Jean Nabavian
Rencontre entre Jean Nabavian, le traducteur du livre, “Dans la taverne de la ruine”, et son auteur, Dr. Nurbakhsh
Le soufisme était pour moi un mot ancien et magique m’inspirant le respect naturel que l’on a vis-à-vis d’un grand cru classé hors d’age, ou face aux trésors d’une pyramide égyptienne. Ce mot était une pièce de musée, classé d’après ma culture archéologique incertaine, quelque part entre le rayon des grandeurs passées de l’Iran et celui des joyaux de la pensée islamique. Il évoquait des cérémonies exotiques ou des individus flottant dans leurs vêtements trop larges, dansaient et chantaient jusqu’à s’envoler dans les airs ou se fondre dans l’obscurité, s’effacer. Ce mot était chargé de poésie et d’anecdotes qui avaient l’étrange propriété de résonner longtemps dans un coin de ma mémoire. Le soufisme était aussi magique qu’irréel, aussi attirant qu’inaccessible. Il avait existé certes…mais il n’était plus de ce monde.
Puis j’ai rencontré le soufisme. Ce fut une rencontre douce et légère comme un lien que l’on tisse peu à peu, comme une histoire d’amour qui commence par une banale relation épistolaire. Ce fut à travers l’œuvre d’un poète, un mystique, un être d’exception qui a vécu le soufisme dans son corps, son esprit et son ame: Jolaloddin Mohammad Balkhi Molavi plus connu sous le nom de Roumi, homme de culture et de langue iranienne né à Balkh dans l’actuel Afghanistan en 1207 et mort à Konya dans l’actuelle Turquie en 1273. Cette rencontre marqua le début d’une longue période d’imprégnation jalonnée par les péripéties somme toute classiques de ma propre recherche spirituelle. Je découvris les beautés du soufisme comme de magnifiques paysages que l’on voit défiler par la fenêtre d’un train. Je les apercevais mais ne pouvais les saisir, elles flottaient en moi sans que je puisse m’y fondre.
On dit que Roumi avait fait inscrire cette phrase à l’entrée de sa khanéqah:
Si tu veux Le Bien-Aimé divin, pourquoi ne pas Le chercher ?
Si tu L’as trouvé, pourquoi ne pas t’en réjouir ?
La littérature soufie est une des plus riches littératures gnostiques. Elle est le fruit de sept siècles (du VIIIe au XVe siècle) de quête ardente, d’aspiration à la pureté et à l’authenticité, et d’une créativité sublimée par l’amour qu’elle a pu engendrer. Elle contient aussi des traités didactiques écrits dans une langue codée aux tournures mystérieuses, et parfaitement incompréhensible à tous ceux qui – simple amateur ou spécialiste chevronné – n’en possèdent pas les indispensables clefs.
Ainsi à mesure que la réalité et la portée de l’enseignement soufi se révélaient à moi, l’insuffisance de mon approche théorique se faisait sentir.
Plus tard, quelle fut l’ampleur de mon étonnement en découvrant le nombre considérable d’ordres, de groupes ou de confréries soufis, ne serait-ce qu’en Europe et en Amérique du Nord, sans parler des écoles spirituelles ou groupes de travail qui s’en sont directement inspirés pour se forger une philosophie ou du moins une méthode pratique de travail.
Quand on connaît l’importance du rapport maître -disciple dans le soufisme, on comprend aisément qu’un ordre soufi puisse se résumer dans la personnalité du maître qui le dirige; à cet égard, l’ordre Nématollahi des soufis est le reflet fidèle de celui qui en devint les grand maître en 1953 pour faire de nouveaux vibrer la corde de son authenticité à la veille de XXIe siècle.
La chaîne initiatique de l’ordre Nématollahi remonte à Ali (mort en 661) premier disciple du Prophète de l’Islam. Pendant des siècles, il était d’usage que la plupart des ordres soufis portent le nom de leur maître du moment, mais l’influence de Shah Nématollah Vali (Alep 1331 – Kerman-Iran 1429) fut telle que son nom resta définitivement associé à l’ordre qui connut grâce à lui un rayonnement spirituel considérable dans toute la partie centrale et orientale du plateau iranien ainsi qu’en Inde musulmane, notamment dans la région du Deccan. Avec le temps, dans le contexte des invasions, des guerres et de l’instabilité politique mais aussi des persécutions des soufis, l’ordre Nématollahi se fit de plus en plus discret. Cependant, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les grands maîtres de cet ordre ont pu de nouveau dispenser leur enseignement mystique dans leurs khanéqahs sans craindre pour leur vie, mais l’ordre Nématollahi connut son véritable essor au cours de ces quatre dernières décennies, depuis que le Dr Javad Nurbakhsh en devint le grand maître.
Le Dr Javad Nurbakhsk est né le 10 décembre 1926 à Kermân, ville du Sud-Est de l’Iran, entouré de montagnes avec des sommets culminant à plus de 4500 mètres, réputée pour la profondeur de son ciel nocturne, la qualité de ses tapis et la beauté de sa grande mosquée construite au XIVe siècle. Sa soif spirituelle latente depuis le plus jeune age surgit de façon impérieuse au moment de son adolescence, et l’amena après moult péripéties, à la rencontre des derviches Nématollahi de sa ville et malgré ses dix-sept ans, il fut accepté et initié par le responsable de la confrérie à Kermân.
A la fin de ses études secondaires, ayant été admis à la faculté de médecine, il vint s’installer dans la capitale et c’est tout naturellement qu’il fréquenta la khanéqah Nématollahi de Téhéran et rencontra le grand maître Mounès Ali Shah Zolriasatayn (Shiraz 1873 – Téhéran 1953) dont il devint le premier disciple et qu’il remplaça à sa mort en 1953 comme grand maître de l’ordre.
Ce jeune médecin, devenu à 26 ans maître de la plus importante et plus ancienne confrérie soufie en Iran, sut libérer la braise incandescente de l’essence véritable du soufisme des contraintes innombrables qui au fil des siècles et pour des raisons étrangères à la recherche spirituelle, s’étaient ajoutées les unes aux autres comme d’inutiles amas de cendres, et l’avaient entièrement recouverte. Sa démarche inlassable ne fut pas de réinventer ou rénover le soufisme mais plutôt de remonter à la source la plus pure de cet enseignement dont il avait non seulement une large perception intellectuelle mais aussi une expérience complète de réalisation spirituelle.
L’expression de cette volonté fut l’écriture de nombreux livres sur le soufisme. Une œuvre considérable dont le seul but est de clarifier, simplifier et mettre en lumière les aspects les plus importants de l’enseignement soufi qui parfois pendant plus de dix siècles étaient restés occultés, inexpliqués voire oubliés.
En 1963 il poursuivit ses études médicales dans le domaine de la psychiatrie à la faculté de médecine de Paris et dès son retour en Iran mena parallèlement à sa mission de maître spirituel, une carrière médicale jalonnée de nombreux livres et contributions dans le domaine de la psychiatrie, mais aussi d’innovations dans l’organisation thérapeutique des hôpitaux psychiatriques; carrière qu’il termina en tant que titulaire de la chaire de psychiatrie, et chef du département de psychiatrie à l’université de Téhéran. Mais ce tableau sommaire serait incomplet si l’on n’ajoutait pas ce détail tout soufi: durant toute sa carrière de médecin, il consacrait quelques heures par jour dans son cabinet de quartier à soigner gratuitement les nécessiteux.
L’ouverture de la confrérie Nématollahi aux occidentaux date du milieu des années 50 avec les visites nombreuses d’orientalistes comme Louis Massignon ou Henri Corbin. Les années 70 ont vu arriver en Iran comme en Inde un flot continu de jeunes occidentaux friands d’un “ailleurs spirituel” et c’est à cette même époque que le Dr Nurbakhsh conçut le projet d’ouvrir des khanéqahs en Europe et en Amérique du Nord. Aujourd’hui la confrérie Nématollahi possède une vingtaine de khanéqah aux Etats-Unis, au Canada, en Europe, en Australie et en Afrique, et édite un magazine trimestriel en anglais auquel collaborent des universitaires de renom, des écrivains et des poètes intéressés par le soufisme sous ses différents aspects.
Depuis le début des années 80, le Dr Nurbakhsh vit en Grande-Bretagne. A la khanéqah de Londres ou il habite avec son épouse, une partie de sa famille et quelques disciples, il continue son travail d’écriture à un rythme que rien ne semble pouvoir ralentir. Ces quatre dernières années, deux volumineuses biographies concernant deux personnages importants de l’histoire du soufisme: Bayazid (Bastam-Iran v. 777 – id. v. 874) et Hallaj (Tour-Iran 858 – Bagdad 922) sont venues s’ajouter à son abondante bibliographie composée de plus de soixante-dix ouvrages. Mais il consacre aussi une grande partie de son temps à tous ceux qui, des quatre coins du monde, viennent le rencontrer.
C’est dans sa khanéqah de Londres que j’ai rencontré le Dr Nurbakhsh pour la première fois. J’avais mille questions et au moins autant de préjugés sur le soufisme, le maître spirituel authentique, l’enseignement mystique, l’expérience spirituelle, etc. Il m’écouta avec beaucoup d’attention, puis me montra dans un coin de la pièce ce qu’il appela ironiquement son zoo. C’était un petit rocher de carton-pate sur lequel étaient posées des figurines représentant des animaux. Au pied du rocher il y avait la figurine d’un vieux soufi tenant à bout de bras une lanterne. Puis il cita ce fameux vers de Roumi, d’après la phrase de Diogène le cynique:
On vit le sage faire le tour de la ville, une lanterne à la main en criant: J’en ai assez des monstres et des bêtes féroces. Je cherche un être humain véritable.
Il répondit aux questions que je lui avais posées mais aussi à celles plus importantes que je ne lui avais pas posées. Concernant le soufisme, il dit : “Il y a deux approches face à la question de l’Unicité de l’Etre: l’une philosophique et spéculative qui s’effectue à travers l’étude et la réflexion; l’autre expérimentale et pratique qui se réalise dans l’engagement et l’action. Le soufisme est l’école pratique de l’Unicité de l’Etre”.
– Mais que faire pour parvenir à cette réalisation ?
– On ne peut atteindre la Vérité par la réflexion et la pensée et encore moins par l’imagination. Disons simplement que chaque pas qui t’éloigne de toi, te rapproche de la Vérité. Jusqu’à ce que tu te vides entièrement de toi-même pour être rempli de l’Unicité. Car le seul obstacle entre toi et la Vérité, c’est toi.
– Comment s’éloigner de soi-même, ou se détacher de son “moi” ?
– En se mettant au service des autres ce qui provoque peu à peu de l’affection, puis de l’amour dans le cœur de l’homme pour toutes les créatures de Dieu. L’évolution spirituelle va de pair avec l’éthique. L’amour de l’Unicité passe obligatoirement par l’amour des autres. Il ne peut s’apprendre dans le cadre d’une école ou d’un enseignement et ne dépend en rien de la volonté de l’homme. Mais l’aide à autrui, la bienveillance, l’affection ou l’amour envers toutes les créatures c’est quelque chose que l’homme peut décider de cultiver en lui. L’expérience montre qu’un amour développé de cette manière débouche sur l’amour de la Vérité.
– Faut-il se débarrasser de la raison ?
– Il s’agit d’une fonction vitale pour l’homme. La raison n’est qu’un simple instrument. Chez un être accaparé par son moi, dominé par son nafs qui ne tend qu’à satisfaire ses désirs, il est au service de l’ego, mais chez l’homme ou la femme qui suit la voie de l’amour, il contribue à la réalisation spirituelle.
– Tout porte à croire que le siècle prochain sera celui des gourous.
– C’est depuis des millions d’années que l’homme s’adonne à l’idolâtrie : une tendance que même les grandes religions monothéistes n’ont pu vraiment infléchir de façon décisive car avec le temps on fit des porteurs de ces messages, des dieux ou des demi-dieux que l’on vénère souvent davantage que l’on aime ou respecte Dieu Lui-même. Le soufisme c’est l’amour de l’Etre Absolu, et tout ce qui est autre que Lui (cela peut être une personne, une idéologie, etc.) relève de l’idolâtrie et s’oppose à l’amour de la Vérité.
On demanda à Rabia la plus illustre des femmes soufies si elle aimait le Prophète Mohammad. Elle répondit: “Certes je le respecte mais son cœur est tellement rempli de l’amour de l’Etre Absolu qu’il n’y a plus de place pour l’amour de nul autre”.
De nos jours on voit apparaître de nouvelles écoles se déclarant mystiques, spirituelles, religieuses, qui sont souvent basées sur le culte de la personnalité, faisant de leurs maîtres des dieux vivants, utilisant la sensibilité ou la crédulité de leurs disciples à des fins qui se trouvent à mille lieux de la spiritualité et de l’éthique humaine. Cependant si l’objet de la recherche d’un homme est vraiment l’amour de la Vérité, il trouvera son chemin vers l’Unité, poussé par la dynamique puissante de cet amour.
On raconte que lorsque Jonayd, alors jeune commerçant prospère, se rendit auprès du grand maître du moment Sari Saghati pour devenir soufi, Sari lui demanda d’aller se débarrasser de tous ses biens et de revenir une fois qu’il y aurait définitivement renoncé. Jonayd s’exécuta et revint quelques temps après à la khanéqah de Sari, mais le maître ordonna à ses disciples de lui donner une bonne bastonnade avant de le flanquer à la porte. Jonayd profondément déçu s’en alla pleurer son chagrin dans le désert et s’endormit. A son réveil il vit Sari Saghati qui le fixait avec les yeux humides. Il lui demanda: “J’ai renoncé à tout pour devenir soufi comme tu me l’avais dit et tu me fais battre et jeter à la rue ?” Sari répondit: “Pour devenir soufi, tu as bien voulu briser toutes tes idoles pour n’adorer que Dieu, mais tu avais fait de moi dans ton cœur une nouvelle idole sur laquelle tu avais mis tout ton espoir. J’ai voulu la briser pour te faire gagner du temps”.
Comment un être imparfait, non réalisé, peut-il juger du niveau de la perfection et de la réalisation spirituelle d’un maître spirituel ?
Tout ce que je puis dire c’est qu’au cours de ma propre recherche spirituelle, à travers mes rencontres et mes expériences, je me suis forgé un certain nombre de valeurs, de signes et d’éléments fondés avant tout sur l’appréciation des qualités humaines essentielles, mais aussi sur le charisme spirituel, l’honnêteté intellectuelle autant que spirituelle, l’humilité, l’écoute et bien d’autres indices parfois plus subjectifs mais tout aussi parlants à mon cœur et mon esprit.
Le docteur Nurbakhsh, par sa profonde humanité et l’ampleur de sa vision spirituelle, a fait voler en éclats tous ces critères. Comme disent les soufis: “Quand on s’approche du soleil, on ne voit que la lumière”.
Jean Nabavian
Paris, mars 1997