qui avaient un penchant pour ‘Ali et sa famille, de Sunnites les Soufis qui avaient de l’admiration pour les Califes, en réalité les Soufis n’étaient ni Chiites, ni Sunnites mais plutôt de vrais Musulmans. Ce point de vue distinctif des soufis poussa les oulémas (docteurs de la loi islamique) sunnites et les mollahs chiites à qualifier les grands maîtres et saints soufis d’hérétiques et réclamer leurs condamnations à mort à travers diverses époques.
Les Versets Coraniques à l’appui de la Doctrine des Soufis.
Selon les Soufis, le Coran, à plusieurs endroits, fait référence à leur doctrine. Certains versets, dont les suivants, sont très explicites dans ce sens :
“Nous dirigeons assurément sur Nos chemins ceux qui combattent pour Notre Cause.” (XXIX: 69)
“Le moment n’est-il pas venu pour ceux qui croient que leurs cœurs deviennent humbles à l’évocation du Souvenir de Dieu (dhikr) et devant la Vérité, révélée? Qu ‘ils ne soient pas comme ceux qui reçurent l’Ecriture auparavant et trouvèrent le temps si long que leurs cœurs s’endurcirent et que la plupart d’entre eux devinrent pervers. ” (LVII: 16)
“Et arrête toi et reste en la compagnie de ceux qui, matin et soir invoquent leur Seigneur en désirant sa Face. Que tes yeux ne se détachent pas d’eux en convoitant le clinquant de la vie de ce monde. N’obéis pas à celui dont nous avons rendu le coeur insouciant envers notre Souvenir; à celui qui se laisse conduire par ses passions et qui se montre négligent dans son comportement (XVIII: 28)
“Le Jour où ni les richesses, ni les enfants ne seront utiles, sauf ceux qui iront à Dieu avec un cœur pur” (XXVI: 88-9)
Selon les Soufis, ces versets coraniques et d’autres encore se réfèrent à eux.
La Transformation du Soufisme après le premier siècle de l’Hégire.
Au début du développement du Soufisme, les Soufis étaient d’abord concernés par les veilles nocturnes et l’ascétisme (Zohd). La pratique de la veille nocturne était l’une des vertus morales pour laquelle le prophète était très respecté, tandis que l’ascétisme s’est développé parce que les Soufis essayaient “d’abandonner le monde”. La pratique de l’ascétisme comportait fondamentalement le silence, la retraite spirituelle, le jeûne et l’ invocation continuelle d’un des Noms de Dieu (Zekr ou Dhikr) . Initialement, la pratique du dhikr comprenait non seulement la répétition des divers Noms de Dieu et des phrases dont la plus commune était “la ilaha illa’llah” c’est-à-dire, “il n’y a pas d’autre dieu excepté Allah, le Dieu Unique ‘’, mais aussi la prière rituelle (namaz), la récitation des versets du Coran (qarat’-e-Quran) et des supplications (ad’iya).
L’importance de ces pratiques fondamentales du Soufisme est exprimée dans les vers persans suivants:
Le Souvenir continuel de Dieu,
Le silence, l’éveil, le jeûne et la retraite spirituelle,
voilà les cinq éléments dont la pratique permettent
à l’imparfait d’atteindre la Perfection.
Dans son abstinence excessive et son ascétisme, il mettait la piété (taqwa) au-dessus de la prière (salat ) et du jeûne rituel de l’Islam (ruzah). Qoshayri rapporte qu’Hasan al-Basri a dit un jour, “Un grain de piété réelle est mieux que mille boisseaux de prières et de jeûne”. Un sentiment ascétique similaire est exprimé dans la déclaration suivante qu’on lui attribue aussi:
O fils d’Adam, surveille ton âme,
Car tu n’as pas d’autres âmes que celle-là.
Si ton âme est sauvée, ainsi le seras-tu,
mais si elle est condamnée, tu le seras également.
Le salut des autres ne te profite pas.
Toutes les grâces sont insignifiantes à côté du Paradis et toutes les calamités sont légères devant l’Enfer
Hasan Asam (mort en 852) membre de cette même école, a dit un jour:
Quiconque désirerait embrasser notre foi doit subir quatre sortes de mort: la mort blanche, la mort noire, la mort rouge et la mort verte.
La mort blanche c’est la faim, la mort noire est l’endurance dans les tourments des hommes; la mort rouge est l’opposition à l’âme inférieure et la mort verte consiste à coudre une robe raccommodée .
(Solami, Tabaqat as-sufiyyah)
A ce premier stade de l’évolution du Soufisme, les Soufis aspiraient pieusement à une récompense céleste dans l’Au-delà et étaient pétrifiés par la notion d’Enfer, passant ainsi leur vie dans la recherche d’une piété parfaite.
Au second stade du développement du Soufisme, cependant, les éléments d’Amour (‘Eshq) et de Tendresse (Mahabbat) envers Dieu furent ajoutés à l’ascétisme prédominant. L’accent sur l’Amour Divin remplaça peu à peu la crainte antérieure du châtiment de Dieu. Les Soufis de cette période soutenaient que leur adoration de Dieu ne provenait pas de la crainte de l’Enfer ou de l’espoir du Paradis, mais plutôt de l’adoration et de l’Amour que suscitait en eux la Vérité (al-Haqq). Pour corroborer ce point de vue, le Hadith suivant était souvent cité:
“Ce monde est défendu aux hommes de l’Au-delà, et l’Au-delà est défendu aux hommes attachés à ce monde, tandis que ces deux mondes sont défendus aux hommes de Dieu”.
Les chefs de file des Soufis de cette période comprenaient Rabi’ah Adawiya , Bayazid Abu Yazid Bestami (mort en 874) et Shebli. Avec une passion intense, Rabi’ah professa:
“Je jure par Ta Grandeur que je T’adore non pas dans l’espoir d’arriver au paradis ou par crainte de l’enfer, je T’aime et je T’adore uniquement pour Ta Sublimité et Ta Magnificence “
Au paroxysme de son amour pour Dieu, Rabi’ah oubliait même d’aimer Son Prophète et de maudire Satan. Aussi, lorsqu’on lui demanda “Aimes-tu Dieu?” elle répondit “Oui” Mais lorsqu’on lui demanda si elle injuriait vilependait Satan, elle répliqua:
“L’amour de Dieu ne me laisse pas de temps pour maudire Satan.”
On raconte que Rabi’ah vit en songe le Prophète, sur lui soit le salut! qui la salua et lui dit: “ô Rabi’ah ! m’aimes-tu? »
” ô Envoyé de Dieu ! répondit-elle, peut-il se trouver quelqu’un qui ne t’aime pas? Et cependant l’amour du Seigneur Très-Haut remplit tellement mon coeur qu’il n’y reste de place ni pour l’amitié ni pour l’inimitié envers n’importe quel autre.”
De la même manière Shebli disait: “II y a trois sortes de morts: par amour du monde d’ici bas, par amour du monde de l’au-delà, par amour de Dieu. Celui qui meurt pour l’amour de ce monde meurt en hypocrite; celui qui meurt pour l’amour de l’au-delà meurt en ascète, tandis que celui qui meurt pour l’amour de Dieu meurt en Soufi.”
Voici la réponse que donna Abu Yazid Bestami à une question au sujet de l’ascétisme.
“L’ascétisme n’est pas grand chose. J’ai été ascète pendant trois jours: le premier jour, je me suis abstenu du monde, le second jour, je me suis abstenu de l’au-delà et le troisième jour, je me suis abstenu de tout ce qui n’est pas Dieu.”
Dans la troisième phase de son développement, le Soufisme connut une grande expansion et atteignit sa pleine maturité aussi bien sur le plan de la théorie que celui de la pratique éthique. Parmi les grands maîtres de l’éthique soufie de cette Époque, il faut citer Abu Sa’id Abe’l Khair (mort en 1049) et Abu’l Hasan al- Kharaqani (mort en 1034).
Parmi ceux qui ont formulé la terminologie du mysticisme soufi, il y avait surtout Khajah Abdollah Ansari (mort en 1089), Sana’i (mort en 1131) et Farid-ud- Din Attar (mort en 1221).
Ahmad Ghazzali (mort en 1126) et Ruzbehan Baqli Shirazi (mort en 1209) furent parmi les premiers soufis qui se consacrèrent entièrement à l’élaboration de la Doctrine de l’Amour Divin,
La quatrième phase de l’évolution du Soufisme se caractérisa par le rayonnement spectaculaire de la philosophie spéculative du Soufisme qui était intimement liée à la question de “l’Unité de l’Etre” (wahdat al-wujud). Le chef de file de ce type de Soufisme était Mohyed-Din Ibn Arabi (mort en 1240).
En général, on considère que le Soufisme a atteint son apogée aux quatrième, cinquième, sixième ainsi que dans la première moitié du septième siècle de l’Hégire. A partir de la fin du septième siècle, la voie mystique suivit une phase de déclin malgré l’apparition occasionnelle de quelques grands maîtres tels que Jalalod-Din Rumi (mort en 1273), Mahmud Shabestari (1339) Fakhrol-Din Eraqi (1289) et Shah Ne’mato’llah (1430). La plupart des “Soufis” de cette période étaient plutôt des charlatans, des hommes d’affaires religieux déguisés en “Soufis”, faisant des déclarations souvent extravagantes mais creuses. Par la suite, le Soufisme perdit peu à peu son aspect pratique et devint quasiment abstrait et théorique. A la fin du septième siècle de l’hégire par exemple on considérait comme “maître parfait” quelqu’un qui connaissait les oeuvres d’Ibn Arabi et pouvait les interpréter.
A partir de la dernière moitié du neuvième siècle, même ce côté spéculatif du Soufisme finit par disparaître. La plupart des soi-disant maîtres de la voie soufie (tariqat) étaient d’une qualité si médiocre qu’ils n’arrivaient même pas à former de façon adéquate leurs disciples. La véritable lignée de succession des maîtres soufis fut détournée pour ne plus être qu’une affaire de succession héréditaire à l’intérieur d’une famille donnée. Et cette situation se perpétue jusqu’à nos jours où l’on pourrait clairement considérer le Soufisme comme une sorte de commerce pour l’acquisition de la réputation et de la richesse; un commerce où sont exposés toutes sortes d’articles hormis les marchandises du Soufisme !
Ainsi pourrait-on dire qu’au commencement, le Soufisme était un état d’être; ensuite il devint de simples mots; aujourd’hui cependant, ni l’état d’être, ni les mots ne subsistent.
Extrait de l’introduction du livre “Femmes Soufis” de Dr. Nurbakhsh