Le Soufisme Bayazidien: Annihilation sans rituel

Alireza Nurbakhsh

Par Alireza Nurbakhsh


Le signe de l’amour de Dieu est d’accorder trois attributs à son amoureux: une générosité comme celle de la mer, une douceur semblable au soleil, et une humilité comparable à la terre.
– Bayazid

Le soufisme a toujours été présenté comme une école à la fois pratique et transcendantale: “pratique” dans le sens ou elle traite de la discipline qui mène à l’illumination, et “transcendantale” par rapport au fait qu’elle transcende l’aspect externe de toute religion. Ces deux qualités ont été réunies chez Bayazid plus que chez tout autre Soufi. Parmi les premiers Soufis de l’Islam, Bayazid (an 875) a joué un rôle pivot dans la formation de doctrines et pratiques Soufis qui furent plus tard adoptées et répandues par des Soufis tels que Attar et Roumi.

On sait peu de choses sur la vie de Bayazid. Il vécut la majeure partie de sa vie à Bastam, une ville située dans le Nord-Est de l’Iran. On dit qu’il passa 30 ans à errer, pendant lesquels il termina la voie Soufie, mais très peu de choses ont été enregistrées sur cette période de sa vie. Bien qu’il ne laissa aucune sinon très peu de traces écrites, il existe de nombreuses histoires et anecdotes qui lui sont attribuées dans la littérature Soufi, en particulier dans des textes classiques tels que “Le dévoilement des choses cachées” de Hujwiri (Kashf al-mahjub) et le “Le mémorial des saintes” d’Attar (Tadhkirat al-awliya).

Il est évident que les croyances et les rituels religieux ne jouent pas un rôle prépondérant dans notre culture contemporaine occidentale. La plupart d’entre nous accomplissent leur routine journalière sans penser à la religion et sans même en être affecté par un quelconque aspect. Mais remarquons que les choses étaient très différentes à l’époque de Bayazid. La vie d’une personne était alors déterminée et gouvernée en grande partie par des croyances et des rituels religieux et la préoccupation et le but majeur d’une personne était d’être en harmonie avec le divin dans ce but en soi ou bien, à un niveau moins élevé, pour satisfaire des besoins mondains.

Bayazid est mort en 875 après J. C. à Bastam, sa ville natale ou l’islam y tenait une place prépondérante dans la vie de tous les jours, de même que dans d’autres parties du monde islamique; pratiquement tout le monde essayait alors de vivre selon les lois et rituels de l’islam. La prière journalière, le jeune, le pèlerinage à la Mecque, et les dons étaient alors aussi importants et réels que, par exemple, donner une bonne éducation à nos enfants dans notre société actuelle. Bayazid considérait cette vie religieuse bien trop superficielle et hypocrite puisque le but était de sauver l’âme dans cette vie et la vie future. Selon Bayazid, l’attitude religieuse conventionnelle est teintée d’intérêt et d’ego, car elle est construite avec pour but de satisfaire l’ego. Or selon lui, le domaine de l’ego est l’opposé de celui de Dieu.
Commençons par la compréhension qu’avait Bayazid de Dieu. L’histoire suivante apparaît dans le Kashf al-mahjub, le plus vieux traité persan sur le Soufisme:
On raconte que Bayazid a dit: “J’ai été à la Mecque et j’ai vu une Maison. Je me suis dit, ‘mon pèlerinage n’est pas accepté car j’ai vu beaucoup de pierres de la sorte’. J’y suis retourné et je vis la maison ainsi que le Maître de la Maison. J’ai dit alors, ‘Ceci n’est pas encore la vraie unité’. J’y suis retourné une troisième fois, et je vis seulement le Maître de la Maison. Une voix dans mon cœur me chuchota, ‘O Bayazid, si tu n’avais pas vu ton propre moi, tu n’aurais pas été un idolâtre, et ce bien que tu ais vu l’univers entier, mais puisque tu te vois, tu es un idolâtre aveugle à l’univers entier’. Sur ce je me repentis, et de nouveau je me repentis de ma repentance, puis encore une fois je me repentis de voir ma propre existence” (Adaptation du Hujwiri 1976, pp. 108).
Le Hajj est un rituel sacré que tout musulman doit effectuer au moins une fois dans sa vie. A l’époque de Bayazid cela était peut-être le but ultime de la vie. Le voyage était extrêmement rude, si bien que la plupart des pèlerins ne savaient pas s’ils en reviendraient. Comme tout le monde, Bayazid entreprend ce voyage avec beaucoup d’ardeur. Mais contrairement à beaucoup d’autres, il le prend avec beaucoup de sérieux. Puisqu’il va à la Maison de Dieu, il lui paraît normal de s’attendre à rencontrer Dieu. Il ne se contentera de rien de moins que de voir Dieu. Or lorsqu’il arrive, il ne voit qu’une maison ordinaire faite de pierres et de boue. Il est clairement déçu. Il fait alors le vœu qu’il continuera à faire le pèlerinage à la Mecque jusqu’à ce qu’il y voit Dieu. A ce stade il s’est probablement totalement immergé dans toutes sortes de litanies, souvenirs, récitations, prières, et tout ce qui lui permettra d’oublier la Maison – autrement dit le monde – et de se rapprocher de Dieu. A son troisième voyage, il voit enfin Dieu, enfin il croit l’avoir vu. Il est alors heureux et rempli de joie mais clairement Dieu ne l’est pas. Dieu lui dit que peu lui importe qu’il voit le monde ou pas. La seule chose qui lui importe est que Bayazid ne se voit pas lui-même. Et c’est seulement lorsqu’il aura cessé de se voir lui-même que Bayazid pourra réellement dire qu’il a vu Dieu. Bayazid se repent d’abord d’avoir pensé avoir vu Dieu, puis il se repent de cette repentance qui est elle-même une manifestation de son être, et enfin il se repent de fait même de voir sa propre existence.
Bayazid réalise la différence entre le Dieu de son imagination et le Vrai Dieu. Le premier peut se construire par l’immersion de son être dans la méditation et la contemplation du divin, jusqu’au point ou l’on devient totalement insensible au reste du monde. Ceci n’est clairement pas satisfaisant, pour la simple raison que l’imagination est au service de l’ego. Elle construit un Dieu à partir de besoins psychologiques, ou bien comme projection d’un idéal. Mais dans tous les cas pour ses propres besoins. Bayazid voit ce défaut dans sa propre poursuite de Dieu. Le Vrai Dieu n’est pas au service de l’ego. Il est indépendant de nos souhaits et de notre imagination. Afin de s’assurer qu’il ne va pas de nouveau se laisser dominer par son imagination, Dieu dicte les conditions pour que Bayazid rencontre le Réel: Ne te voit pas. A un autre endroit, Bayazid dit: “J’ai vu Dieu en rêve, et je lui ai demandé quel était le chemin vers lui ? Il répondit, ‘Abandonne toi et tu es déjà arrivé.'” (Attar 1976).
“Ne pas se voir” signifie rechercher Dieu sans aucune arrière-pensée, sans conclure aucun marché, et en particulier sans penser à soi-même. Cependant, Dieu dit aussi à Bayazid que le chemin qui mène à Lui est très pragmatique. Ce chemin n’est pas et ne doit pas être embrouillé par l’imagination et l’esprit elliptique de Bayazid. Afin d’arriver à ne pas voir son propre Moi, Bayazid doit faire quelque chose. Quel que soit l’effort qu’il fournit à travers son imagination et sa réflexion, cela ne suffira pas à nier son ego. Cela est l’aspect pratique du soufisme Bayazidien: faire l’opposé de l’imagination et de la réflexion.
Mais quelle est l’action concrète que Bayazid – en l’occurrence Dieu – préconise pour nier l’ego ? Apres tout, faire le pèlerinage à la Mecque est une forme d’action. Cela nécessite de se mettre en route pour faire un long voyage que l’on sait d’avance difficile. Pour Bayazid, les actes rituels, bien que nécessaire, ne sont pas un bon moyen d’abandonner ou de nier son ego. En effectuant un rituel religieux, on ne met pas en péril son ego. En ce qui concerne l’ego, aucun risque n’est pris. Mais pour Bayazid, si on ne défie pas ou ne met pas en péril l’ego, il est alors probable que l’on n’est pas sur le chemin qui mène à Dieu.
Mais alors, comment s’y prendre ? Si l’on s’en tient aux histoires rapportées sur Bayazid, il y a deux façons de s’y prendre pour combattre l’ego, des façons non pas séparées mais plutôt entremêlées. Ce sont d’une part le service désintéressé et la bonté envers les autres et d’autre part d’attirer le blâme des autres sur soi-même. Prenons comme exemple l’histoire suivante pour illustrer le concept du service désintéressé dans le soufisme Bayazidien. C’est encore une histoire qui prend place lors d’un pèlerinage à la Mecque. Ce n’est pas un hasard, car le soufisme Bayazidien se place toujours en réaction par rapport aux pratiques rituelles conventionnelles.:
Durant l’un de ses pèlerinages à la Mecque, la pénurie d’eau était telle que certains mourraient de soif. Bayazid se retrouva sur une place ou les gens étaient réunis autour d’un puits. Ils étaient tellement assoiffés qu’ils se battaient entre eux. Au milieu de ce brouhaha, il vit un chien dans un état pitoyable, clairement sur le point de mourir de soif. Le chien regarda Bayazid, lui faisant comprendre que sa vrai mission était d’aller lui chercher de l’eau. Il lui vint à l’idée un plan d’action qu’il leur annonça: “Est-ce que quelqu’un veut acheter le mérite d’un Hajj contre un peu d’eau ?” N’obtenant aucune réponse, il commença à augmenter le crédit de un à cinq, six, sept et finalement soixante-dix Hajj. C’est à ce moment que l’ego de Bayazid lui pose des problèmes. Une fois le marché conclu, il commença à ressentir de la fierté et de l’autosatisfaction d’avoir accompli une action si noble et désintéressée. Rempli d’orgueil et de fierté il place le bol d’eau devant le chien, mais celui-ci n’accepte pas l’eau et se détourne du bol. Cependant, un homme du calibre de Bayazid peut voir le message divin même venant d’un chien, et se sentit aussitôt honteux de sa fierté. A ce moment, il entend un message de Dieu, “Pendant combien de temps vas-tu dire j’ai fait ci, j’ai fait ça ? Ne vois-tu pas que même un chien n’accepte pas ton acte de charité ?” Immédiatement, Bayazid se repentit de son acte d’autosatisfaction. (Extrait de Aflaka 1983, vol. II, pp. 671).
L’action désintéressée mentionnée ici n’est pas simplement un acte de charité. Elle est sans équivalent avec l’acte de donner de l’argent à une œuvre caritative ou bien celui de faire du volontariat pour les pauvres et les nécessiteux. C’est bien plus subtil et difficile que ça. Le véritable service désintéressé commence lorsqu’on ne ressent plus d’orgueil en effectuant un acte de charité et se termine lorsqu’on perd conscience de soi-même en tant qu’agent dans cet acte de charité. Le véritable service désintéressé, comme l’entend Bayazid, est un moyen puissant de se libérer de son ego.
Dans l’histoire suivante, un autre exemple nous montre comment Bayazid va à l’encontre de son ego à travers un simple acte de bonté:
Une nuit que Bayazid traversait un cimetière dans Bastam, il vit un noble jeune homme jouant du lute. A sa vue, Bayazid s’exclama, “il n’existe pas dans le monde d’autre pouvoir et d’autre force que Dieu”. Pensant que Bayazid le critiquait pour avoir jouer du lute dans un cimetière, le jeune homme frappa Bayazid avec son lute, brisant en un seul coup son instrument de musique et la tête de Bayazid. De retour chez lui, Bayazid appela un des ses disciples, lui donna de l’argent et quelques gâteaux, et lui demanda d’aller chez le jeune homme pour lui délivrer le message suivant: “Bayazid demande votre pardon pour ce qui s’est passé l’autre nuit, et vous prie d’utiliser cet argent afin d’acheter un autre lute, et de manger ce gâteaux afin d’enlever de votre cœur le chagrin causé pas la perte du lute”. Quand il reçut ce message, le jeune homme réalisa ce qu’il avait fait et alla s’excuser auprès de Bayazid. (Extrait de Attar, 1976, pp. 117).
Répondre à une agression par la bonté c’est aller contre son ego. Lorsque l’on nous cause du mal, notre ego cherche une revanche ou bien une forme quelconque de compensation. Cependant, pour Bayazid, prendre revanche, c’est jouer le jeu de l’ego, et donc s’éloigner encore plus de Dieu.
La deuxième façon majeure pour Bayazid de combattre l’ego c’est d’attirer le blâme des autres et de se dévaluer aux yeux de la société. De nos jours, cela peut paraître un peu ridicule. Pourquoi quelqu’un voudrait-il se dévaluer ? Dans notre culture contemporaine occidentale, l’accent est mis sur la promotion et la glorification de l’ego, pas son dénigrement. Mais d’abord, examinons ce que Bayazid veut dire par attirer le blâme sur soi-même:
Dans la ville de Bastam, le lieu de résidence de Bayazid, vivait un ascète vénérable et très respecté. Il appréciait le cercle de Bayazid, bien qu’il ne devint jamais l’un de ses disciples. Un jour, il dit à Bayazid, “O Maître! Durant les trente dernières années je me suis abstenu de ce monde, et j’ai veillé la nuit, mais je dois être honnête avec vous: je ne trouve pas en moi cette connaissance dont vous parlez, bien que je reconnaisse votre sagesse et que j’aimerai la comprendre.” Bayazid répondit: “O Cheikh, même si tu continuais tes prières et tes jeunes pendant les 300 prochaines années, tu ne serais toujours pas capable de comprendre la moindre partie de cette sagesse.” “Pourquoi ?” demanda l’ascète. “Parce que tu es prisonnier de ton propre ego ?” répondit Bayazid. “Y a-t-il un remède pour mon état ?” demanda l’ascète. “Il en existe un, mais tu ne serais pas capable de l’appliquer” répondit Bayazid. “Je promets que j’accepterai ce conseil quel qu’il soit, car cela fait des années que je recherche cette connaissance,” insista l’ascète. “Dans ce cas”, continua Bayazid, “Tu dois d’abord ôter tes habits d’ascète et porter des habits en lambeaux; puis laisser pousser tes cheveux et t’asseoir avec un sac de noix dans le quartier ou tu es le plus connu. Ensuite, réuni tous les enfants des environs et dis leur, “Je donne une noix à quiconque me donne une gifle, deux noix pour deux gifles, etc.’ Quant tu auras finis avec ce quartier, vas dans d’autres quartiers jusqu’à ce que tu ai parcouru toute la ville. Ceci est ton remède.” Totalement ébahi et choqué l’ascète s’écria, “Louange à Dieu! Il n’y d’autre dieu que dieu”, qui à cette époque, était une façon d’exprimer son étonnement. “Si un infidèle avait prononce ces mots”, déclara Bayazid, “il serait devenu un Musulman, mais en prononçant ces mots tu es devenu un infidèle!” “Mais pourquoi donc ?” demanda l’ascète. “Car en prononçant ces paroles, tu ne vénère que toi-même et non pas Dieu”, répondit Bayazid. “Je vous en prie, Bayazid, donnez-moi encore un autre conseil,” supplia l’ascète. “Ceci est ton unique remède, et comme je l’ai déjà dit, tu ne seras pas capable de l’appliquer”, répondit Bayazid (Extrait de Attar 1976, pp. 112-113).
Dans le soufisme Bayazidien, on doit se débarrasser de cette pseudo-personnalité que l’on s’est créé. Tout le monde veut être accepté et respecté par les autres. La plupart du temps la société et nos propres normes culturelles nous conditionnent afin de créer une fausse image de nous même. Dans notre société contemporaine, peu de gens cherchent à créer une image morale supérieure basée sur la religion. Mais à l’époque de Bayazid, la personnalité auquel tout le monde aspirait était religieuse. Cependant, notre culture ne met pas en avant la religion ou la piété. Le succès de nos jours est défini et mesuré en d’autres termes tel que la renommée, la richesse et le statut social. Afin de suivre Bayazid dans sa recherche de la Vérité, nous devons démolir cette pseudo-personnalité en se dévalorisant publiquement. Tout le monde doit vous juger fou, faux ou hypocrite. C’est le prix à payer pour la Vérité Bayazidienne.
Bayazid ne dit pas qu’il faut quitter la société – c’est pour lui une solution de facilité. Au contraire, il dit aux gens qu’il faut qu’ils continuent leur activité et la fassent de leur mieux. ‘Voir le monde’ ne veut rien dire d’autre que de profiter du monde, et d’en apprécier sa beauté. Dieu ne veut pas que Bayazid devienne un ascète. “Voit le monde entier, mais ne te vois pas”, c’est ce que Dieu dit à Bayazid. Et l’on voit là un principe éthique très profond: Fais ce que tu veux, mais fait-le de façon désintéressée.
L’histoire suivante est un autre exemple ou est brisée l’image bien convenable de Bayazid, façonnée par la société:
Apprenant que Bayazid était de retour de son pèlerinage à la Mecque, les habitants de Bastam vinrent aux portes de la ville afin de l’accueillir avec honneur et révérence. Pendant un moment, Bayazid joua le jeu de la foule mais arrivé à un point il réalisa qu’il fallait qu’il y mette fin. Cela se passait pendant le mois de ramadan, ou tout le monde jeûnait, et s’attendait bien entendu à ce que Bayazid jeune aussi. A leur étonnement, il sortit de son sac une miche de pain et la mangea. Aussitôt la foule, rempli de dégoût, se dispersa. (Extrait de Hujwiri 1976).

Bayazid nous avertit du danger de s’identifier avec nos actes ou bien avec l’image que nous projetons de nous-même. La seule façon de s’assurer que nous ne sommes pas attachés à cet ego que nous avons créé, est de s’attirer le blâme et de se rendre méprisable aux yeux des autres. Selon Bayazid, si c’est la Vérité que nous recherchons, nous devons laisser les autres briser cette fausse image de nous-même que nous avons créée.
Jusqu’à présent, j’ai sous-entendu que c’est l’individu qui décide de son propre gré d’agir de façon méprisable. Or il existe un autre facteur crucial dans ce processus d’annihilation de l’ego que j’ai appelé ‘Soufisme Bayazidien’, et qui est le rôle du maître ou du guide. La façon dont une personne est déshonorée ou blâmée dans une société donnée ne peut pas être choisie par l’individu, car lorsqu’il est question d’échapper au contrôle de l’ego, nous n’avons aucune idée de la meilleure façon d’y arriver. On peut être trompé par l’ego et choisir une solution de facilité, ou bien le blâme peut être si difficile à supporter que l’on devient un membre improductif de la société. C’est le maître, et uniquement lui, qui a la sagesse et le discernement qui lui permet de prescrire la juste mesure de blâme, comme dans le cas de Bayazid pour l’ascète.
C’est aussi vrai en ce qui concerne le service désintéressé Bayazidien. Sans l’ amour d’un autre – en l’occurrence le maître – il est impossible de s’engager dans la voix du service désintéressé. Ce n’est pas un hasard si dans les grandes histoires d’amour, l’amoureux accomplit souvent de nombreuses actions de façon désintéressées uniquement en faveur de l’être aimé, mettant parfois en jeu sans aucune peur ou hésitation sa propre vie. Notre amour pour une autre personne nous rend aveugle à nos propres désirs et tendances égoïstes. La voie spirituelle n’est pas différente. C’est l’amour de notre maître ou guide, qui nous permet de nous engager sur la voix du service désintéressé. Si on retirait cet amour, nous serions alors confrontés, lors d’acte de service aux autres, à l’orgueil et à la fausse piété de notre ego, de même que Bayazid lorsqu’il plaça le bol d’eau devant le chien.
L’importance d’avoir un maître dans le soufisme Bayazidien est mis en avant dans l’histoire suivante, sur laquelle je terminerai:
Selon Roumi, le véritable disciple place son maître avant tout autre. Un jour quelqu’un demanda à un disciple de Bayazid: “Qui est supérieur, ton maître ou Abu Hanifa?”, “Mon maître,” répondit le disciple.”Qui est supérieur, Abu Bakr ou ton maître ?” “Mon maître” répondit encore le disciple. “Qui est supérieur, les compagnons du prophète ou ton maître ?” “Mon maître” répondit de nouveau le disciple. “Qui est supérieur, le prophète Mahomet ou bien ton maître ?” “Mon maître” répondit encore une fois le disciple. “Dans ce cas, qui est supérieur, Dieu ou ton maître ?” “J’ai vu Dieu en mon maître, et je ne connais rien d’autre que mon maître,” répondit pour la dernière fois le disciple (Aflaki 1983, vol. I, pp. 297).

Référence

Hujwiri, ‘Ali b. ‘Uthman al-Jullabi, 1976. Teh Kashf al-mahjub: The oldest Persian Treatise on Sufism. Edité par R. A. Nicholson. London: Luzac and Company Ltd.

‘Attar, Farid al-Din, 1976. Muslim Saints and Mystics. Traduit par A. J. Arberry. London: Routedge & Kegan Paul.

Aflaki, Shams al-Din Ahmad. 183. Manaqib al-‘arifin. Deux volumes. Edité par Tahsin Yaziji. Téhéran: Donyay-e Ketab.

Extrait du magazine SUFI n° 46 Ete 2000, pp. 8 “Bayazidian Sufism: Annihilation without Ritual”.

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